En France, plus des deux tiers des musées détiennent au moins un reste humain dans leurs collections [1]. Sous forme d’ossements, d’organes, et même de corps entiers, ils proviennent, pour les plus anciens, de collections ostéologiques amatrices du XVIème siècle [2]. Les progrès de la conservation et de la médecine durant le siècle des Lumières et l’expansion coloniale [3] ont contribué à leur amassement. Ils étaient alors bien souvent considérés comme de simples objets de curiosité, mais leur présence dans les musées s’explique également par leur intérêt scientifique ou archéologique.
Du fait des nouvelles technologies en matière d’imagerie médicale et des progrès de la génétique, les restes humains font l’objet d’un regain d’intérêt par les professionnels du monde muséal. Les visiteurs quant à eux, parfois à la recherche de sensations fortes, aiment à parcourir les expositions où la vue de corps écorchés et/ou démembrés fascine autant qu’elle révulse. 10 000 visiteurs passent ainsi chaque année les portes du fameux Musée Fragonard de l’École Nationale Vétérinaire d’Alfort pour y admirer ses célèbres collections d’anatomie [4], dont les écorchés datent de 1766 à 1771.
Mais alors, peut-on décider que sa dépouille ne devienne pas à la mort cet objet de curiosité, de science, et pourquoi pas d’art, qui s’exhibe aux yeux de tous ? Comment et jusqu’où le droit français protège-t-il nos « vieux os » ?
Le statut des restes humains évolue suivant que la date du décès est récente ou plus lointaine.
On notera, tout d’abord, que la mort n’entraine pas un détachement immédiat des liens familiaux… À moins que le défunt n’ait exprimé un désir contraire de son vivant. Le juge fait appel, depuis très longtemps, à la copropriété familiale [5] pour déterminer à qui revient le corps. La Cour d’appel de Bordeaux avait ainsi affirmé en 1891 que : « La famille a un droit de propriété sur la dépouille de ses membres décédés. [Elle] appartient incontestablement à la famille du défunt » [6]. Il arrive que, de son vivant, une personne décide de faire don de son corps à la recherche scientifique ou à la formation des étudiants en médecine. Ce don est considéré par les autorités comme un legs. Après son utilisation, le corps est inhumé ou incinéré, le plus souvent anonymement.
Une fois qu’un temps suffisamment long s’est écoulé, et que le souvenir du défunt s’est estompé, des tiers peuvent s’approprier les restes humains [7]. La propriété de Ötzi, « l’Homme des glaces », fut ainsi reconnue à ceux qui en avaient fait la découverte [8]. La jurisprudence laisse entendre que les restes humains sont commercialisables à partir du moment charnière où la personne devient inconnue aux yeux des vivants [9]. Un moment donc visiblement (très) long après le décès.
Même si n’importe qui pourrait, à ce moment, théoriquement, acquérir des restes humains, le droit français prévoit des gardes fous. En effet, les restes sont considérés légalement non pas comme des choses ordinaires [10] mais comme des objets hybrides. Ils se voient attribués des droits, au même titre, toute proportion gardée, que les personnes physiques.
Les expositions de restes humains sont à considérer derrière le prisme de la dignité de la personne humaine.
La protection due aux restes humains est éternelle en vertu du principe constitutionnel de dignité humaine, que rappelle également l’article 16-1-1 du Code civil [11]. Ce principe fut cité par la Cour de cassation dans sa décision du 16 septembre 2010 [12], concernant la très médiatisée exposition Our Body, finalement interdite. Cette exposition mettait en scène des corps plastinés dans diverses situations, telles que celles de jouer aux cartes ou pratiquer l’équitation. De surcroît, un fort soupçon planait sur l’origine des corps, qui auraient été de leur vivant des opposants au régime politique de la République Populaire de Chine. La Cour a particulièrement insisté, pour prendre sa décision, sur le caractère commercial « indécent » de cette exposition. La Cour aurait-elle pris la même décision si l’exposition avait été gratuite ? Il est permis de le penser, même si elle n’est visiblement pas prête à le dire.
Cette prise de position française est loin d’être universelle, et l’exposition Our Body suscita un grand engouement à l’étranger [13]. De plus, près de 17 000 personnes dans le monde ont fait en sorte que leur corps soit restitué à l’Institut de la plastination [14] afin d’être partie intégrante d’expositions similaires.
Les restes humains protégés au titre du patrimoine culturel et la formation d’une éthique de la conservation.
Au-delà des intérêts privés évoqués, une fois le souvenir attaché au défunt suffisamment éloigné, les restes humains sont susceptibles de concerner différents intérêts publics. Il peut s’agir d’un intérêt documentaire, scientifique ou bien encore archéologique. Le Code du patrimoine prévoit en effet que les restes humains peuvent être considérés comme des éléments du patrimoine archéologique du fait qu’ils témoignent du développement de l’histoire de l’humanité [15]. Ces biens culturels peuvent être élevés au rang des monuments historiques, comme par exemple les 5 688 pièces constituant la collection d’anatomie de la Faculté de Médecine de Montpellier [16].
Le respect dû au corps humain ne cessant pas avec la mort, leur conservation dans différentes collections suppose un certain nombre de conditions qui ne sont pas abordées par les codes nationaux, mais par le règlement de chaque musée. Le comité d’éthique du Musée de l’Homme a ainsi décidé de ne présenter ni fœtus, ni enfants, ni corps identifiés, non plus que de corps nus. Des réflexions à l’échelon national ont néanmoins eu lieu, du fait notamment de leur mauvais traitement dans les réserves. Un vade-mecum publié en France, en 2019, par l’Office de coopération et d’information muséales (Ocim) établit un « glossaire des bonnes pratiques » [17] pour la conservation des restes humains, mais n’a aucune valeur juridique.
Au niveau international, le Code de déontologie du Conseil international des musées (ICOM) prévoit que les restes humains sont des biens culturels « sensibles » [18] conservés dans des conditions où le respect et la dignité humaine doivent primer.
Un statut des restes humains patrimonialisés remis en cause par les demandes de restitution.
L’actualité des restitutions par les grands musées occidentaux du patrimoine autochtone, principalement océanien et africain, rend de plus en plus pressantes les évolutions sur le statut des restes humains patrimonialisés. L’ICOM précise que « le musée doit répondre avec diligence, respect et sensibilité aux demandes de retrait [et de retour], par la communauté d’origine, de restes humains […] exposés au public » [19].
Entre 2007 et 2011, l’affaire de la restitution par la France des têtes maories du Muséum d’Histoire naturelle de Rouen au gouvernement de la Nouvelle-Zélande a permis de mettre en lumière les lacunes françaises en la matière des restes humains patrimonialisés. Pour le tribunal administratif [20], les têtes maories, provenant des collections publiques d’un Musée de France sont des biens du domaine public d’une personne publique, et sont par conséquent inaliénables à défaut de déclassement. Une loi, proposée en juin 2009, a finalement fait le nécessaire pour ordonner le déclassement (sortie du domaine public) des têtes maories [21]. La restitution sera effectivement réalisée trois ans plus tard [22].
Néanmoins, une proposition de loi adoptée par le sénat français le 10 janvier 2022 [23] pourrait permettre l’existence d’une procédure spécifique de restitution des restes humains appartenant au domaine publique. Cette loi accélererait la restitution des restes humains « appartenant à des groupes humains encore vivants dont les cultures et les traditions sont actives » sans passer par la procédure législative de déclassement [24]. Affaire à suivre...
L’opposition aux restitutions est cependant encore notable en Europe, où les obstacles institutionnels et juridiques sont importants. Aux Etats-Unis, une loi fédérale de 1990 sur « La protection et le rapatriement des tombes des natifs américains » exige que les biens culturels amérindiens soient rendus aux peuples natifs quand ces biens ont été déterrés [25]. Cette loi, qui ne s’applique que sur le territoire des Etats-Unis, est néanmoins importante, du fait qu’elle suggère que les droits de l’Homme, même mort, sont supérieurs aux valeurs patrimoniales et scientifiques [26].