En ces temps de questions prioritaires de constitutionnalité (1), comment ne pas se souvenir de la condition d’une indemnité juste posée à l’article 17 (2) de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen pour la privation de propriété, à la lecture de la proposition de loi (3) du sénateur Yung.
Certes le contrôle de constitutionnalité d’une loi appartient aussi et d’abord aux parlementaires (4) mais le nombre de sénateurs qui se sont associés à cette proposition et le contenu de ce texte ne laissent que peu de place politique à un tel recours devant le Conseil Constitutionnel.
Cette proposition entend réformer en profondeur le dispositif des inventions des salariés en regroupant les deux catégories actuelles, les inventions de mission et les inventions hors mission attribuables, pour les confondre au sein d’une nouvelle catégorie : les inventions de service.
Cette proposition si elle était votée, emporterait des conséquences importantes gravement préjudiciables aux salariés, puisqu’elle les priverait d’une part, de la propriété de leurs inventions quand celles-ci constituent aujourd’hui des inventions hors mission attribuables et d’autre part, de leur prix pour celles-ci quand leur employeur veut les acquérir, et également au regard des modalités de calcul, de leur rémunération supplémentaire pour les inventions de mission.
Ainsi cette proposition de loi envisage l’expropriation de l’inventeur salarié pour son invention hors mission attribuable sans autre justification qu’une juste rémunération supplémentaire (I) et elle réduit considérablement les chances de contrepartie financière de l’inventeur salarié pour son invention dont la propriété revient à son employeur (II).
1 CETTE PROPOSITION DE LOI ENVISAGE L’EXPROPRIATION DE L’INVENTEUR SALARIE POUR SON INVENTION HORS MISSION ATTRIBUABLE SANS AUTRE JUSTIFICATION QU’UNE JUSTE REMUNERATION SUPPLEMENTAIRE
Rappelons que le droit français (5), mais plus encore le droit européen des brevets (6) reconnaissent le droit à l’invention à l’inventeur et que ce n’est qu’à titre dérogatoire à ce principe que la loi française aujourd’hui codifiée au Code de la propriété intellectuelle, avait organisé des mécanismes de transfert de ce droit au bénéfice de l’employeur.
Actuellement seules les inventions dites de mission (7), appartiennent à l’employeur.
En ce qui concerne les inventions dites hors missions mais attribuables, c’est-à-dire quand le salarié la réalise « soit dans le cours de l’exécution de ses fonctions, soit dans le domaine des activités de l’entreprise, soit par la connaissance ou l’utilisation des techniques ou de moyens spécifiques à l’entreprise, ou de données procurées par elle » (8), c’est le salarié qui en est le propriétaire initial, l’employeur pouvant néanmoins s’en faire attribuer la propriété du brevet correspondant.
Cette proposition de loi mettrait un terme à la distinction actuelle entre les inventions de missions et les inventions hors mission attribuables puisqu’elle les regrouperait sous un nouvel intitulé d’ « inventions de service ».
Toutes les « inventions de service » réalisées par le salarié appartiendraient selon cette proposition de loi à l’employeur.
Or le Conseil Constitutionnel en se référant à l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen a érigé le droit de propriété en droit constitutionnel par sa décision du 16 janvier 1982 (9) « 16. Considérant que, si postérieurement à 1789 et jusqu’à nos jours, les finalités et les conditions d’exercice du droit de propriété ont subi une évolution caractérisée à la fois par une notable extension de son champ d’application à des domaines individuels nouveaux et par des limitations exigées par l’intérêt général, les principes mêmes énoncés par la Déclaration des droits de l’homme ont pleine valeur constitutionnelle tant en ce qui concerne le caractère fondamental du droit de propriété dont la conservation constitue l’un des buts de la société politique et qui est mis au même rang que la liberté, la sûreté et la résistance à l’oppression »
On sait aussi que le droit de propriété a dû composer avec d’autres droits ou libertés, le Conseil Constitutionnel veille dans la balance entre ces différents droits de valeur constitutionnelle que le législateur (10) « s’il lui est loisible, à cette fin, d’apporter au droit de propriété les limitations qu’il estime nécessaires, c’est à la condition que celles-ci n’aient pas un caractère de gravité tel que le sens et la portée de ce droit en soient dénaturés ».
En matière de propriété industrielle ou intellectuelle, le Conseil constitutionnel s’il a reconnu la possibilité de citer une marque appartenant à autrui dans la publicité comparative (11), a plus récemment renforcé la propriété de l’auteur lors de l’examen de la loi du 6 août 2004 (12).
Quand une loi entraîne une privation du droit de propriété, sans justification au regard de l’intérêt général, ou d’un autre droit ou d’une liberté à valeur constitutionnelle l’article 17 trouve à s’appliquer (13) et entraîne l’annulation de la loi.
Pour expliquer ce transfert de droit de propriété de l’inventeur salarié sur ses inventions hors mission attribuables, cette proposition invoque l’amélioration de « la reconnaissance des inventeurs salariés », notion qui ne nous semble pas appartenir aux valeurs constitutionnelles ou établisse un intérêt général encore qu’une telle étude dépasse largement le cadre de cet article. Nous nous contenterons d’une interrogation qui souligne la fragilité du dispositif proposé, comment la dépossession d’un droit peut-elle améliorer la situation juridique de son titulaire ?
Selon cette proposition de loi, cette « reconnaissance des inventeurs salariés » s’exprimerait dans « un cadre simple et lisible » pour créer un système de rémunération plus juste.
Autrement dit, cette expropriation du salarié ne serait justifiée que par son mécanisme de rémunération sensée permettre au salarié une meilleure reconnaissance que le système actuel.
Or cette proposition de loi minore considérablement les espoirs de contrepartie financière pour le salarié inventeur.
2 CETTE PROPOSITION DE LOI REDUIT CONSIDERABLEMENT LES CHANCES DE CONTREPARTIE FINANCIERE DE L’INVENTEUR SALARIE POUR SON INVENTION DONT LA PROPRIETE REVIENT A SON EMPLOYEUR
En regroupant les deux catégories actuelles des inventions de missions et des inventions hors mission attribuables au sein des « inventions de service », cette proposition de loi modifierait d’une part la « rémunération supplémentaire » à laquelle a droit actuellement le salarié pour l’invention de mission et d’autre part « le juste prix » qu’il appartient à l’employeur de verser à son salarié s’il souhaite acquérir l’invention hors mission attribuable.
Cette « rémunération supplémentaire » et ce « juste prix » seraient transformés en une « juste rémunération supplémentaire ».
En ce qui concerne la « rémunération supplémentaire », depuis l’arrêt de la Cour de Paris du 19 décembre 1997 qui avait fixé à 4 millions de francs la somme revenant à l’inventeur salarié , - la loi actuellement en vigueur n’est issue que de la loi de 1990- des inventeurs ont obtenu devant les tribunaux au titre de la rémunération supplémentaire des montants bien supérieurs à ceux accordés par leur employeur et même par la commission nationale des inventions de salariés. Ainsi en 2009, le Tribunal de Grande Instance de Paris (14) a accordé plus de 430 000 € à un inventeur dont l’employeur ne lui avait reconnu que la somme de 240 €.
Plus récemment, un jugement du 19 mai 2009 (15) a alloué plus de 450 000 Euros à un salarié pour avoir été à l’origine de l’idée de l’invention.
Comment la condition « d’une juste indemnité » de l’article 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen pourrait - elle être remplie quand le mécanisme proposé conduirait à la diminution des deux dispositifs actuels, la « rémunération supplémentaire » et le « juste prix », compte tenu de l’organisation de la « juste rémunération supplémentaire » en deux étapes, un montant forfaitaire et une seconde rémunération supplémentaire en fonction d’un bilan d’exploitation de l’invention ? .
Le premier montant forfaitaire serait déterminé quand l’intérêt de l’invention est mesuré au plus bas (2.1) et la seconde rémunération supplémentaire ne semble pas pouvoir compenser la faiblesse du premier montant (2.2).
2.1 Le premier montant forfaitaire serait déterminé quand l’intérêt de l’invention est mesuré au plus bas
Le montant forfaitaire devrait être versé dans un délai maximum d’un an, le point de départ étant la date de réception de la déclaration de l’invention à adresser par le salarié à son employeur.
Son calcul devrait tenir compte de trois facteurs : l’intérêt économique de l’invention, la fonction du salarié dans l’entreprise, et du rôle de celle-ci dans le processus d’invention.
Il y a une certaine surprise à retenir en ce qui concerne le salarié, que sa seule fonction dans l’entreprise. Celle-ci ne reflète pas nécessairement sa contribution inventive ou le rôle exact qu’il a pu donner au processus inventif sauf à imaginer, que nécessairement la place occupée dans l’organigramme de l’entreprise établit parfaitement la capacité inventive. En forçant le trait, n’y aurait-il comme inventeur susceptible d’obtenir le taux plein que le dirigeant ?
Tout aussi étonnant s’agissant d’un texte voulant à priori inciter l’innovation chez les salariés, le critère relatif au processus créatif qui n’est apprécié que du côté de l’entreprise.
En ce qui concerne son montant, il sera fixé, le plus souvent, à un minima.
D’une part, le caractère forfaitaire affirmé par cette proposition de loi pour ce montant semble limiter singulièrement l’impact que pourrait bien avoir l’intérêt économique de l’invention.
D’autre part, le délai fixé pour son versement exclurait, le plus souvent, que la demande internationale ait été déposée, et dans les quelques mois qui suivent une invention, il est bien rare de pouvoir apprécier l’intérêt économique réel de celle-ci.
Autrement dit, cette première rémunération supplémentaire devrait être déterminée quand l’intérêt de l’invention ne pourrait être mesuré qu’au plus bas.
2.2 La seconde rémunération supplémentaire ne semble pas pouvoir compenser la faiblesse du premier montant.
Cette seconde rémunération supplémentaire ne serait envisagée qu’au terme d’un bilan qui porterait sur « les éléments directs et indirects de l’exploitation ». La proposition n’explique pas précisément la teneur de ces éléments. Ce bilan ne présenterait un intérêt pour le salarié que si celui-ci faisait apparaître que l’invention ait procuré « des avantages substantiels à l’entreprise ».
Les motifs du texte proposé ne précisent pas comment apprécier ces avantages substantiels.
Rien dans cette proposition de loi n’affirme que l’existence de ce second montant devrait constituer la règle.
Si ces avantages substantiels devaient se comprendre comme un intérêt exceptionnel pour l’entreprise, il nous semble que là aussi cette proposition de loi serait est en retrait par rapport à la situation actuelle des salariés.
En 2005, la Cour de Cassation (16) a rejeté le pourvoi contre un arrêt de la Cour d’appel de Lyon qui avait jugé que l’article 26 de la Convention Collective Nationale des Ingénieurs et Cadres de la Métallurgie qui limite l’existence d’une telle rémunération aux seules inventions présentant un intérêt exceptionnel, était contraire à la loi désormais applicable, laquelle est d’ordre public, et devait être réputé non écrit.
Autre élément qui laisse craindre que les salariés ne puissent espérer une réelle et juste rémunération : sa date.
La proposition de loi envisage l’établissement du bilan dans un délai compris entre cinq et vingt ans.
Le point de départ de ce délai étant là aussi la date de réception de la déclaration de l’invention, rien dans cette proposition de loi ne justifie que la dernière année de validité des extensions internationales qui seraient encore en vigueur, ne rentre pas dans ce bilan ni pourquoi ce bilan ne tiendrait pas compte de la durée de la protection qui peut être accordée par un certificat complémentaire de protection après le terme normal des vingt ans du brevet de base.
À l’autre extrémité, un délai de cinq ans peut paraître bien insuffisant pour mesurer la valeur de l’invention, la proposition de loi ne dit pas qui de l’employeur ou du salarié fixeraient la date de ce bilan. Faudrait-il se reporter à l’accord d’entreprise ou éventuellement au contrat de travail ? Un tel référentiel ne ferait que multiplier les situations et rentrerait encore plus opaque la situation des inventeurs salariés, à l’opposé des raisons avancées de clarification et de simplification.
Les lois et les décrets fournissent amplement la matière à commentaires, mais les propositions de loi qui touchent aux questions de propriété intellectuelle (17) ont suscité beaucoup de passions, celle du 4 juin 2010 sur une question de brevet et d’incitation à la recherche mérite tout autant d’attention.
Philippe Schmitt
Avocat
(1) LOI organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution
(2) « Art. 17. La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. »
(3) Proposition de Loi tendant à réformer le droit des inventions des salariés, Enregistré à la Présidence du Sénat le 4 juin 2010 par Monsieur YUNG et de nombreux autres sénateurs
(4) Article 61 de la Constitution
(5) Article L611-6 du C.P.I.
(6) Article 60 de la C.B.E.
(7) Article L 611-7 du C .P.I.
(8) L611-7 du C.P.I.
(9) Décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982
(10) Décision n° 98-403 DC du 29 juillet 1998, « 7. Considérant qu’il résulte de ce qui précède que, s’il appartient au législateur de mettre en œuvre l’objectif de valeur constitutionnelle que constitue la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent, et s’il lui est loisible, à cette fin, d’apporter au droit de propriété les limitations qu’il estime nécessaires, c’est à la condition que celles-ci n’aient pas un caractère de gravité tel que le sens et la portée de ce droit en soient dénaturés »
(11) Décision n° 91-303 DC du 15 janvier 1992, considérants 12 à 14
(12) Décision n° 2004-499 DC du 29 juillet 2004, considérant 13
(13) Voir par exemple dans le cas de la loi des nationalisations, décision précitée note 7, et également à propos de la loi organique portant statut d’autonomie de la Polynésie française, Décision n° 96-373 DC du 09 avril 1996
(14) TGI Paris, 10 novembre 2008, DRAKA COMTEQFRANCE
(15) TGI Paris, 19 mai 2009, SNCF
(16) Cassation, Ch. Com., 22 février 2005, N° 03-11027
(17) DADVSI Loi du 1er août 2006 relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information et HADOPI Loi du 12 juin 2009 favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet
Annexe
PROPOSITION DE LOI
Article 1er
L’article 611-7 du code de la propriété intellectuelle est ainsi rédigé :
« Si l’inventeur est salarié, le droit au titre de propriété industrielle, à défaut de dispositions plus favorables au salarié, est défini selon les dispositions ci-après :
« 1. Les inventions de salarié peuvent être des inventions de service ou des inventions hors service.
« Les inventions de service sont celles qui sont faites par le salarié :
« - soit dans l’exécution d’un contrat de travail comportant une mission inventive qui correspond à ses fonctions effectives ;
« - soit dans l’exécution d’études et de recherches qui lui sont explicitement confiées ;
« - soit dans le cours de l’exécution de ses fonctions ;
« - soit dans le domaine des activités de l’entreprise ;
« - soit par la connaissance ou l’utilisation des techniques ou de moyens spécifiques à l’entreprise, ou de données procurées par elle.
« Les inventions de service appartiennent à l’employeur.
« Toutes les autres inventions sont des inventions hors service et appartiennent au salarié.
« 2. Les inventions de service brevetables donnent obligatoirement lieu au versement d’une juste rémunération supplémentaire.
« Son montant est évalué en tenant compte de l’intérêt économique de l’invention, des fonctions du salarié dans l’entreprise et du rôle de cette dernière dans le processus d’invention. Ses modalités de calcul sont déterminées et négociées dans le cadre d’un accord d’entreprise ou, à défaut, du contrat individuel de travail.
« Elle a un caractère forfaitaire et est versée dans un délai maximum de un an à compter de la date de réception de la déclaration de l’invention, y compris lorsque l’inventeur a quitté l’entreprise. Elle peut être versée en plusieurs fois.
« Dans un délai compris entre cinq et vingt ans à compter de la date de réception de la déclaration de l’invention, un bilan d’exploitation de l’invention est établi par l’employeur et communiqué à l’inventeur, y compris lorsque ce dernier a quitté l’entreprise. Ce bilan prend en considération les éléments directs et indirects d’exploitation. Si les éléments de ce bilan font apparaître que l’invention a procuré des avantages substantiels à l’entreprise, une nouvelle rémunération supplémentaire est versée à l’inventeur dans un délai maximum de un an à compter de la date de réception du bilan d’exploitation.
« 3. Lorsque plusieurs salariés sont auteurs d’une même invention de service, la rémunération supplémentaire est déterminée en fonction de la contribution respective de chacun d’eux à l’invention. À défaut, elle est répartie à parts égales entre les salariés.
« 4. L’Institut national de la propriété industrielle et ses délégations régionales mettent à la disposition des employeurs et des salariés qui en font la demande des experts chargés de les informer de leurs droits et de les conseiller sur les modalités de fixation de la rémunération supplémentaire.
« 5. Tout litige relatif à la rémunération supplémentaire est soumis à la commission de conciliation instituée par l’article L. 615-21 ou au tribunal de grande instance.
« 6. Le salarié auteur d’une invention en informe par écrit son employeur qui en accuse réception selon les modalités et des délais fixés par voie réglementaire.
« Le salarié et l’employeur doivent se communiquer tous renseignements utiles sur l’invention en cause. Ils s’abstiennent de toute divulgation de nature à compromettre en tout ou en partie l’exercice des droits conférés par le présent livre.
« Tout accord entre le salarié et son employeur ayant pour objet une invention de salarié doit être constaté par écrit.
« 7. Les modalités d’application du présent article sont fixées par décret en conseil d’État.
« 8. Les dispositions du présent article sont également applicables, sauf exceptions, aux agents de l’État, des collectivités publiques et de toutes autres personnes morales de droit public, selon des modalités qui sont fixées par décret en Conseil d’État. »
Article 2
Les entreprises disposent d’un délai de deux ans à compter de la publication de la présente loi pour mettre en conformité, à peine de nullité, les accords d’entreprise ou, à défaut, les contrats individuels de travail avec les dispositions de l’article 611-7 du code de la propriété intellectuelle.