TVA sur marge : arrêt Icade Promotion, quelles incidences pratiques ?

Par François Ouairy, Fiscaliste.

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Explorer : # tva sur marge # directive tva # régime fiscal immobilier # conseil d'État

Très régulièrement utilisé par les acteurs du secteur de l’immobilier, le régime de TVA sur marge fait l’objet d’une actualité jurisprudentielle fournie et complexe. Cet article revient sur les principaux apports de ces décisions et leurs conséquences pratiques concernant l’application du régime actuel.

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En tant qu’impôt proportionnel sur la consommation, la TVA a pour assiette tout ce qui constitue la contrepartie obtenue ou à obtenir par le fournisseur [1].

Par exception, l’article 392 de la Directive TVA [2] offre aux Etats membres la faculté d’adopter, pour certaines opérations immobilières, une assiette égale à la marge brute réalisée [3]. A ce jour, seule la France a fait usage de cette possibilité par une transposition à l’article 268 du CGI.

Cette transposition a connu une évolution importante au moment de la refonte du régime de TVA immobilière intervenue le 11 mars 2010 [4]. Outre l’objectif de simplification, la réforme ambitionnait de mettre en conformité le régime français avec le droit communautaire. En effet, les anciennes règles avaient en grande partie été adoptées antérieurement [5] à la sixième directive portant assiette uniforme [6].

Fort de cette volonté de mise en conformité, le nouveau texte français a repris strictement le contenu de l’article 392 de la directive. Tout d’abord, la TVA sur marge a été circonscrite à deux opérations immobilières, à savoir les livraisons de terrains à bâtir et celles d’immeubles anciens [7] pour lesquelles l’option pour la taxation à la TVA a été formulée [8]. Ensuite, l’article 268 reprend à la lettre la formule de la directive TVA en précisant que le régime est applicable « si l’acquisition par le cédant n’a pas ouvert droit à déduction de la TVA ».

Malgré ces précautions rédactionnelles, de nombreuses difficultés sont apparues quant au champ d’application du régime.

La première divergence d’interprétation de l’article 268 du CGI tient au fait que l’Administration fiscale ajoutait à la condition de non déductibilité de la TVA grevant l’acquisition initiale, une autre concernant l’identité des caractéristiques de l’immeuble [9] entre l’acquisition initiale et la revente.

Cette exigence d’identité a été validée par le Conseil d’Etat [10] mais uniquement s’agissant de la qualification de l’immeuble au regard des règles TVA. Il est ainsi considéré que le terrain à bâtir ou l’immeuble ancien doivent avoir été initialement acquis en tant que tel par le revendeur. L’affaire Icade amenait la CJUE et le Conseil d’Etat à préciser la notion.

La seconde difficulté est apparue plus tardivement devant les tribunaux car l’Administration adoptait, à l’aune du nouveau régime, une position favorable aux contribuables [11]. Les divergences ont donc pris naissance avec l’application du régime ancien mais à propos d’une condition reprise dans le nouveau, à savoir que l’acquisition initiale par le cédant ne doit pas avoir ouvert droit à déduction de la TVA.

Faisant suite à la décision de la CJUE du 30 septembre 2021 [12] à laquelle deux questions préjudicielles ont été posées [13], le Conseil d’Etat s’est prononcé sur les deux problématiques évoquées. Les positions adoptées par les juridictions ont remis en cause l’avenir du régime de TVA sur marge [14] tout en questionnant les modalités d’application du régime actuel.

La nouvelle grille de lecture de la TVA sur marge exposée par le Conseil d’Etat.

Dans l’affaire Icade, la CJUE puis le Conseil d’Etat ont analysé la compatibilité du régime ancien avec l’article 392 de la directive TVA. A cet égard, ces raisonnements sont transposables au régime nouveau.

Bien que ne permettant pas de lever l’ensemble des interrogations sur la notion d’identité, l’affaire Icade a tout de même permis d’apporter d’importantes précisions.

Reprenant le raisonnement de la CJUE [15], le Conseil d’Etat confirme que des modifications d’un terrain à bâtir telles qu’une division en lots ou la réalisation de travaux d’aménagement (réseaux de gaz ou d’électricité) ne remettent pas en cause la condition liée à l’identité [16].

Cette analyse ne saurait toutefois perdurer si ces aménagements peuvent être qualifiés de bâtiments au sens de l’article 12, paragraphe 2 de la directive TVA [17]. Tel sera le cas d’une construction qui se trouve en état d’être utilisée en tant que telle pour un usage quelconque [18].

Sur l’autre condition d’application du régime exigeant que l’acquisition par le cédant ne doit pas avoir ouvert droit à déduction de la TVA, la CJUE a adopté une approche très restrictive reprise par le Conseil d’Etat dans son arrêt du 22 mai 2022 [19]. Ainsi, le régime ne trouve à s’appliquer que dans deux situations.

En premier lieu, sont visées les livraisons de terrains à bâtir lorsque leur acquisition a été soumise à la TVA, sans que l’assujetti qui les revend ait eu le droit de déduire cette taxe. Cette hypothèse renvoie à l’achat d’un immeuble non affecté à des opérations effectivement taxées ou assimilées, c’est-à-dire des situations hors-champ [20] ou des opérations exonérées.

Le régime peut également s’appliquer lorsque l’acquisition n’a pas été soumise à la TVA mais uniquement si le prix auquel le revendeur a acquis ces biens incorpore un montant de TVA ayant été acquitté en amont par le vendeur initial. Toutefois, en dehors de cette hypothèse, la TVA sur marge ne s’applique pas à des opérations de livraisons de terrains à bâtir dont l’acquisition initiale n’a pas été soumise à la TVA, soit qu’elle se trouve en dehors de son champ d’application, soit qu’elle s’en trouve exonérée.

L’application du régime de la marge lorsque l’acquisition n’est pas soumise à TVA, invitera ainsi le revendeur à vérifier le traitement TVA de l’acquisition de l’immeuble par le vendeur [21].

La protection temporaire offerte par les prises de position administratives.

Ces deux décisions Icade laissent apparaître des divergences d’interprétation de l’article 392 de la directive TVA et par répercussion de l’actuel article 268 du CGI avec les prises de position formelles de l’Administration. Plus particulièrement, la condition tenant à l’absence d’ouverture de droit à déduction sur l’acquisition réalisée par le cédant est en contrariété manifeste avec le BOFiP [22].

S’ouvrent alors deux possibilités pour le contribuable. La première est d’appliquer directement la loi fiscale telle qu’interprétée par les tribunaux. La seconde est d’invoquer les prises de position formelles de l’Administration non rapportées (réponses ministérielles [23] et BOFIP) par application de l’article L 80A du LPF. Toutefois, s’appuyer sur cette seconde possibilité n’offre pas les mêmes garanties que l’application directe de la loi fiscale.

En premier lieu, les prises de position de l’Administration ne peuvent être invoquées que dans les cas de rehaussements [24]. A contrario, le Conseil d’Etat estime de manière constante qu’il n’est pas possible d’étendre cette possibilité s’agissant des demandes de remboursement de crédits de TVA [25].

La doctrine n’a pas manqué critiquer cette solution car celle-ci permet de traiter plus favorablement les contribuables en situation débitrice par rapport à ceux en situation créditrice de TVA [26].
Pour autant, la même solution a récemment été retenue par une Cour administrative d’appel dans une affaire de TVA sur marge [27], permettant aux juges d’écarter la doctrine administrative et appliquer directement la décision Icade de la CJUE.

L’autre limite concerne l’incertitude quant à la possibilité d’invoquer une position administrative lorsque cette dernière est contraire au droit de l’Union européenne. D’après le rapporteur public Serge Gouès [28], aborder cette problématique suppose d’articuler le principe de primauté des traités [29] avec ceux, issus de l’ordre juridique communautaire, de sécurité juridique [30] et de confiance légitime [31].

A ce jour, le Conseil d’Etat n’a pas statué sur cette question.
L’analyse des décisions des Cours administratives d’appel de Douai [32] et de Paris [33] n’est guère plus éclairante car la première a refusé la possibilité d’invoquer l’article L80 A du LPF lorsque la seconde, plus récente, l’a validée.

C’est dans ce contexte faisant apparaître un besoin de sécurisation qu’est intervenue la réponse ministérielle Grau publiée le 1er février 2022 [34]. Le ministère y précise que les revendeurs peuvent toujours se prévaloir de la doctrine administrative à condition que l’acquisition ait lieu, ou que le compromis de vente soit signé, antérieurement à une nouvelle publication [35].

De manière plus globale, il est intéressant de relever que la réponse assigne un champ d’application très large au L80 A en estimant que « cette garantie permet au contribuable de bonne foi de se prévaloir de l’interprétation faite par l’administration d’un texte, même contraire au droit de l’Union tel que précisé par la jurisprudence de la CJUE ». Si cette dernière prise de position est éclairante car non publiée au BOFiP, il est néanmoins impossible de l’opposer compte tenu du champ d’application de l’article L80 A du LPF [36].

S’agissant enfin de la sortie du nouveau BOFIP [37], aucune date précise n’a été communiquée.

Nous savons en revanche grâce à la réponse ministérielle que les travaux de rédaction ont normalement débuté depuis l’arrêt du Conseil d’Etat dans l’affaire Icade.

François Ouairy,
Avocat fiscaliste
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Notes de l'article:

[1Article 73 de la directive TVA

[22006/112/CE

[3Le calcul « en dedans » est exposé au BOI-TVA-IMM-10-10-20, §240.

[4L. fin. rect. 2010, n° 2010-237, 9 mars 2010.

[5Loi du 15 mars 1963

[6Directive n°77/112/CE adoptée le 17 mai 1977.

[7Achevés depuis plus de 5 ans conformément au 2° du 5 de l’article 261

[85° bis de l’article 260 du CGI.

[9La notion de bien immeuble est une notion autonome du droit communautaire définie par l’article 13 ter du règlement d’exécution (UE) no 282/2011 du conseil du 15 mars 2011 portant mesures d’exécution de la directive 2006/112/CE.

[10Conseil d’Etat, 27 mars 2020, n°428234, Promialp.

[11BOI-TVA-IMM-10-20-10 du 13/05/2020, §30 et s.

[12Aff. C 299/20, ICADE Promotion SAS.

[13CE, 3e et 8e ch., 25 juin 2020, n°416727.

[14CE, 12 mai 2022, n° 416727, Icade Promotion.

[15Raisonnement complété après la décision Icade précitée par CJUE, 7e ch., 10 février 2022, aff. C-191/21, Les Anges d’Eux SARL.

[16CE, 3ème - 8ème chambres réunies, 12 mai 2022, N° 416727, Icade Promotion.

[17CJUE, Aff. C 299/20, Icade Promotion SAS, point 57.

[18BOI-TVA-IMM-10-10-10-20 n°130 ; CJUE, 12 juillet 2012, aff. 326/11, J.J. Komen en Zonen Beheer Heerhugowaard BV.

[19Considérant 5.

[20Ne répondant pas à la définition énoncée à l’article 256 du CGI.

[21décision Icade de la CJUE précitée, point 46.

[22BOI-TVA-IMM-10-10-10-40 précitée.

[23V. notamment BOI-SJ-RES-10-10-10 du 04/03/2020.

[24Article L80A, §3 du LPF.

[25CE, 8e et 3e ss., 7 décembre 2015, n°371403, Sté Holidays Autos UK and Ireland.

[26V. note de B. Jeannin et X. Zhang : JurisData n°2015-028416.

[27CAA Bordeaux du 28 février 2022, n° 18BX03085.

[28CAA Paris, plén. 25 mars 2010, n°08PA03658, SARL A la Fregate, concl. Gouès, point 14.

[29Article 55 de la Constitution de 1958.

[30V. par ex. CJCE, 20 septembre 1990, aff. C-5/89, Commission c/ Allemagne.

[31V. par ex. CJCE, 8 juin 2000, aff. C-396/98, Grundstückgemeinschaft.

[32CAA Douai, plén, 26 avril 2005, n°02DA00736, SA Segafredo Zanetti France.

[33CAA Paris, plén. 25 mars 2010, n°08PA03658, SARL A la Fregate.

[34Rep min. Grau, quest. n°42486.

[36CE, 18 janvier 1998, n°50331.

[37la mise à jour sera publiée sous la référence BOI-TVA-IMM-10-20-10.

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