Affaire Reservoir Dev / Ivan C. : parasitisme, copie servile d’un logiciel et protection de l’investissement.

Par Antoine Cheron, Avocat.

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Explorer : # parasitisme # copie servile # protection de l'investissement # responsabilité civile

La Cour d’appel d’Aix en Provence vient de rendre un arrêt en matière de protection de logiciels qui confirme une tendance jurisprudentielle à recourir à la théorie des agissements parasitaires pour sanctionner les comportements déloyaux. (CA d’Aix en Provence, 1e Chambre C, 10 octobre 2013 – Reservoir Dev et Agir Media c/ Ivan C.).

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Les faits

Dans cette affaire, une société avait assigné en référé devant le TGI de Marseille son ancien salarié, suspecté d’avoir subtilisé les codes sources de deux logiciels et réalisé des copies serviles de ceux-ci, aux dépens de son ex employeur la société Reservoir Dev et de la société cliente Agir Media.

Reservoir Dev avait développé au bénéfice de sa cliente Agir Media deux logiciels de divertissement intitulés « jour de ta mort » et « compatibilité érotique ». Son ex-salarié, employé durant 4 mois dans la société, avait après son départ de l’entreprise développé deux applications qu’il nomma « Date de ta mort » et « Name compatible ».

Le TGI de Marseille s’étant déclaré territorialement incompétent, alors pourtant qu’une application respectueuse des prévisions de l’article 46 du Code de procédure civile aurait dû le conduire à se saisir de l’affaire, la société Reservoir Dev et Agir Media interjetèrent appel de l’ordonnance en faisant valoir dans leurs conclusions que les applications développées par le salarié auprès d’Apple-Store constituent des copies serviles des logiciels développés par la société.

Reservoir Dev demande ainsi à la Cour la condamnation du salarié à cesser toute utilisation des logiciels et à lui communiquer les montants publicitaires perçus ainsi que le paiement de 10.000 euros à titre de provision.

De son côté le salarié fait notamment valoir que les logiciels de la société n’ont aucune originalité et ne peuvent donc pas être protégés par le droit d’auteur ; il conteste la qualification de copie servile soulevée par les appelantes et que par ailleurs, il existe selon lui des centaines de modèles similaires sur le marché ; il soutient que les sociétés ne justifient d’aucun préjudices ; il conteste encore la valeur probante des captures d’écran réalisées par l’huissier mandaté par les sociétés appelantes.

La solution de la Cour d’appel

La Cour d’Aix en Provence fait droit à la demande des sociétés Reservoir Dev et Agir Media en paiement d’une provision pour parasitisme et accorde à ce titre 3 000 euros à titre de provision. Elle ordonne sous astreinte au salarié la remise à ces sociétés des deux applications litigieuses ainsi que leurs codes sources.

En premier lieu, la Cour d’appel évacue rapidement les arguments du salarié portant sur l’absence d’originalité des applications, rappelant qu’aucune atteinte à un droit de propriété intellectuelle n’était invoquée en l’espèce.

Toutefois, la Cour reçoit l’argument développé par le salarié relatif aux captures d’écran réalisées par l’huissier. La Cour reconnaît que le constat d’huissier ne présente aucune valeur probante en l’absence de toute information technique sur la méthode employée par l’huissier et notamment le mode opératoire et le logiciel utilisés pour réaliser les captures d’écran.

Cependant, l’absence de valeur probante du constat d’huissier présenté par les sociétés n’implique pas que l’action en justice est infondée. En effet, les sociétés ont invoqué au soutien de leur demande des agissements parasitaires, lesquels, fondés sur l’article 1382 du Code civil, peuvent être établis par tous moyens.

De fait, la Cour va faire reposer sa solution sur de nombreux éléments qui démontrent l’existence en l’espèce d’agissements parasitaires. Ainsi, elle constate que les applications « Jour de ta mort » et « Date de ta mort » mises en œuvre par le salarié sont en tous points identiques à celles de Reservoir Dev et que le salarié ne vient d’ailleurs appuyer ses allégations que par 4 exemples de logiciels pris sur le marché, lesquels sont en outre d’un ordonnancement et d’un graphisme différents.

La Cour relève ensuite que le salarié reste incapable de démontrer que l’algorithme utilisé est différent de celui des logiciels développés par les sociétés. De plus, en l’espèce le salarié ne peut faire valoir aucune nécessité technique qui lui imposerait une reproduction à l’identique des applications. La Cour en conclut que le salarié a nécessairement procédé au moyen des codes sources de la société Reservoir Dev et qu’il s’agit par conséquent d’une copie servile constituant un acte de parasitisme.

Enfin, selon la Cour, la société Reservoir Dev produisant des factures adressées à Agir Media pour un montant de 72 000 euros et pour cette dernière, prouvant un manque à gagner en recettes publicitaires de 65 85 dollars, le préjudice économique est constitué.

Analyse de la décision

La présente décision de la Cour d’appel d’Aix en Provence montre clairement que le droit commun de la responsabilité constitue une solution propre à assurer la protection d’un logiciel. Lorsque, pour différentes raisons, le droit de la propriété intellectuelle ne permet pas de répondre à cette protection, le propriétaire d’un logiciel dispose ainsi de cette alternative sur le fondement des agissements parasitaires.

L’action en responsabilité sur la base de l’article 1382 du Code civil est nécessairement une action en réparation d’un préjudice, c’est-à-dire que le mal est déjà fait. Or, dans la perspective d’une prévention contre l’utilisation sans droit d’une application informatique, la brevetabilité du logiciel peut constituer une solution pertinente.

Un logiciel ou plus généralement une application informatique verra son aspect investissement davantage pris en considération par le brevet que par le droit d’auteur, lequel n’offre qu’une protection décevante pour les titulaires de logiciels. Dans tous les cas, le logiciel est par nature difficile à protéger en raison de son éclatement en matériel de conception préparatoire, code source ou algorithme.

C’est pour cette raison que l’action en responsabilité sur le fondement des agissements parasitaires est une voie relativement efficace pour obtenir réparation en présence d’une copie servile d’un logiciel ou utilisation du travail d’autrui pour développer un logiciel.

La voie pénale permet également de faire sanctionner une utilisation parasitaire de son logiciel. Ainsi, l’appropriation frauduleuse d’un logiciel est susceptible de constituer les infractions de vol, corruption active ou passive d’employé.

En l’espèce, aucun contrat particulier n’avait été conclu entre la société et son salarié pour développer les applications litigieuses, si bien que l’article 113-9 du CPI trouve à s’appliquer : « sauf dispositions statutaires ou stipulations contraires, les droits patrimoniaux sur les logiciels et leur documentation créés par un ou plusieurs employés dans l’exercice de leurs fonctions ou d’après les instructions de leur employeur sont dévolus à l’employeur qui est seul habilité à les exercer. ».

Dans la présente affaire, l’employé est suspecté d’avoir soustrait les codes sources des applications litigieuses afin de pouvoir les dupliquer, c’est-à-dire pour faire des copies serviles. L’appropriation des codes sources, en fait le langage informatique, est indispensable pour comprendre le fonctionnement du programme. C’est pour cette raison que la société Reservoir Dev en demandait en l’espèce la restitution. De plus, ne pouvant s’expliquer sur les algorithmes qu’il a utilisés pour développer ses propres applications, la cour conclut à une copie servile.

La constatation de la copie servile ne suffit pas à constituer les agissements parasitaires, encore faut-il apporter la preuve d’une appropriation du travail d’autrui, de ses investissements, en d’autres termes d’une atteinte au capital technique de l’entreprise. C’est précisément ce qu’a retenu le TGI d’Evry : la reproduction servile d’un logiciel de simulation de calculs de prêts immobiliers constituait une faute caractérisée dans la mesure où il y avait appropriation du travail d’autrui permettant d’éviter les investissements correspondants, (TGI Evry, 14 févr. 2002, Juris-Data, n°196475).

La caractérisation des agissements parasitaires était d’autant plus manifeste en l’espèce que le salarié avait recherché un profit dans une activité commerciale. Cette condition est essentielle dans la preuve du parasitisme. En effet, ce qui est condamnable dans cet acte, c’est bien l’appropriation des efforts intellectuels et financiers de la valeur économique d’autrui dans un but lucratif.

L’action en parasitisme est largement ouverte et permet ainsi de protéger très efficacement toute copie servile de l’objet mis en œuvre par autrui. Pour autant, elle doit être conciliée avec les principes de la libre concurrence et de la liberté d’entreprendre, qui sont d’utilité publique

On peut penser que le fondement juridique du parasitisme, à savoir l’article 1382 du Code civil, suffit à lui conférer sa justification dans la mesure où cet article a lui-même pour base le principe général de ne pas troubler l’intérêt général en vue d’assurer une régulation sociale.

Par l’action en parasitisme, c’est non seulement l’entreprise concernée par l’agissement répréhensible qui obtient protection mais c’est aussi de manière générale « tout autant les acteurs de la vie économique que le libre jeu du processus concurrentiel qu’il sauvegarde » (P. Le Tourneau Dalloz action Contrat n°7012 édition 2012).

En l’espèce, la Cour d’appel est parvenue à mettre en balance la sanction du parasitisme et la sauvegarde de ces principes. Ce qui a été déterminant pour statuer en faveur de l’existence d’agissements parasitaires c’est a priori la preuve des investissements financiers et notamment la production des factures. Plus une entreprise parviendra à démontrer les investissements financiers, publicitaires ou de communication engagés dans son produit et plus le juge sera encouragé pour admettre le parasitisme.

La stratégie semble consister à mettre en avant tous les éléments pouvant démontrer que le produit copié représentait un produit phare pour l’entreprise (CA Paris, 4e ch., sect. A, 4 mars 2008, n° 06/21278).

Antoine Cheron

ACBM Avocats

acheron chez acbm-avocats.com

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