Mise à pied conservatoire et engagement de la procédure de licenciement, ou le curieux imaginaire de la Cour de cassation quant au monde de l’entreprise.

Par François Gilbert, Juriste.

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Explorer : # licenciement # droit du travail # pme/tpe # mise à pied conservatoire

À propos d’un arrêt de la Cour d’appel d’Amiens, 14 mai 2014, RG : 13/02526

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Être responsable d’une petite entreprise relève souvent de la gageure : en plus de payer le taux plein d’impôts sur les sociétés faute de pouvoir mettre en place des schémas d’ « optimisation » fiscale (restons politiquement corrects !) que les plus grandes structures peuvent se permettre, la TPE ou PME d’une dizaine de salariés ne dispose que rarement d’un juriste en son sein.

Bien volontiers mis dans le même sac que les cadors du CAC 40 émargeant à plusieurs millions d’euros annuels, le petit « patron » est souvent à la fois gérant administratif, VRP, transporteur et ouvrier de sa propre entreprise, qu’il continue à faire tourner envers et contre tous. 4 000 euros de salaires et dividendes mensuels pour 70 heures de travail par semaine, c’est peu !

L’arrêt rendu par la Cour d’appel d’Amiens le 14 mai 2014 illustre par l’absurde la rencontre du monde des petites entreprises et du droit du travail.

Le patron d’une entreprise de charpenterie métallique/serrurerie d’une dizaine de salariés établie en milieu rural soupçonnait depuis quelques mois l’un de ses plus anciens salariés (37 ans d’ancienneté, 3 200 € nets par mois) d’avoir créé son « business parallèle », autrement dit de se servir généreusement sur les fournitures acquises par l’entreprise et d’élaborer pendant son temps de travail des ouvrages ensuite revendus « au noir ».

De multiples témoignages de salariés de l’entreprise ainsi que de personnes extérieures à celle-ci (en milieu rural, « tout se sait » ou presque !) confirmaient ces faits. Bien évidemment, de simples témoignages non-étayés de preuves matérielles ne pouvaient suffire à mettre à la porte le salarié. L’employeur en était bien conscient. Passant le plus clair de son temps à démarcher des clients et à superviser des chantiers (activités effectuées à l’extérieur des murs de l’entreprise, alors que le salarié était "chef d’atelier" et travaillait donc dans les murs de l’entreprise), il lui était difficile de se ménager une preuve matérielle (sauf, éventuellement, par des moyens déloyaux…mais, au civil, ceux-ci ne sont pas admis à titre de preuve).

L’occasion se présente au mois de septembre 2011. Surprenant son salarié en train de charger du matériel semblant appartenir à l’entreprise dans son véhicule personnel, l’employeur lui demande de bien vouloir fournir les justificatifs d’achat à titre personnel de ce matériel. Le salarié lui remet alors des factures. Quelques jours plus tard, l’employeur constate que celles-ci sont des faux : la salarié s’est procuré des (vraies) factures de l’entreprise, qu’il a modifiées (en les mettant à son nom) afin de se créer des justificatifs à présenter à l’employeur en cas de contrôle. La maladresse l’ayant confondu ? Il a oublié de modifier le numéro des factures !

L’employeur convoque le salarié à un entretien le 27 septembre 2011. La lettre de convocation à cet entretien évoque une possible « sanction disciplinaire ». Lors de cet entretien, qui a lieu le 10 octobre 2011, le salarié admet ses agissements en tentant plus ou moins maladroitement de les justifier, puis « se met » immédiatement en arrêt maladie.

Au vu de la teneur des explications du salarié, l’employeur notifie le 18 octobre 2011 une mise à pied à titre conservatoire, convoquant dans le même courrier le salarié à un entretien préalable de licenciement. Le salarié est finalement licencié pour faute grave par courrier en date du 21 novembre 2011. Souhaitant éviter d’accabler davantage le salarié et pensant naïvement que celui-ci, ayant avoué ses méfaits, n’aura pas le toupet d’engager une procédure judiciaire à son encontre, l’employeur n’engage pas de poursuites pénales.

Le salarié conteste son licenciement par un courrier du 30 novembre 2011. Probablement à ce stade non assisté par un juriste, il écrit : «  j’ai reconnu avoir modifié ces devis qui m’étaient destinés en factures. Cette attitude a été motivée puisque, depuis un an, un climat de pression constante et de suspicion régnait dans l’entreprise (NB : climat provoqué par les pratiques du salarié mis en cause, fort peu appréciées par les autres salariés de l’entreprise). Sur ce point, les achats étaient effectués pour mon compte et payés par mes soins, même si le matériel était entreposé temporairement dans l’entreprise avec votre accord ».

Le salarié prétend donc que ses achats étaient tout à fait réguliers, mais qu’il avait tout de même besoin de réaliser de fausses factures à présenter à son employeur en cas de contrôle. Comprendra qui pourra ! Deux ans plus tard, la même justification sera utilisée lors de l’audience devant la cour d’appel, non sans provoquer quelques sourires dans l’assistance et l’agacement de la présidente.

Quelques temps plus tard, le salarié assigne l’employeur devant le conseil des prud’hommes de Laon. Il demande 408 000 € au titre de son licenciement, dont 105 000 € à titre de dommages et intérêts «  pour le procédé particulièrement vexatoire de la mise en œuvre du licenciement ».

Le conseil des prud’hommes le déboute de toutes ses demandes. Il interjette appel devant la cour d’appel d’Amiens qui, dans son arrêt, admet que le caractère calomnieux de la procédure de licenciement n’est en rien démontré.

Seulement, voilà : le délai de 8 jours séparant la mise à pied du 10 octobre 2011 du début de la procédure de licenciement, initiée le 18 octobre 2011, est jugé excessif, de telle façon, que la mise à pied à titre conservatoire doit être requalifiée en mise à pied à titre disciplinaire. [1].

Par conséquent, le licenciement est jugé sans cause réelle et sérieuse [2].

Selon la Cour d’appel, fidèle à la jurisprudence de la Haute juridiction, le délai de 8 jours n’est pas justifié, car le salarié avait avoué ses méfaits lors de l’entretien de mise à pied du 10 octobre 2011, et l’employeur de justifie de nouvelles investigations entre cette date et le début de la procédure de licenciement.

L’employeur est donc condamné à verser 52 000 € au salarié pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. Une somme bien en-deçà des 408 000 € demandés, ce qui semble traduire une certaine gêne de la part de la Cour d’appel. Mais c’est encore beaucoup au regard des faits de l’espèce : non contents de s’être fait voler et d’avoir subi la falsification de documents de son entreprise, l’employeur devra faire un emprunt au nom de celle-ci afin d’abonder le compte en banque de son ex-salarié ! Fort heureusement, cette condamnation ne met pas en cause la survie de l’entreprise.

Quels enseignements en tirer ?

Sur le plan pratique, tout d’abord.

*Il convient de conseiller aux employeurs se trouvant une situation semblable d’engager le licenciement toutes affaires cessantes après avoir prononcé la mise à pied à titre conservatoire.

*Si des recherches sont effectuées entre la date de la mise à pied et celle du début de la procédure de licenciement (ce qui est bien la moindre des choses avant de licencier un salarié de 37 ans d’ancienneté !) l’employeur veillera à se ménager des preuves matérielles desdites recherches (relevés téléphoniques, constats d’huissier, courriers, etc.). A défaut, un délai de quelques jours sera immanquablement jugé excessif, la mise à pied conservatoire sera requalifiée en mise à pied disciplinaire, et le licenciement subséquent sera considéré sans cause réelle et sérieuse.

*Par ailleurs, il faut éviter de ménager le salarié fautif et ne pas hésiter à engager des poursuites pénales à son encontre.

Tout cela, bien entendu, en totale ignorance du fait que la bonne marche immédiate de l’entreprise appelle généralement à satisfaire d’autres urgences !

Plus généralement, sur le plan du droit.

Le droit a souvent la réputation d’être davantage fait pour les juristes que pour les citoyens. Cette affaire en est une illustration. Les faits sont prouvés, mais l’employeur est tout de même condamné. Bien entendu, on ne saurait contester l’existence de délais de prescription ou de forclusion : ceux-ci sont indispensables et empêchent, par exemple, qu’un employeur puisse sanctionner un salarié pour des faits dont il avait connaissance depuis plusieurs mois.

Mais considérer, sans qu’aucun texte du Code de travail ne le prévoit expressément, qu’un licenciement est sans cause réelle et sérieuse parce que 8 jours (ou 6 jours, dans l’arrêt Association Alter Egaux) se sont écoulés entre une mise à pied et le début de la procédure de licenciement relève d’une fiction juridique des plus abstraites – pour ne pas dire absconses – dont le magistrats de la Cour de cassation ont parfois le secret.

En d’autres mots : si ce type de règles est adapté aux grandes entreprises (disposant d’un service juridique), elle est parfaitement déconnectée de la réalité des petites entreprises. Elle met en évidence la totale méconnaissance du monde des PME/TPE – qui constitue pourtant le « premier employeur de France » – par les conseillers de la chambre sociale de la Cour de cassation. Elle révèle, en définitive, le curieux imaginaire des juges quant au monde de la « vraie » entreprise et appelle une réaction du législateur qui, seul, est en mesure d’assurer une sécurité juridique satisfaisante.

François Gilbert, juriste

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Notes de l'article:

[1Selon la cour d’appel, "le délai de 8 jours qui s’est écoulé entre le prononcé de la mise à pied et l’engagement de la procédure de licenciement n’est pas justifié, ni par une quelconque nécessité pour l’employeur de mener des investigations sur les faits pour se déterminer sur la pertinence de procéder à un licenciement pour faute grave, le salarié ayant reconnu les faits reprochés selon la société X, dès le 10 octobre 2011, ni par l’engagement concomitant de poursuites pénales.

Il sera désormais jugé que la mise à pied de M. A. présente un caractère disciplinaire, nonobstant sa qualification de mise à pied conservatoire par l’employeur, et que la société X, qui avait ainsi épuisé son pouvoir disciplinaire et n’invoque aucun fait nouveau, postérieur à cette sanction, ne pouvoir prononcer ultérieurement le licenciement de M. A pour les mêmes faits.

Le licenciement sera jugé sans cause réelle et sérieuse et le jugement déféré infirmé sur ces points

[2v. également en ce sens un arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 30 octobre 2013, pourvoi n°12-22.262, Association Alter Egaux, affaire dans laquelle un délai de 6 jours est jugé excessif !

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Discussions en cours :

  • Je suis en désaccord avec la teneur de votre article car la règle bien connue en droit romain et en droit pénal c’est " non bis in idem"  : pas 2 fois pour la même infraction : déjà puni par la mise à pied disciplinaire, le salarié n’a pas à être sanctionné une seconde fois pour les mêmes faits et surtout par un licenciement

    • par François Gilbert , Le 23 mai 2014 à 22:26

      Bien entendu, cette règle "Non bis in idem" est tout à fait essentielle. Il n’est pas question de la critiquer.

      Ce que je critique ici, c’est que le délai "excessif" (8 jours) entre la mise à pied conservatoire et le début de la procédure de licenciement suffit à requalifier une mise à pied qui se voulait conservatoire en mise à pied disciplinaire.

      Peut-on raisonnablement reprocher à l’employeur, patron de PME non-équipé d’un service juridique, de prendre une semaine pour préparer au mieux le licenciement (il faut, entre autres, trouver un avocat compétent) ?

      C’est là que l’on voit que les magistrats de la Cour de cassation sont totalement déconnectés du monde de millions d’entreprise.

    • par PierreDRH , Le 14 septembre 2014 à 10:27

      Concernant la jurisprudence de la Cour de cassation du 30 octobre 2013, Association Alter Egaux, N° : 12-22.962 (je me permets de corriger le n° pour ceux qui veulent lire cette jurisprudence), il convient de préciser que les 6 jours étaient calendaires et correspondaient à seulement 3 jours ouvrés !

      François Gilbert a parfaitement raison, la Cour de cassation et dans le cas d’espèce la Cour d’appel d’Amiens ne tiennent aucun compte de la réalité des PME et TPE. Il est bien évident que tous les patrons de PME et TPE ne peuvent pas être au fait des exigences résultant de toutes les jurisprudences. J’ajouterai que même dans de plus grandes entreprises, il peut arriver que le DRH soit absent et injoignable pendant trois ou quatre jours.

      Par ailleurs, dans la réalité des choses et non en droit, en quoi la faute du salarié perd elle sa gravité parce voulant investiguer un peu plus, l’employeur a attendu pour convoquer le salarié à l’entretien préalable ?

      Ce qu’il faut comprendre, c’est que tout ce qui accroît la complexité du droit du travail et le risque pour les entreprises incite à ne plus embaucher en France.

      En pratique pour faire avec cette jurisprudence, ce qu’il faut faire c’est convoquer le salarié dès la mise à pied conservatoire ou le lendemain, quitte à prévoir un délai plus long entre la convocation et l’entretien préalable, afin d’investiguer et de préparer le dossier. Voir : mise à pied conservatoire et procédure de licenciement pour faute (site licenciement pour faute grave).

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