Qu’est-ce qu’un « projet d’intérêt général » (ou PIG) vous demanderez-vous ? Il s’agit d’un outil juridique permettant à un Préfet (l’Etat), de forcer la main d’une Commune ou d’une intercommunalité qui ne voudrait pas modifier son plan local d’urbanisme, c’est-à-dire refuserait d’accueillir une installation donnée sur son territoire, en refusant pour cela de modifier le document régissant l’usage des sols. Le PIG, censé être « d’intérêt général », est alors une belle formulation « novlangue » pour passer outre cette opposition, en l’occurrence au bénéfice de SITA, filiale de SUEZ environnement.{{}}
L’arrêt de la Cour de Versailles était assez ambitieux et intéressant pour les partisans d’une meilleure gestion des déchets, mais a été annulé pour les motifs qui seront développés ci-après (on pourra féliciter l‘Association de défense de la santé et de l’environnement – ADSE d’en être arrivée jusque là !).
Pour rappel, et s’agissant seulement des déchets ménagers, ce sont plus de 30 millions de tonnes de déchets qui sont produites chaque année en France, lesquels sont traités pour un tiers par des incinérateurs, pour un autre autre tiers « stockés » dans des décharges, et pour le dernier tiers recyclés (ce chiffre n’inclut pas les déchets industriels dont une partie est également « traitée » par stockage, comme en l’espèce). L’urgence d’une véritable politique de réduction à la source (et pas seulement du recyclage) se fait sentir, alors que les scandales sanitaires liés aux incinérateurs (qui génèrent eux-mêmes des déchets dangereux issus de la combustion à gérer aussi) s’ajoutent au manque de place qui s’accroit (la surface d’un département disparaît chaque année sous le béton en France toutes les décennies). En somme, ça déborde !
Le Conseil d’Etat, en annulant l’arrêt de la CAA, manque le pas de faire entrer le droit dans la démarche « Zero Waste » tendant à une politique ambitieuse de réduction des déchets comme d’autres villes s’y sont déjà attelées dans le monde (San Francisco, ou des communes italiennes telles que Capannori exemple).
I- Un arrêt de la Cour administrative ambitieux et favorable aux défenseurs de la nature.
Cet arrêt du 21 novembre 2013 (n°12VE00557) était intéressant à plusieurs titres par les moyens juridiques développés et accueillis par la Cour.
En premier lieu, la Cour a jugé que, pour prendre son arrêté de « projet d’intérêt général », le Préfet s’était fondé sur des « données erronées ne pouvant permettre d’apprécier réellement l’utilité générale du projet envisagé par la société SITA Ile-de-France ». En effet, pour plusieurs raisons, les données du Préfet ne semblaient pas très précises : plans fondant la décision sans valeur juridique, informations un peu datées, scénario alternatif non pris en compte… La Cour a examiné avec précision les chiffres et les informations détenus par le Préfet pour prendre sa décision, ce dont on ne peut que se féliciter tant le terme « d’intérêt général » permet en réalité de justifier le meilleur comme le pire.
En deuxième lieu, la Cour avait retenu que, puisque la décharge réduisait de 19 hectares (tout de même !) la superficie des terrains à vocation agricole de la Commune de Saint-Escobille (soit 1,65 % de l’ensemble de ces terrains), sa décision « remettait en cause l’objectif de préservation des espaces affectés aux activités agricoles », objectif clairement inscrit dans la loi, au Code de l’urbanisme).
En troisième et dernier lieu, c’est le principe de proximité qui a été mobilisé par la Cour : ce principe impose que le transport des déchets soit limité en distance et en volume, de sorte que les lieux de traitement doivent être situés à proximité des lieux de production. La Cour a jugé qu’une distance de 40 kilomètres de la décharge projetée par rapport à la plus grande agglomération méconnaissait ce principe ! Cela avait le mérite d’en donner un chiffrage plus ou moins précis et à première vue, de façon plutôt avantageuse pour les opposants !
Il s’agissait là d’une batterie d’arguments qui auraient pu être repris dans nombre d’autres contentieux, de sorte que le droit aurait franchi un pas dans la « démarche zero waste », qui a besoin de tout le monde y compris des juristes. Oui mais…
II- Le Conseil d’Etat manque la marche du zéro déchet.
C’est le 30 mars 2015 et suite à un pourvoi de la société SITA (n°375117), que le Conseil d’Etat a annulé l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Versailles.
D’abord pour un motif juridique relatif à l’articulation et la hiérarchie des différents documents juridiques qu’il convient de passer sans s’attarder.
C’est surtout sur la réponse aux arguments décrits ci-avant et accueillis favorablement par la Cour de Versailles, que l’arrêt du Conseil d’Etat marque certes une régression, du moins le refus de franchir un cap :
- « Considérant, en troisième lieu, qu’une opération ne peut être déclarée d’utilité publique que si les atteintes à la propriété privée, le coût financier et éventuellement les inconvénients d’ordre social ou l’atteinte à d’autres intérêts publics qu’elle comporte ne sont pas excessifs eu égard à l’intérêt qu’elle présente ;
- qu’en jugeant que les inconvénients du projet contesté résultant de la diminution des terres agricoles et de son éloignement de l’agglomération la plus importante de l’Essonne étaient de nature à lui retirer son caractère d’utilité publique alors qu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond, d’une part, que le projet contesté entend répondre à l’insuffisance des capacités d’enfouissement des installations de stockage de déchets ultimes non dangereux en Ile-de-France, et plus spécifiquement en Essonne, d’autre part, que le choix du lieu d’implantation ne contrevient pas, en l’espèce, à l’objectif de limitation de la distance du transport des déchets prévu par l’article L. 541-1 du code de l’environnement, eu égard notamment à la pénurie d’installations de traitement pour les déchets produits dans le département de l’Essonne, et qu’enfin, le site du projet contesté occupera une part très limitée, de l’ordre de 1,6 %, des terres agricoles de la commune de Saint-Escobille, la cour a inexactement qualifié les faits de l’espèce »
Tous les arguments développés auparavant sont donc rejetés en bloc par le Conseil d’Etat qui adopte une approche très étatique et pourrait-on dire légaliste, de la question : se fondant sur l’affirmation du Préfet, représentant de l’Etat et donc la puissance publique, il a prétexté l’« l’insuffisance des capacités d’enfouissement des installations de stockage de déchets ultimes non dangereux ».
En somme, le Conseil a jugé que « les atteintes à la propriété privée, le coût financier et les inconvénients d’ordre social ou l’atteinte à d’autres intérêts publics » que ce projet comporte ne sont pas excessifs eu égard à son intérêt (la gestion des déchets) : préservation des terres agricoles, objectif de réduction à la source des déchets, principe de proximité… rien n’y aura fait !
Le Conseil d’Etat a donc malheureusement manqué l’occasion d’adopter une jurisprudence plus ambitieuse sur la question : on pourra relever que ce genre d’appréciation est en réalité très personnelle et dépend des Hommes qui se prononcent : l’inverse aurait pu être juridiquement tout aussi fondé juridiquement sans provoquer de scandale au sein de la communauté des juristes. Et l’on sait que, depuis sa création, le Conseil d’Etat a su prendre ses libertés pour prendre des décisions avant-gardistes, ambitieuses voire provocantes. Dommage que le Conseil n’ait pas décidé de provoquer… un élan d’écologie dans sa jurisprudence.
Il faudra donc que la Cour administrative d’appel de Versailles, à qui l’affaire a été renvoyée, statue à nouveau : on lui apporte tout notre soutien et on lui souhaite bien du courage, ainsi qu’à l’association ADSE !