Eléments d’éthique sur la causalité juridique : le cas Perruche, perspectives épistémologiques.

Par Mahunan Rodrigue Davakan, Juriste.

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Explorer : # éthique juridique # responsabilité médicale # causalité # indemnisation

En tentant de relire au travers d’une lucarne conséquentialiste, l’écart entre la causalité juridique et la causalité biologique creusé en justice dans un rapport déontologique, l’affaire Perruche -portant dans le prétoire les germes d’une affection rubéoleuse intra-utérine- alimente une discussion très actuelle en droit et au-dessus de la science normative.

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1. Était-il nécessaire de disposer par voie légale que « nul n’est recevable à demander une indemnisation du fait de sa naissance » ? Si la précision s’est imposée, c’est bien en réaction à la décision rendue par la Cour de Cassation française le 17 novembre 2000 en sa formation la plus solennelle. Il était demandé à la Cour d’apprécier si un enfant polyhandicapé, représenté par ses auteurs, peut être indemnisé pour une affection consécutive à une atteinte rubéoleuse anténatale, une faute médicale ayant compromis le diagnostic de la séroconversion de la mère en début de gestation, alors que celle-ci avait formé le dessein d’interrompre la grossesse en cas de risque.

2. Les faits sont simples. Madame Perruche, enceinte, présente les symptômes caractéristiques de la rubéole. Ce mal étant potentiellement grave pour le fœtus (syndrome de Gregg), elle est encouragée par son médecin à procéder à des examens sérologiques et prévint avant d’en être instruite des résultats, que s’ils devraient l’inquiéter, elle interromprait sa grossesse. Il s’avère au vu des résultats d’analyses que la future mère est immunisée. Après la naissance de son fils, celui-ci présente des symptômes qui se révèlent être ceux d’une rubéole qui n’a pas été détectée et qui fut bien contractée par la mère. L’enfant Perruche naît avec les expressions liées au syndrome de Gregg : troubles neurologiques graves, cécité de l’œil droit, glaucome, cardiopathie impliquant en permanence l’assistance d’une tierce personne, surdité bilatérale et rétinopathie.

3. Ces faits sont à la base de la réaction judiciaire des époux Perruche qui, au nom de leur enfant agissent en naissance préjudiciable -wrongful birth- et attraient donc en justice les professionnels de santé -le médecin et le laboratoire d’analyses médicales- étant intervenus dans la décision prise par la mère de poursuivre la grossesse.

4. Un Tribunal d’instance juge le laboratoire et le médecin « responsables de l’état de santé de l’enfant Nicolas Perruche et les condamne in solidum avec leurs assureurs » à l’indemnisation de l’enfant et de ses parents.

5. Saisie, la Cour d’appel de Paris infirme partiellement le jugement en refusant d’admettre la réparation pour l’enfant Nicolas. Selon l’arrêt, seul le préjudice supporté par les parents, d’avoir un enfant handicapé, doit être réparé. Les juges du fond refusent en fait l’indemnisation de l’enfant pour "vie dommageable" ou "vie préjudiciable". Les séquelles, dont l’enfant Perruche souffre ont selon eux, pour seule et unique cause, la rubéole qui lui a été transmise par sa mère alors qu’elle était enceinte.

6. Sur pourvoi, la première chambre civile de la Cour de Cassation, par décision du 26 mars 1996, casse l’arrêt de la Cour d’appel de Paris estimant « qu’en se déterminant ainsi, alors qu’il était constaté que les parents avaient marqué leur volonté, en cas de rubéole, de provoquer une interruption de grossesse et que les fautes commises les avaient faussement induits dans la croyance que la mère était immunisée, en sorte que ces fautes étaient génératrices du dommage subi par l’enfant du fait de la rubéole de sa mère, la Cour d’appel a violé [la loi]. »

7. L’affaire est de nouveau examinée par la Cour d’appel d’Orléans, cour de renvoi. Cette juridiction persiste contre l’avis de la Cour de cassation et considère que le préjudice de l’enfant n’est pas dû aux fautes du laboratoire et du médecin, mais à une infection rubéolique intra-utérine. Les parents Perruche, insatisfaits de cette nouvelle décision ne démordent pas. Ils se portent à nouveau vers la Haute juridiction.

8. Face à la fronde des juridictions inférieures, la Cour de Cassation se réunit en Assemblée plénière. Elle devrait plancher sur la question délicate de savoir si le fait de naître, certes handicapé, constitue en soi un préjudice réparable ?

9. C’est par l’affirmative qu’elle y répondra en cassant et en annulant l’arrêt de la Cour d’appel de renvoi au visa des articles 1165 et 1382 du Code civil alors en vigueur. La Cour se rallie aux époux Perruche, en déterminant que les fautes qui furent commises dans l’exécution des contrats passés entre la mère, le médecin et le laboratoire ont empêché celle-ci de procéder à son choix, à une interruption volontaire de grossesse afin d’éviter que son enfant à naître ne soit pas atteint d’un handicap.

10. C’est la reconnaissance du droit à l’enfant né handicapé, d’être indemnisé de son propre préjudice, point de départ d’une controverse juridique et sociologique, arbitrée par la loi anti-perruche, elle-même servie comme quitus aux contempteurs de la jurisprudence.

11. Il est possible d’estimer hâtivement que le débat n’est plus actuel, la loi anti-perruche ayant recadré les effets de la décision de la Cour de cassation. Toutefois, la discussion demeure car l’arrêt en cause provoque un nouveau regard persistant sur la portée même d’une décision de justice, le destin des sciences prédictives, les considérations éthiques autour du seuil de l’irréparabilité juridique de la condition humaine, la dignité de l’être en devenir, l’examen de la responsabilité, la nature des obligations des professionnels de santé qui suscite(ra) des discussions sous diverses formes au fil du temps. Par ailleurs, le cas Perruche révèle au présent continu, les contorsions du juge face au choix qu’il fait, en marge des solutions de droit, et la frilosité du pouvoir politique face aux solutions judiciaires laborieuses.

12. En se déterminant à réparer le préjudice d’être né, la Cour procède par détournement du mécanisme de la causalité (I) pour provoquer un débat en marge du droit (II).

I/ Du détournement judiciaire de la causalité ou l’alibi du "déontologisme"…

13. En droit, l’appréciation de la responsabilité implique l’existence d’un lien de causalité entre le fait générateur et le dommage subi, qu’il soit une faute, le fait d’une chose ou même d’autrui. C’est une condition essentielle de la réparation. En matière médicale, depuis l’arrêt Mercier , la preuve de la défaillance du praticien ou du manquement même involontaire à son obligation contractuelle est nécessaire pour caractériser la faute et admettre l’indemnisation.
Si la finalité d’indemniser est un but utile il ne peut y être satisfait au moyen d’entorse à ce mécanisme qui en est la caution juridique et le fondement de la légitimité. L’espace de détermination de la relation causale offre en théorie, une scène discursive en au moins trois actes.

14. Le premier acte considère le fait prépondérant ; le fait qui selon le cours naturel des choses est le plus apte à causer le dommage. Dans la chaîne de causalité, seul est pris en considération le fait qui a effectivement causé le dommage. C’est la théorie de la causalité adéquate. Les juristes sont favorables à ce mouvement pour sa rigueur et son objectivité.

15. Le deuxième est celui de la théorie dite de la proximité des causes qui retient dans une chaine, le dernier maillon, donc la dernière cause.

16. Le troisième est celui de l’équivalence des conditions et envisage comme causal, tout événement sans lequel le dommage n’aurait pas eu lieu. C’est une approche large. En se déterminant suivant cette théorie, il apparait que le débat Perruche ne serait pas advenu si le laboratoire et le médecin n’avaient pas effectué un sous-diagnostic car la mère aurait alors eu motif d’avorter si l’examen clinique lui avait servi les bons résultats.
De ce fait, la mère a perdu une chance (chance d’avorter) et au-delà, a été privée de l’opportunité de choisir d’éviter le dommage. Il existerait donc du point de vue de cette théorie un lien de causalité entre le comportement du médecin ensemble le laboratoire d’analyses et le handicap de l’enfant.
Cette causalité juridique est en déphasage avec la causalité biologique, le handicap étant la conséquence de la rubéole contractée par la mère. Ce n’est pas l’erreur de diagnostic qui a fait contracter la maladie à la patiente ; ce dont souffre l’enfant est un préjudice inhérent à sa personne et dû à son patrimoine génétique et par conséquent ne résulte pas de négligences médicales, de sorte qu’à supposer exact le diagnostic, l’enfant serait né avec les mêmes difficultés. Comment considérer en effet que le handicap de l’enfant trouve sa cause dans une faute consistant en un diagnostic qui n’a pu révéler ledit handicap ?

17. Pour "escalader" la question, il a été considéré que les fautes étaient bien causales, dès lors que, sans leur commission, le dommage aurait pu être évité. L’absence de causalité entre la faute médicale et le préjudice allégué n’a pas empêché la Cour d’établir un lien. Ceci montre la faiblesse de la science juridique dont toute la force tient au raisonnement syllogistique qui est vite manipulée par l’inversion des prémisses. En effet, dans le cas d’espèce, la conclusion de la réparation de préjudice a d’abord été fixée. Y ont été attachées ensuite une mineure et une majeure proches, pour les formes, pour réparer le préjudice consécutif au fait d’être né handicapé.

18. Il est certain que seule la naissance de l’enfant est directement liée au handicap. La seule façon de repousser les malformations eut été d’empêcher la naissance. À l’examen de la cause en droit, les juges du fond restent cohérents sur ce que les affections rubéoleuses ont été contractées par l’enfant au cours de sa vie intra utérine. Reste constante, la donnée suivant laquelle les médecins ont fait un diagnostic erroné ayant déterminé la mère à poursuivre une grossesse qu’elle aurait certainement interrompue en cas de doute sérieux. La mère s’est donc effectivement retrouvée dans une situation qu’elle n’avait pas désirée. C’est un fait indiscuté. Seulement, la Cour de de cassation dans les deux arrêts évoque pour caractériser le lien de causalité, le terme « relation directe ».

19. Or, l’exactitude du diagnostic aurait tout au plus conduit la mère à avorter à titre préventif, mais pas à empêcher les malformations. En clair, les échographies n’ont pas suscité de malformations sur un enfant précédemment sain. Si tel avait été le cas, la question en débat aurait été simplifiée par les enseignements d’un précédant : l’arrêt Bonicci, dans lequel la Cour de cassation avait décidé qu’ « une clinique est présumée responsable d’une infection (nosocomiale) contractée dans une salle d’opération (…) à moins de prouver l’absence de faute de sa part », position réafirmée en 1999 par les arrêts « Staphylocoques dorés ».
Le dommage dans le cas Perruche (la naissance avec handicap) n’est pas en "relation directe" avec la faute (une négligence) puisque le patrimoine génétique de l’enfant était la principale cause du dommage et non le sous-diagnostic qui n’aurait fait que le mettre en exergue et n’aurait pu ni le causer ni le limiter.
De fait, la "relation directe" recherchée par la Cour entre la faute et le dommage n’existe pas en vérité, le fœtus n’ayant pas contracté la rubéole du fait de l’erreur de diagnostic. Il y a tout au plus un manquement au devoir d’information du médecin et du laboratoire d’analyses au profit de la mère sur les risques liés à la grossesse.

20. Il est constant que le handicap présenté par l’enfant ne se fonde pas sur la faute du laboratoire ou la faute du médecin. Seule la rubéole en est la cause. Curieusement, la Cour de cassation a considéré que la faute commise par le praticien en donnant un avis était en relation directe avec la conception d’un enfant atteint d’une maladie héréditaire, comme si le laboratoire et le médecin avaient inoculé à la mère des germes pathogènes responsables de la déficience sanitaire consécutive à l’affection rubéoleuse . Or, le préjudice que répare la Cour est bien celui lié au handicap.

21. La Cour ne s’en tient pas aux constatations des juges du fond qui attribuaient les troubles dont souffrait l’enfant à la rubéole contractée pendant sa vie intra-utérine. Elle tire la responsabilité des praticiens vis-à-vis de l’enfant, de l’existence d’une faute à l’égard de la mère : « dès lors que la mère a été empêchée (…) ». Ce rapport de causalité n’est pas immédiat. Il est médiat, indirect et par extrapolation. La Cour en est si consciente qu’elle n’explique pas le lien qu’elle tisse elle-même, dans la mesure où l’état de handicap de l’enfant n’a pas sa cause dans le diagnostic insuffisant.

22. Le champ d’expression de l’affaire Perruche est en outre purement civil et non rattaché au droit pénal où il faut rechercher un "coupable-émissaire" à sanctionner. Ce qui intéresse, c’est la responsabilité civile. Le contrat en l’espèce lie la mère enceinte au médecin et au laboratoire d’analyse médicale tenus d’effectuer un diagnostic et de renseigner la patiente. L’enfant à naître est un tiers à ce rapport contractuel. Pour établir la responsabilité du laboratoire et du médecin, il était nécessaire de démontrer le lien de causalité entre le manquement ou l’inexécution de l’obligation d’information et le dommage causé à la personne de l’enfant.

23. La décision de la Cour de cassation peut être confrontée à un arrêt du Conseil d’État du 14 février 1997 portant sur un cas similaire. À la suite d’une amniocentèse aux fins de dépister une probable trisomie 21, une patiente est, sur la base d’une faute, rassurée par des résultats cliniques démentis par la naissance d’un enfant atteint. Les juges du fond avaient admis le principe de la réparation au profit des parents et de l’enfant au moyen d’une rente viagère. Saisi d’un pourvoi, le Conseil d’Etat a censuré la décision de la Cour d’appel administrative en ce qu’elle a retenu l’indemnisation du préjudice de l’enfant. Le Conseil d’Etat affirmait justement à ce propos que :
« Considérant qu’en décidant qu’il existait un lien de causalité direct entre la faute commise par le centre hospitalier de Nice à l’occasion de l’amniocentèse et le préjudice résultant pour le jeune X de la trisomie dont il est atteint, alors qu’il n’est pas établi par les pièces du dossier soumis aux juges du fond que l’infirmité dont souffre l’enfant et qui est inhérente à son patrimoine génétique, aurait été consécutive à cette amniocentèse, la cour administrative d’appel de Lyon a entaché sa décision d’une erreur de droit ».

24. La conclusion retenue par le Conseil d’Etat est en tout point, mieux structurée que la décision de la Cour de cassation dans l’arrêt Perruche. C’est alors qu’on comprend que la cour s’est enfermée dans une démarche déontologique à la fois rigoureuse et souple. Elle est rigoureuse en ce qu’elle a un fondement technique : un préjudice manifeste est allégué et sensiblement perceptible ; il faut le réparer . Elle est souple en ce que le mécanisme juridique permettant d’aboutir à la solution de réparation opère en l’espèce une corrélation lâche entre l’erreur de diagnostic et le handicap de l’enfant, non-séparable de sa naissance. Un bon diagnostic ne pouvant au demeurant empêcher les difficultés sanitaires, mais juste permettre à la mère d’avorter. C’est le siège du déontologisme, la recherche de la vocation de la règle de droit.

25. L’éthique déontologique est fondamentalement abstraite. C’est ce qui permet au juge de parvenir au résultat sans être freiné par le besoin de démontrer l’adhésion du raisonnement juridique à la concrétude de l’espèce. C’est une éthique rigide qui suggère un résultat impératif : tout dommage doit être réparé ; donc on ne saurait ne pas trouver un responsable à un dommage causé. L’absolutisme du principe moral siège à la vérité sur un réflexe intuitif. "C’est certainement le laboratoire et le médecin qui ont causé du tort à l’enfant puis qu’il n’y a pas d’autres personnes intervenues dans le processus, la cause clinique -le patrimoine génétique déficient- ne pouvant s’offrir à indemniser le plaignant".

26. Il n’est pas nécessaire d’aller plus avant dans la discussion de l’éthique déontologique car la situation des juges dans les Etats modernes est assez particulière. Ils sont les seuls citoyens à n’être relativement pas responsables de leurs actes alors que leur rôle consiste justement à apprécier les comportements sociaux de leur congénères. Or, pour un rapport complet à la morale déontologique, il eut fallu que le sujet acteur eût pris une décision suivant une norme et que cette décision l’intéresse et le concerne, ce qui ne correspond pas intégralement au jeu judiciaire, le sujet agissant et décidant pour le justiciable. Le recours à la morale éthique ici est donc fondamentalement destiné à psychanalyser la démarche adoptée par le juge. À cette étape de l’analyse, on suspecte qu’une approche mécanique sans égard aux conséquences peut susciter comme en l’espèce, des débats plus ou moins au-dessus du droit.

II/ … À la réforme politique de la responsabilité ou le réglage éthique.

27. La démarche formaliste et hypothético-déductive menée de biais par la Cour de cassation ouvre le champ de possibles débats. Il est vrai, les frontières de la vie intéressent le droit qui aménage suivant les enjeux, des espaces de préservation. Toutefois, la question de la juridicité de la qualité de la vie pose le problème du seuil sanitaire acceptable concourant à l’existence valable. En deçà de ce seuil, la caution sociale sur la suppression préventive de l’intégralité des droits de l’être en devenir par voie abortive serait acquise. Le principe et la recherche de ce seuil ne sont pas seulement indécents et ajuridiques. Ils confinent à une sournoise exigence d’eugénisme consistant à sélectionner les enfants parfaits au gré de standards subjectifs dont la pertinence ne peut être éprouvée, si ce n’est pour justifier des choix de commodité sur des fondements extérieurs, utilisés au secours du dialogue avec une conscience intrinsèque. Cette exigence fait surtout monter une pression sur les professionnels de la médecine anténatale.

28. Admettre le dédommagement d’un parent pour le préjudice que lui cause la mauvaise information donnée suite à un examen médical défectueux l’ayant induit dans une croyance infondée s’entend. C’est là, la notion de responsabilité. En revanche, admettre au surplus, l’indemnisation de l’enfant né dans les mêmes circonstances est assez délicat. Si la mère est correctement informée et décide de donner naissance à un enfant handicapé, le juge ne peut recevoir une éventuelle demande d’indemnisation de l’enfant qui est alors aligné sur la décision éclairée et libre de sa mère. Un enfant ne peut agir en justice aux fins de contestation du projet parental de son auteur. C’est donc le diagnostic mal effectué que répare le juge, et la partie lésée est bien la mère déjà indemnisée antérieurement pour cette cause. Autant il est vrai que l’enfant ne peut légitimement se retourner contre sa mère qui aurait décidé en connaissance de cause de garder la grossesse, autant il est vrai que l’enfant est tiers au rapport contractuel et ne peut de ce point de vue agir contre le médecin et le laboratoire d’analyses.

29. Mieux, les prétendus préjudices subis par l’enfant sont advenus alors qu’il n’était pas encore un sujet de droit et n’avait aucune capacité juridique et volitive. Sa capacité juridique advenue après naissance peut-elle rétroagir ? La réponse négative s’impose en dépit de la théorie de l’infans conceptus qui par fiction fait rétroagir la qualité de sujet de droit de l’enfant né viable au moment de sa conception pour des besoins patrimoniaux. Bien entendu, l’indemnisation est de nature patrimoniale mais le mécanisme de l’infans conceptus est essentiellement successoral et non de l’ordre des faits de l’espèce.

30. D’un point de vue purement psychanalytique, la représentation de l’enfant par ses parents apparaît souillée tant il est vrai que l’enfant est incapable de parole et sévèrement atteint au point de ne pouvoir accéder à la substance de sa dignité que par l’aide d’un tiers. Or les parents, de par leur proximité et le dessein qu’ils assument en présence de leur enfant vivant et suivant lequel ils auraient préféré le voir mort, sont les moins indiqués pour porter sa voix et son action. Il n’est pas possible en effet, dans ces conditions, pour ces représentants d’agir pour le représenté sans compromettre le débat avec la projection du « moi » au détour d’éléments qui leurs sont propres et relevant d’un parti pris . Il aurait fallu dans ces circonstances mettre le pouvoir d’agir entre les mains d’une « puissance neutre », un collège d’experts ou un mandataire spécial en vue de regarder le sort de l’enfant de la manière vraisemblable dont l’enfant se regarderait lui-même avec un espace d’objectivité plus sain et moins discutable. Mais la procédure civile ordinaire n’en est pas encore là.

31. En reconnaissant la naissance comme un préjudice, il se dessine de facto, une reconnaissance du "droit de ne pas naître". Ce droit pose un problème de reconnaissance et de jouissance. Celui qui s’en prévaudrait est un être en devenir et n’a pas encore au moment de s’en prévaloir, la capacité de vouloir et la qualité de sujet de droit. Admettre un droit de ne pas naître, c’est entendre aussi en retour le "droit de n’être pas né" tout autant impossible dans la mesure où l’intéressé est au moment de s’en prévaloir, un être en souvenir car n’étant jamais né. N’étant pas né, il ne peut réclamer son droit. Dans l’un ou l’autre des cas, soit le sujet ne pouvait réclamer son droit, soit, il ne pourra réclamer son droit : ce n’est pas un non-droit, c’est un droit impossible parce que la vie n’est pas un préjudice.

32. La naissance a conduit à la vie et n’est pas en soi le préjudice. Au fond, les juges ont réparé le préjudice résultant du handicap. Ils viennent en aide à un enfant malade en courbant le droit. La vie de l’enfant est certes une vie de souffrance mais sa souffrance ne vient pas de sa vie qui elle, est plus grande.

33. De fait, si l’indemnisation de l’enfant est difficile à soutenir sur le principe, elle augmente par ailleurs la pression pesant sur les échographistes, les radiologues, les gynécologues-obstétriciens exposés aux conséquences financières de poursuites consécutives aux difficultés de leurs examens. Du coup, ils ne seraient plus tenus d’une obligation de moyens consistant à fournir leurs meilleurs efforts avec les savoirs techniques et technologiques connus du moment pour approcher au mieux la sincérité du résultat recherché, mais plutôt à parvenir à ce résultat nécessairement en dépit des aléas de la biologie et des techniques de cytogénétique, dans cette médecine anténatale où le médecin n’accède pas physiquement à son patient, sinon au moyen d’outils de pointe certes, mais faillibles. Il faut admettre tout de même que la plupart des erreurs d’analyses biomédicales débattues en justice ne procèdent pas d’une défaillance des techniques d’exploration, mais de comportements professionnels insuffisants et objectivement fautifs (omission de prescrire un examen, non-respect d’un protocole d’examen biologique etc.). Cette menace de poursuite permanente fait redouter l’excroissance des coûts des examens prénataux en regard de la nécessaire assurance contractée à cette fin qui est simplement répercutée sur les coûts facturés au patient qui devra en sus éprouver ou la résistance ou la méfiance ou le refus du praticien qui préfèrera éviter de prendre des risques. En prenant acte de la réaction législative au sujet de la loi de resserrage, la Cour reste d’ailleurs toujours constante dans le regard qu’elle porte sur les professionnels de santé biomédicale.

34. En acceptant de réaliser l’examen, le praticien se trouve sur un terrain contraignant qui lui suggère une attitude précautionneuse inhibante, le poussant à envisager les tolérances les plus élevées en lien avec les risques les plus minimes ; cela conduirait en cas du moindre doute à envisager des mesures radicales. Le praticien examine donc d’abord son propre sort avant celui du patient aux frais de la société avec pour référentiel, l’avortement préventif, effritant par là même, la confiance du patient en la conscience du praticien.

35. Il n’est donc pas blâmable de priver de vie un fœtus dont l’autopsie révèle l’intégrité physique ; en revanche, il l’est de laisser vivre un enfant avec des difficultés sanitaires. Il vaut mieux risquer de tuer un enfant sain que de laisser vivre un enfant susceptible d’être malade. Le sur-diagnostic a meilleur fortune que le sous-diagnostic. L’interruption de grossesse d’initiative professionnelle ne serait plus seulement envisagée pour cause de maladie d’une particulière gravité, reconnue comme incurable au moment du diagnostic, mais pour couvrir le médecin d’un risque d’erreur ou de procès.

36. Prescrire l’avortement pour un doute sur la constitution probable, c’est à se demander à partir de quand un enfant mérite de vivre, ou plutôt à partir de quel niveau de doute un médecin peut suggérer un avortement pour satisfaire utilement à son obligation d’information ? Une symétrie faussée dans la disposition des organes, un doigt en moins ou en plus, un risque de stérilité ou de débilité légère ou moyenne ou aigüe, l’agénésie d’un segment de membre ouvrant voie à l’appareillage, ou de façon plus large, une difficulté à être précis sur une insuffisance sanitaire suspectée ? Ces questions suggèrent une autre : est-on d’avis que la vie des handicapés ne vaut pas la peine d’être vécue ? ou plutôt que le culte à l’euthanasie fœtale est intégré aux valeurs de la société moderne ? Quelle serait alors la limite supportable de la malformation ?

37. Tout bien considéré, des parents non informés découvrant un enfant sans un membre y voient un être digne, autrement capable des choses de la vie par des procédés alternatifs. Mais, détenant l’information d’une telle déficience supposée, ils optent pour la fin de vie. Le drame serait alors l’information ; le crime du savoir procuré par la science. Il est vrai que le recours aux examens prénataux se fait dans un cadre précis si ce n’est pour les aspects obligatoires. Bien entendu, la nouvelle de risques émeut toujours les parents et la décision d’interrompre est récurrente sur certains aspects qui, quoique moralement discutables sont humainement compréhensibles. Il s’agit des anomalies patentes (mongolisme, malformation cardiaque sévère, hypoplasie du ventricule gauche, hernies diaphragmatiques gauches, trisomies, non fermetures du tube neural avec paraplégie et engagement du cervelet, hydrocéphalies, anencéphalies…) qui laissent peu de chances aux enfants de survivre, les traitements ne pouvant les conduire à remédier à leurs difficultés.

38. Plus concrètement, un fœtus qui a une analgésie du corps calleux suivant l’échographie a un risque de 20% de retard mental. Le risque étant par essence l’effet de l’incertitude sur le résultat, nul ne peut annoncer quel enfant sera pris dans ce pourcentage. 20%. Nul ne peut au demeurant attester après interruption de la grossesse sur décision des parents suivant information médicale, que le fœtus abattu portait ou risquait ce retard mental qui ne peut être décelé par un examen d’autopsie. Il se pose alors un dilemme statistique essentiel : tabler sur 80% de chance d’une vie saine pour laisser vivre, ou engager un fœticide sur la foi de 20% de risque de maladie.

39. L’espace public dans lequel ces transactions sont possibles caractérise un Etat de droit qui propose les standards substantiels de la vie supportable, en deçà desquels, la société permettrait à un enfant de reprocher à sa mère par voie de fait de l’avoir laissé naître en dépit de l’information qu’elle détenait sur sa non-conformité aux attentes extérieures. Le sujet considère alors sa propre naissance comme un dommage. Mais cette allégation n’aura été que la conséquence d’une interprétation juridique. Il n’appartient pas à des juges de décider de la valeur d’une vie ou de sa dignité suffisante. C’est un état plus grand que le droit, lui-même tenu en la matière par la médecine, la biologie et la volonté. L’incursion des juges supérieurs sur un terrain aussi délicat ne peut se faire sans un minimum d’ouverture sur les effets de la décision pressentie sur fonds de désaccord avec les juges du fond dans une approche plus ou moins conséquentialiste . La démarche de la Haute juridiction a été fermement assumée par elle. Un arrêt du 15 décembre 2011 confirme en effet que les enfants nés avant la date du 7 mars 2002 (loi « anti-Perruche ») pourront se prévaloir d’un préjudice du seul fait de leur naissance handicapée. A leur majorité, ces enfants auront encore dix ans pour intenter une action.
De fait, il est possible que soit reconnu un préjudice de naissance jusqu’en 2030. Mieux, la Cour de cassation par arrêt en date du 8 juillet 2008 au sujet d’un contentieux de la responsabilité médicale privée, a réduit davantage la portée de la loi de 2002 considérant qu’elle ne pouvait s’appliquer rétroactivement aux dommages causés avant son entrée en vigueur, peu important la date de l’introduction de la demande en justice .

40. Il est évident que le droit est au cœur des rapports sociaux en tant que moteur régulateur. Partant, les interprétations juridiques des faits sont réputées les meilleures ou les plus valables, conférant ainsi à la science juridique une puissance institutionnalisante, érigée sur un constructivisme théorique qui postule la centralité essentielle de la science normative. Sans remettre en cause cet artifice nécessaire, il faut soutenir que lorsque la solution naturelle ou choisie à un problème de droit pose davantage de problèmes qu’elle n’est socialement satisfaisante, le juge doit réfréner son inclination instituante et exclusiviste pour s’opposer aux problèmes, s’il n’est pas dans les cas d’ouverture à interprétation lui permettant d’interpeller le législateur.
Un auteur écrivait à juste titre : « Il semblerait (…) que l’affaire Perruche a remis en scène la vieille querelle entre les adeptes d’une conception artificialiste du droit et les tenants d’un jusnaturalisme dont la dignité de l’être humain incarnerait le fondement paradigmatique. Pour les premiers, le droit se manifesterait à travers une série de distinctions binaires entre « l’impossible et l’interdit, autrement dit la loi naturelle [et] la loi positive, ou encore l’éthique [et] le droit, ou enfin le discours descriptif constatant ce qui est, [et], le discours prescriptif posant ce qui doit être » , tandis que pour les seconds, c’est la condition biologique de l’homme qui constituerait le mètre-étalon du droit en devenant le siège de la notion de dignité ».

41. Au fond, l’affaire Perruche confronte l’autorité du discours juridique au savoir de la science. Il faut quand même se garder de penser qu’une décision judiciaire est mal fondée parce qu’ayant des conséquences discutées par les masses. La logique judiciaire n’adhère pas toujours à la logique politique. Mieux, lorsque la première heurte la seconde, elle exprime ainsi l’indépendance affirmée du système judiciaire. Si la loi vise l’intérêt général, la décision de justice est rendue pour la sauvegarde d’intérêts individuels. Et l’enjeu à chaque fois peut être arbitré par le tronc commun : la loi du législateur comme avec la loi anti-perruche qui a retenu qu’il faudrait un lien de causalité directe entre la faute et le dommage pour que l’enfant puisse prétendre à l’indemnisation du préjudice et que les parents eux-mêmes ne pourraient pas accéder à la réparation de leur supposé préjudice moral.

Mahunan Rodrigue DAVAKAN, Doctorant en Droit privé et science criminelle

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