Si une partie envoie des conclusions sur le fond et débute sa plaidoirie par une demande d’exception, celle dernière est-elle recevable ? Cette question peut se poser notamment devant le conseil des prud’hommes, le tribunal de commerce, le tribunal paritaire des baux ruraux ou le pôle social du Tribunal judiciaire.
I) La situation au 22 juin 2017.
Il faut bien admettre que même avant l’arrêt du 2017 (que l’on verra infra), la jurisprudence était quelque peu hésitante.
Ainsi, en 1999 [2], la Cour de cassation approuve l’arrêt d’appel ayant rejeté une exception de procédure formulée par oral au début de l’audience devant le Tribunal de commerce au motif qu’il y avait eu défense au fond (assignation en intervention forcée), peu important l’oralité de la procédure.
Revirement en 2003 [3], où la Cour de cassation casse un arrêt d’appel ayant rejeté une demande d’exception, la cour d’appel se basant sur le fait que, nonobstant le fait que M. X avait soulevé à la barre dès le début sa demande d’exception, il avait conclu au fond par des conclusions envoyées à la partie adverse et au juge.
Cette nouvelle solution jurisprudentielle sera réaffirmée dans l’arrêt Cour de Cassation, Chambre civile 2, du 20 novembre 2003, 02-11.272, Publié au bulletin, puis dans Cour de cassation, civile, Chambre civile 2, 1er octobre 2009, 08-14.135, Publié au bulletin. Aurait-on trouvé une jurisprudence « bien établie » ?
Las ! La Cour de cassation, se basant sur les articles 446-1 à 446-4 du Code de procédure civile créés par un décret de 2010, statue différemment dans Cour de cassation, civile, Chambre civile 2, 22 juin 2017, 16-17.118 ; elle reproche à la cour d’appel qui, en se basant sur les plaidoiries, avait déclaré recevable le contredit en compétence, de ne pas avoir cherché « si le juge n’avait pas organisé les échanges écrits entre les parties conformément au dispositif de mise en état de la procédure orale prévu par l’article 446-2 du Code de procédure civile, ce qui aurait rendu l’article 446-4 applicable, peu important que les parties aient été ou non dispensées de comparaître » (il n’a malheureusement pas été possible de mettre la main sur l’éventuel arrêt de renvoi après cassation).
II) La jurisprudence post 22 juin 2017.
Ce revirement, fondé sur les nouveaux textes, est-il entré dans les mœurs des cours d’appel ? Un échantillon de 14 arrêts (13 d’appel et un de cassation) montre, à première vue, une grande disparité dans l’application du principe jurisprudentiel dégagé par l’arrêt du 22 juin 2017, non seulement parmi les juridictions mais même au sein d’une même juridiction ; en analysant plus finement, on constate que certaines décisions se montrent très didactiques et explicites, laissant apercevoir les contours de l’application des articles 446-2 et 446-4.
Dans le détail :
On a d’abord quatre décisions de justice qui se contentent de motiver par un principe très général la solution retenue sans retenir aucune circonstance du cas d’espèce ; trois d’entre elles [4] font primer les conclusions sur la plaidoirie, une autre [5] l’inverse.
On a ensuite deux décisions plutôt faiblement motivées, l’une d’elles [6] se limitant à évoquer le fait que « les parties ont déposé leurs conclusions à l’audience » avant de privilégier l’échange des conclusions aux plaidoiries, l’autre [7] s’appuyant exclusivement sur la circonstance que la partie auteur de la demande à l’exception avait demandé à être dispensée de présentation à l’audience (alors même que la Cour de cassation soulignait dans son arrêt de 2017 que ce point était sans emport sur la décision) pour privilégier également les conclusions.
Et enfin, on a sept décisions en appel qui analysent plus en détail les circonstances de l’espèce pour vérifier si oui ou non les conclusions ont bien été échangées dans le cadre de l’article 446-2 pour savoir si l’article 446-4 est applicable ou non ; trois d’entre elles font primer les conclusions [8], quatre autres [9], estimant que les échanges n’avaient pas été organisées dans la mise en état (ou, pour la Cour d’appel d’Aix-en-Provence, une procédure à jour fixe qui échappait à l’article 446-4 du Code de procédure civile), faisaient primer l’oralité sur les conclusions (on notera néanmoins en passant que l’article 446-2 n’utilise pas l’expression de « mise en l’état ».
Ce point a son importance en matière prud’homale : c’est le Bureau de Conciliation et d’Orientation qui est chargé de la mise en état des affaires, mais l’article 446-2 pourra également être invoqué par rapport à une fixation du calendrier effectuée en Bureau de jugement). L’arrêt de la Cour d’appel de Versailles est très instructif puisqu’il analyse vraiment concrètement si les conditions sont réunies en allant jusqu’à souligner que
« le seul fait que l’affaire ait fait l’objet de plusieurs renvois est insuffisant à démontrer que le juge a ’organisé les échanges entre les parties’ et ’recueilli leur avis’ pour ce faire, ce qui supposerait a minima une demande d’avis, outre l’établissement d’un calendrier de procédure, aucune pièce n’étant produite à ce titre ».
Le seul arrêt de cassation [10] de cette série de 14 est un arrêt cassant un arrêt d’appel au motif que la cour d’appel ne relève pas que « ces premières conclusions avaient été prises dans les conditions prévues par l’article 446-2 du même code, de sorte qu’elles auraient pris date dès leur notification entre parties, conformément à l’article 446-4 de ce code » ni que la demanderesse à l’exception « s’était référée, au cours d’une audience, dans les conditions prévues par l’article 446-1, alinéa 1er, du Code de procédure civile, à ses premières conclusions » (là encore, il n’a pas été possible de trouver l’éventuel arrêt de renvoi).
III) Conclusion.
Que retenir de ces multiples décisions de justice ?
D’abord, qu’il apparaît clairement que l’article 446-4 ne s’applique que dans le cadre de l’article 446-2 du Code de procédure civile, ce qui n’allait pas forcément de soi.
Ensuite, que les conclusions échangées ne priment par rapport à l’oralité qu’à deux possibilités (dont l’une d’ailleurs n’a fait l’objet d’analyse dans aucun des treize arrêts d’appel), à savoir que, ou ces conclusions ont pris place dans le cadre de l’article 446-2 du Code de procédure civile, ou la partie, lors des débats, avant de soulever son exception de procédure, s’est référée à ses conclusions au fond.
Sur cette procédure visée à l’article 446-2 du Code de procédure civile, il s’agira alors d’analyser très précisément s’il y a bien eu organisation des échanges, prise d’avis, et fixation des délais, pour voir si l’on est vraiment dans ce cadre-là.
Il sera toutefois fait observer que le demandeur à l’exception a un moyen bien plus simple de s’éviter tout ennui, c’est de s’obliger systématiquement à conclure et plaider en commençant toujours par les exceptions de procédure, ce qui lui évitera des discussions fastidieuses à l’issue aléatoire ; quant au défendeur à l’exception, il pourra tenter de profiter d’une différence de primauté entre les conclusions et l’oralité du demandeur en sélectionnant soigneusement les décisions de justice qui lui sont favorables pour tenter de soulever l’irrecevabilité de l’exception.
Discussion en cours :
J’apprends a posteriori que, le jour même de publication de cet article, la Cour de cassation rendait un arrêt portant sur cette question : Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 8 février 2023, 21-17.932, Publié au bulletin ( https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000047128275 )