Le harcèlement moral et le juge prud’homal.

Par Frédéric Matcharadzé, Avocat.

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Explorer : # harcèlement moral # conditions de travail # santé mentale # droit du travail

1. Huit ans après la loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002, qui l’a inscrite au cœur du Code du travail, il est temps de revenir sur l’application par le juge du concept de harcèlement, qu’il soit moral ou sexuel, dans le monde du travail.

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Disons-le d’emblée, il s’agit là d’un thème que les Conseils de prud’hommes jugent avec une certaine réticence - pour ne pas dire une réticence certaine. Ceci s’explique par des mécanismes juridiques complexes, malgré leur apparence ; un mécanisme de preuve très éloigné du droit commun, et péniblement appliqué par le juge du fond ; et enfin, par la peur d’ouvrir grand la boîte de Pandore.

Il n’est en effet que de constater le nombre de livres ayant pour thème le mal-être au travail pour s’en apercevoir : d’une manière générale, le salarié français vit mal dans son travail. Le ministre du Travail avait lui-même récemment indiqué devant les sénateurs que « le mal-être est présent dans tous les milieux professionnels, dans le public comme dans le privé » (Table ronde du 2 juin 2010).

Et parallèlement, de nouveaux thèmes sont apparus : stress au travail (qui concernerait un salarié européen sur cinq), risques psychosociaux...

Les faits divers ont malheureusement éclairé avec trop de force l’ampleur du phénomène (France Telecom, Renault).

Il s’agit là toutefois de thèmes sociaux, voire sociétaux, qui doivent être considérés globalement par les responsables politiques, les partenaires sociaux, et par chaque citoyen.

La loi du 17 janvier 2002 avait quant à elle pour noble objectif de combattre le harcèlement individuel, subi par un salarié précisément déterminé (seule une évolution récente de la position de la Cour de cassation permet d’appréhender désormais le harcèlement « collectif » ou « managerial »).

De nombreux textes sont intervenus par la suite (lois, directives communautaires, accords nationaux interprofessionnels), ce qui laisse suggérer, malheureusement, une incapacité à endiguer et à combattre le phénomène.

Il convient donc de s’intéresser à la manière dont est aujourd’hui appréhendé le harcèlement moral par le juge français.

Sur les faits constitutifs de harcèlement

2. L’article L 1152-1 du Code du travail définit le harcèlement comme « les agissements répétés qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité du salarié, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ».

Relevons-le d’emblée, la loi ne donne aucune définition de la nature des actes susceptibles d’être appréhendés par le texte ; seules les conséquences de ces actes permettront de les qualifier d’actes de harcèlement, notamment au vu de la dégradation de l’état de santé (physique ou mental) qui en a résulté.

L’accord national interprofessionnel du 26 mars 2010, rendu obligatoire par arrêté du 23 juillet 2010 (J.O. 31 juillet 2010), propose quant à lui une véritable définition des actes constitutifs du harcèlement, qui « survient lorsqu’un ou plusieurs salariés font l’objet d’abus, de menaces et/ou d’humiliations répétés et délibérés dans des circonstances liées au travail, soit sur les lieux de travail, soit dans des situations liées au travail ».

3. C’est donc avant tout le juge qui apprécie si les faits que le salarié relate relèvent ou non du harcèlement moral.

A ce titre, peuvent être considérés comme constituant un harcèlement moral :

-  La « mise au placard » d’un salarié, ayant entraîné la dégradation de son état de santé (Cass. soc. 8 avril 2008 n° 07-86872) ;
-  Les sanctions et les reproches injustifiés (CA Toulouse 4ème ch. sect. 2, 30 avril 2010 RG n° 09/01020, aff. Mme Nathalie B.) ;
-  Des agressions verbales de l’employeur (CA Toulouse 6 juillet 2007 JurisData n° 2007-342924) ;
-  Les menaces de licenciement sur un salarié déjà fragilisé (Cass. crim. 1er avril 2008 n° 07-86891) ;
-  Une surcharge de travail délibérée (Cass. soc. 28 mai 2008 n° 07-41120) ;
-  Une « attitude répétitive constitutive de violences morales et psychologiques » (Cass. soc. 26 janvier 2005 n° 02-47296 ; JSL 8 mars 2005, n° 163 p. 13) ;
Etc.

Ce, quand bien même les faits se seraient déroulés durant une très courte période (Cass. soc. 26 mars 2010 n° 08-43152 ; SSL 7 juin 2010 n° 1449 p 8).

4. La Cour de cassation appréhende aujourd’hui, mais de manière encore prudente, le cas du harcèlement « managerial », qui peut se définir comme les agissements répétés visant indistinctement plusieurs salariés.

Les faits qui sortent du cadre d’une gestion normale et saine des ressources humaines peuvent en effet être qualifiés de harcèlement moral (Cass. soc. 27 octobre 2004 n° 04-41008 ; Cass. soc. 10 novembre 2009 n° 07-45321).

Ainsi, lorsque les collaborateurs sont traités « rudement », l’un d’entre eux ayant été vu en pleurs (Cass. soc. 3 février 2010 n° 08-44107) ; ou quand des objectifs intensifs sont assignés aux salariés dans des conditions de travail difficiles (Cass. soc. 10 février 2009 n° 07-44953).

Mais, au vu des textes qui régissent actuellement ce thème, c’est avant tout sur un plan individuel qu’il convient d’appréhender le harcèlement. Ce que n’exclut d’ailleurs nullement le harcèlement managerial : qu’ils soient subis par toute une catégorie de salariés ou par l’un d’entre eux seulement, les mêmes faits peuvent être qualifiés de harcèlement.

5. L’impact sur l’état de santé du salarié, révélé par un certificat médical, reste un élément déterminant quant à la détermination de l’existence d’un harcèlement moral. Mais la Cour de cassation est récemment intervenue avec force sur cet élément.

Elle a tout d’abord précisé que le fait que les certificats médicaux versés aux débats ne font pas état d’un lien entre les agissements reprochés et la dégradation de l’état de santé ne prive pas le salarié de faire reconnaître l’existence d’un harcèlement moral (Cass. soc. 30 avril 2009 n° 07-43219 ; BT Cr Cass 86 p 13 n° 126).

Mais surtout, elle a récemment indiqué qu’un harcèlement pouvait être constaté, même en l’absence d’impact sur l’état de santé (Cass. soc. 6 juillet 2010 n° 09-42557). Il serait en effet totalement anormal de ne pas sanctionner l’employeur, pour la raison que le salarié se révèle particulièrement « résistant ».

6. Précisons enfin que le juge n’a pas à s’interroger sur l’intention de l’employeur : l’existence d’un harcèlement pourra être reconnue, même sans intention malveillante de l’employeur (ce que le Code du travail suggère, en sanctionnant des actes susceptibles de porter atteinte à la santé) (Cass. soc. 13 mai 2009 n° 08-40610).

Sur la preuve du harcèlement

7. La preuve du harcèlement moral suit un régime très particulier, fixé à l’article L 1154-1 du Code du travail, qui repose sur l’idée selon laquelle il n’est pas demandé au salarié de démontrer l’existence du harcèlement.

Celui-ci se contente en effet « d’établir des faits qui permettent de présumer l’existence d’un harcèlement ».

C’est alors à l’employeur qu’il appartient de démontrer que les agissements reprochés ne constituent pas un harcèlement, et sont en réalité justifiés par des motifs valables et légitimes.

La différence est de taille, et la Cour de cassation a multiplié depuis 2008 les annulations de décisions prises en appel : dès l’instant où le salarié a établit des indices susceptibles de révéler un harcèlement moral, et dès l’instant où l’employeur ne justifie pas les faits par des motifs valables et étrangers au harcèlement, le juge doit nécessairement reconnaître l’existence du harcèlement moral (Cass. soc. 24 septembre 2008 n° 06-45579, 06-45747, 06-46517, 06-43504 ; BT Cr. Cass. 83 p 23 n° 180 ; Cass. soc. 14 septembre 2010 n° 09-42456).

Ainsi par exemple, le harcèlement est « présumé » lorsque la salariée invoque les multiples sanctions disciplinaires reçues, puis « démontré », lorsqu’il apparaît que les absences de la salariée n’étaient pas injustifiées et n’avaient entraîné aucun préjudice (Cass. soc. 23 juin 2010 n° 09-41175).

Sur les conséquences du harcèlement

8. Les articles L 1152-2 et suivants du Code du travail dressent la longue liste des mesures interdites à l’employeur, lorsqu’elles s’inscrivent dans le cadre du harcèlement : licenciement, déclassement, sanction, etc.

De telles mesures sont prohibées lorsqu’elles sont dirigées à l’égard de personnes qui ont subi, refusé de subir, ou témoigné de l’existence d’actes de harcèlement.

Cela vise en particulier le licenciement : celui-ci sera jugé nul, par application de l’article L 1152-3, lorsqu’il fait suite à un harcèlement, quelle que soit la motivation de la lettre de licenciement.

Ainsi, la Cour de cassation juge de manière désormais constante que le licenciement est nul lorsque le salarié a été licencié pour inaptitude et impossibilité de reclassement, cette inaptitude étant la conséquence « médicale » des faits de harcèlement subis (Cass. soc. 24 juin 2009 n° 07-43994 ; Cass. soc. 10 novembre 2009 n° 07-45321 ; Bull. civ. V n° 247).

Il en va de même s’agissant du salarié licencié en raison des perturbations et de la désorganisation de l’entreprise, résultant de ses absences, lorsque ces arrêts de travail étaient la conséquence du harcèlement subi (Cass. soc. 11 octobre 2006 n° 04-48314). Le licenciement sera alors jugé comme dépourvu de cause réelle et sérieuse.

Tel sera également le cas s’agissant du salarié qui a été licencié pour avoir témoigné de l’existence de faits de harcèlement et qui n’a pas abusé de sa liberté d’expression, quand bien même l’enquête menée plus tard avait permis de constater qu’aucun acte de harcèlement n’avait été commis en réalité (Cass. soc. 10 mars 2009 n° 07-44092 ; Bull. civ. V n° 66 ; BT Cr cass 85 p 97 n° 87).

Dans ce cas le salarié a droit à l’ensemble des indemnités de rupture (notamment, indemnité compensatrice de préavis), ainsi qu’à une indemnité au titre du licenciement illicite, qui ne peut être inférieure à six mois de salaire.

Le salarié peut bien évidemment, en plus, demander des dommages et intérêts pour le préjudice (notamment moral) qu’il a subi. Cette demande peut être faite devant le juge prud’homal (Cass. soc. 16 mars 2005 n° 03-40251).

9. Par ailleurs, l’employeur ne peut pas rester inactif en présence d’un harcèlement ; d’ailleurs l’ANI du 26 mars 2010 tout comme la loi insiste sur la nécessité d’adopter des mesures de prévention.

Rappelons qu’il est tenu d’une obligation générale de sécurité de résultat : il est responsable de la santé des salariés qui travaillent à son service, et doit à ce titre prendre toutes les « mesures propres à mettre un terme aux agissements en cause » (Cass. soc. 21 février 2007 n° 05-41741).

La Cour de cassation se montre sur ce point particulièrement sévère, et estime que l’obligation de sécurité n’a pas respectée, lorsque le salarié a été victime de faits de harcèlement moral sur son lieu de travail, quand bien même l’employeur avait remédié à la situation (mutation du harceleur) lorsqu’il avait pris connaissance des faits (Cass. soc. 3 février 2010 n° 08-40144 et n° 08-44019).

L’employeur peut - devrait-on dire doit - sanctionner le salarié fautif, qui a commis les agissements fautifs (article L 1152-5).

Mais le salarié victime de faits de harcèlement ne peut toutefois pas demander au juge de « forcer » l’employeur à licencier ou à muter le salarié « harceleur », ce en raison du pouvoir de direction détenu par l’employeur (Cass. soc. 1er juillet 2009 n° 07-44482 ; BMT Cr Cass juillet 2009.A2).

Conclusion

10. Le seul constat de la succession de textes, nationaux et internationaux, ayant pour objectif de lutter contre le harcèlement moral a de quoi rendre pessimiste quant à leur efficacité.

Il vaut mieux voir là, plutôt, le reflet d’une stigmatisation du harcèlement, que l’on veut désormais prohibé à tout prix du monde du travail.

Mais cette stigmatisation passera en premier lieu par une prise de conscience collective, sociétale, de ce fléau, qui touche l’ensemble des secteurs d’activité, et toutes les entreprises, qu’elles soient de très petite ou de très grande taille.

Il est en effet intolérable que des salariés subissent des actes aussi destructeurs, qui vont avoir pour effet bien souvent non seulement de leur faire perdre leur emploi, mais également leur interdire de retrouver un emploi avant des mois, voire des années, en raison du traumatisme subi.

Les outils juridiques existent pourtant bel et bien ; leur utilisation de plus en plus fréquente permettra peut-être une évolution positive de la situation du salariat français.

Frédéric Matcharadzé.
f.matcharadze chez saric-avocats.fr

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