I - Comprendre la forclusion par tolérance en droit des marques.
Définition et cadre juridique.
La forclusion par tolérance désigne une situation dans laquelle le titulaire d’une marque antérieure tolère sciemment, pendant une période continue de cinq ans, l’usage d’une marque postérieure enregistrée sans exercer de recours. En droit européen, l’article 61 du Règlement sur la marque de l’Union européenne (RMUE) codifie ce mécanisme :
« 1. Le titulaire d’une marque de l’Union européenne qui a toléré pendant cinq années consécutives l’usage d’une marque de l’Union européenne postérieure dans l’Union en connaissance de cet usage ne peut plus demander la nullité de la marque postérieure sur la base de la marque antérieure pour les produits ou les services pour lesquels la marque postérieure a été utilisée, à moins que l’enregistrement de la marque de l’Union européenne postérieure n’ait été effectué de mauvaise foi.
2. Le titulaire d’une marque nationale antérieure visée à l’article 8, paragraphe 2, ou d’un autre signe antérieur visé à l’article 8, paragraphe 4, qui a toléré pendant cinq années consécutives l’usage d’une marque de l’Union européenne postérieure dans l’État membre où cette marque antérieure ou l’autre signe antérieur est protégé, en connaissance de cet usage, ne peut plus demander la nullité de la marque postérieure sur la base de la marque antérieure ou de l’autre signe antérieur pour les produits ou les services pour lesquels la marque postérieure a été utilisée, à moins que l’enregistrement de la marque de l’Union européenne postérieure n’ait été effectué de mauvaise foi.
3. Dans les cas visés au paragraphe 1 ou 2, le titulaire de la marque de l’Union européenne postérieure ne peut pas s’opposer à l’usage du droit antérieur bien que ce droit ne puisse plus être invoqué contre la marque de l’Union européenne postérieure ».
Lorsque les conditions sont réunies, la personne ayant toléré l’usage ne peut plus contester la validité, ni interdire l’usage de la marque postérieure.
Conditions essentielles de la forclusion.
Pour qu’il y ait forclusion par tolérance, quatre conditions cumulatives doivent être réunies :
1. Connaissance : le titulaire de la marque antérieure doit avoir eu connaissance de l’usage de la marque postérieure.
2. Usage continu : la marque postérieure doit avoir été utilisée sans interruption pendant cinq ans.
3. Bonne foi : la marque postérieure doit avoir été enregistrée et utilisée de bonne foi.
4. Absence de recours : aucune action juridique ne doit avoir été intentée pendant cette période.
Clarification de la notion de « connaissance ».
La condition de connaissance effective par le titulaire de la marque antérieure est un critère central de la forclusion par tolérance, mais également l’un des plus débattus.
Selon la jurisprudence constante du Tribunal de l’Union européenne [1] et de la Cour de justice de l’Union européenne [2], la connaissance doit être effective, et non simplement présumée. Autrement dit, une connaissance implicite ou déduite du comportement du titulaire ne suffit pas. La preuve d’une connaissance réelle de l’usage de la marque postérieure est exigée.
En particulier, la Cour de justice a rappelé dans l’arrêt C-381/12 P que :
« Le titulaire d’une marque antérieure ne peut être considéré comme ayant eu connaissance de l’usage d’une marque postérieure que s’il a effectivement eu connaissance de cet usage, et non simplement une connaissance implicite ou une connaissance déduite du comportement du titulaire de la marque. »
De même, le Tribunal de l’Union européenne dans l’affaire T-150/17 a précisé :
« Par conséquent, le titulaire d’une marque contestée par le biais d’une demande de nullité ne peut pas se contenter de prouver une connaissance potentielle de l’usage de sa marque par le titulaire d’une marque antérieure, ni établir des éléments de preuve cohérents susceptibles de faire présumer l’existence d’une telle connaissance. »
Il ne suffit donc pas que la marque postérieure soit visible sur le marché ou qu’il y ait des procédures en contrefaçon dans d’autres juridictions. Par exemple, la simple présence de la marque litigieuse dans les résultats d’une veille automatisée ne constitue pas une preuve suffisante, à défaut d’autres éléments concrets.
Des indices de connaissance effective peuvent toutefois résulter :
- de correspondances entre les parties évoquant l’usage de la marque ;
- d’une présence conjointe lors de salons professionnels, où les marques sont utilisés ;
- ou encore de la signature d’un accord de coexistence préalable (aff. 3971 C).
Dans l’affaire R1299/2007-2, l’EUIPO a clarifié un point important concernant la condition de connaissance dans le cadre de la forclusion par tolérance. Il a en effet jugé que le titulaire de la marque antérieure n’a pas besoin d’avoir connaissance de l’enregistrement de la marque postérieure, c’est-à-dire qu’il n’est pas nécessaire qu’il sache formellement que la marque postérieure a été déposée ou enregistrée auprès de l’office compétent. En revanche, il est indispensable que le titulaire de la marque antérieure ait une connaissance effective de l’usage de la marque postérieure pendant la période pertinente, c’est-à-dire qu’il sache que cette marque est utilisée sur le marché, et ce, en dépit de son enregistrement.
Ainsi, la période de tolérance commence à courir uniquement à partir du moment où le titulaire de la marque antérieure a connaissance réelle et objective de l’usage de la marque postérieure, et non simplement de son existence en tant que dépôt ou enregistrement administratif, pendant cinq années consécutives. La Chambre de recours a notamment jugé :
« Ce qui importe dans ce contexte, c’est la circonstance objective que le signe (dont l’usage a été sciemment toléré par le demandeur en annulation) doit avoir existé, pendant au moins cinq ans, en tant que marque communautaire (CTM) ».
II - Risques liés à l’absence de défense des droits de marque.
Conséquences juridiques.
Le défaut d’action en temps utile face à l’usage non autorisé d’une marque identique ou similaire peut entraîner une perte définitive des droits. Une fois la forclusion par tolérance acquise, le titulaire antérieur ne pourra plus agir en nullité ou en contrefaçon contre la marque postérieure pour les produits ou services concernés. Ce verrou juridique impose une réactivité absolue pour conserver la force exécutoire de ses droits.
Conséquences économiques.
Les effets économiques d’une absence de défense sont tout aussi préjudiciables :
- Affaiblissement de la marque : La coexistence de marques similaires fragilise la singularité et la valeur symbolique de la marque antérieure. La force d’une marque réside en grande partie dans sa capacité à se distinguer clairement des autres signes utilisés par des concurrents. Lorsqu’une marque similaire est tolérée ou laissée sans opposition, cette différenciation se dilue progressivement. La marque antérieure perd alors une part de son exclusivité, ce qui peut altérer sa valeur symbolique auprès des consommateurs et des partenaires commerciaux. Cette dégradation affecte non seulement la perception qualitative de la marque, mais aussi sa puissance commerciale et sa capacité à incarner l’identité et les valeurs de l’entreprise.
- Confusion du consommateur : des marques proches peuvent désorienter le public, nuire à la confiance et détourner des ventes. Le consommateur, confronté à une offre fragmentée de signes similaires, peut éprouver des difficultés à identifier clairement l’origine des produits ou services. Cette incertitude porte atteinte à la confiance des consommateurs, qui peut se traduire par une hésitation à l’achat, voire un rejet du marché. Par ailleurs, la confusion peut favoriser l’utilisation abusive de la notoriété et de la réputation de la marque antérieure par les titulaires de marques postérieures, au détriment de la loyauté du consommateur envers la marque d’origine.
- Perte de parts de marché : des concurrents profitant de la similarité peuvent capter une part de la clientèle, en tirant indûment avantage de la notoriété de la marque originelle. Cette captation de clientèle repose souvent sur une appropriation illégitime de la renommée et des efforts marketing déployés par le titulaire originel. L’impact se traduit par une diminution du chiffre d’affaires et, à terme, par une érosion de la position concurrentielle de la marque originelle. Dans un contexte de marché concurrentiel, cette perte peut fragiliser durablement la pérennité économique et stratégique de l’entreprise.
III - Stratégies pour une protection active des marques.
Surveillance et détection proactive.
Une surveillance rigoureuse du marché est indispensable. La mise en place de systèmes de veille permet de détecter rapidement les dépôts ou les usages litigieux. Les audits réguliers et l’analyse des bases de données nationales et internationales sont également des outils cruciaux pour anticiper les contentieux.
Actions juridiques et réactions en temps utile.
Dès qu’un usage non autorisé est identifié, il est conseillé d’agir sans délai. Cela peut prendre la forme :
- de mises en demeure (voir limites ci-dessous),
- d’oppositions à l’enregistrement de marques conflictuelles,
- ou d’actions judiciaires si nécessaire.
Ces mesures ne servent pas seulement à éviter la forclusion, mais renforcent également la légitimité et l’exclusivité de la marque.
Interruption de la période de forclusion.
Le point de départ et la suspension de la période de tolérance font également l’objet d’une jurisprudence abondante.
L’arrêt C-482/09 de la CJUE a établi que le simple envoi d’une mise en demeure ne suffit pas à interrompre la période de forclusion, sauf si cette lettre aboutit à un résultat concret (par exemple : un retrait volontaire, un accord de coexistence ou l’engagement d’un recours).
Seules les actions administratives ou judiciaires engagées - comme une action en nullité par exemple devant l’INPI ou l’Office de l’Union européenne pour la Propriété Intellectuelle (EUIPO) ou encore une action devant les juridictions nationales, comme une action en contrefaçon - permettent d’interrompre utilement la période de cinq ans.
Un arrêt récent [3] a confirmé que l’envoi d’un avertissement infructueux, même s’il prouve une opposition claire, ne suffit pas à empêcher la forclusion si aucune action formelle ne suit. La cour précise que :
« Toute interprétation de l’article 9 de la directive 2008/95 ainsi que des articles 54, 110 et 111 du règlement no 207/2009 selon laquelle l’envoi d’une mise en demeure suffit, en tant que tel, pour interrompre le délai de forclusion permettrait au titulaire de la marque antérieure ou d’un autre droit antérieur de contourner le régime de forclusion par tolérance en envoyant itérativement, à des intervalles de près de cinq ans, une lettre de mise en demeure. Or, une telle situation porterait atteinte aux objectifs du régime de forclusion par tolérance, rappelés aux points 46 à 48 du présent arrêt, et priverait ce régime de son effet utile ».
Cette décision souligne l’importance d’une vigilance active et d’une réactivité juridique face à l’usage non autorisé d’une marque antérieure.
De même, la signature d’un accord de coexistence interrompt la période de forclusion par tolérance, suspendant ainsi le délai pendant lequel le titulaire de la marque antérieure pourrait perdre ses droits en raison de sa tolérance. Cependant, si cet accord est ultérieurement violé ou cesse d’avoir effet, une nouvelle période de cinq ans commence à courir, à condition que le titulaire de la marque antérieure ait de nouveau connaissance effective de l’usage de la marque postérieure. Cette règle a été précisée par la décision R267/2014-2.
Dans cette affaire, la Chambre de recours a notamment jugé :
« Par conséquent, comme la demande de déclaration de nullité a été déposée le 11 juillet 2012, la décision contestée a correctement conclu que moins de cinq années consécutives s’étaient écoulées entre la fin de l’accord verbal, c’est-à-dire à partir du moment où le demandeur en nullité a eu la possibilité de ne pas tolérer l’usage de la marque communautaire contestée, et la demande de déclaration de nullité. En revanche, même si l’on considérait que l’accord verbal entre les parties n’avait pas été violé et avait pris fin lorsque le titulaire de la marque communautaire a formé opposition contre la demande de marque communautaire « Bonasystems », le 16 février 2010, cet accord verbal devrait, en l’absence de preuve contraire, être considéré comme toujours valide. Par conséquent, le titulaire de la marque antérieure n’a toujours pas la possibilité de ne pas tolérer l’usage de cette dernière marque communautaire au Royaume-Uni. Il s’ensuit que la demande d’acquiescement doit être rejetée ».
Ainsi, la reprise de la période de forclusion ne peut intervenir que si deux conditions sont remplies simultanément : la cessation effective de l’accord de coexistence et la prise de conscience par le titulaire antérieur de l’usage continu de la marque postérieure.
Conclusion.
Défendre activement sa marque n’est pas qu’une obligation juridique : c’est un impératif stratégique. La connaissance et l’anticipation des effets de la forclusion par tolérance sont essentielles pour préserver la valeur, l’exclusivité et l’intégrité d’un portefeuille de marques. Une politique de vigilance systématique, combinée à des réactions ciblées et rapides, constitue la meilleure garantie pour assurer la pérennité d’un actif aussi sensible que la marque.