Les dérogations temporaires en matière de commande publique à Mayotte à la suite du cyclone Chido : quand dérogation ne rime pas avec simplification !

Par Valérie de Sigoyer, Avocate.

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La loi d'urgence pour Mayotte introduit des mesures dérogatoires en matière de commande publique suite aux cyclones de décembre 2024. Ces mesures incluent la possibilité de négocier des marchés sans publicité, de déroger à l'allotissement et de réserver une part des marchés aux PME locales, tout en maintenant des obligations de justification.
Description rédigée par l'IA du Village

A la suite du cyclone Chido qui a ravagé Mayotte les 13 et 14 décembre 2024, la loi n°2025-176 du 24 février 2025 d’urgence pour Mayotte a été adoptée aux fins d’adapter et de déroger temporairement aux règles de la commande publique sur le territoire ; l’objectif étant de remédier aux conséquences du cyclone Chido et des évènements climatiques postérieurs susceptibles d’intervenir jusqu’au 13 mai 2025.

Afin de cerner les contours de cette loi, il convient d’analyser son champ d’application (1), à la suite de quoi les dérogations/adaptations seront présentées (2 à 6).

-

1. Le champ d’application de la loi d’urgence pour Mayotte.

Dès lors que les règles de la commande publique sont écartées au bénéfice d’un régime dérogatoire, il est logique que les conditions de recours à ce texte d’exception soient circonscrites.

Quelles sont-elles ?

La première condition est matérielle, en ce sens que le dispositif dérogatoire ne peut trouver à s’appliquer que pour la reconstruction ou la réfection des équipements publics et des bâtiments affectés par le cyclone Chido survenu à Mayotte les 13 et 14 décembre 2024, ainsi que par les évènements climatiques postérieurs survenus entre le 13 décembre 2024 et le 13 mai 2025.

Pour précision, les équipements publics sont définis par la doctrine [1] comme les ouvrages « relevant des compétences normales d’une collectivité publique et destinés à l’usage ou au bénéfice du public ». Il y a lieu de considérer que la voirie, les réseaux, les abribus ou les équipements sportifs / culturels sont des équipements publics.

Quant aux bâtiments, il s’agit des bâtiments publics comme les mairies, les établissements scolaires, les hôpitaux ou les commissariats - à titre d’exemple et de façon non exhaustive.

La seconde condition est temporelle, à un double point de vue :

  • D’une part, parce que les évènements climatiques pris en compte doivent être survenus entre la date de survenance du cyclone Chido et le 13 mai 2025 - cette période étant considérée dans l’Océan Indien comme la saison cyclonique. Aussi, les ravages causés par le cyclone Dikeledi le 16 janvier 2025 au sud de Mayotte entrent dans le périmètre de ce dispositif dérogatoire - ainsi que tout évènement climatique qui surviendrait jusqu’au 13 mai 2025 ;
  • D’autre part, ce dispositif dérogatoire s’applique pour les marchés publics pour lesquels une consultation a été engagée ou un avis de publicité envoyé à la publication à compter de l’entrée en vigueur de la loi d’exception - soit le 25 février 2025 - et pendant un délai de deux ans - soit jusqu’au 25 février 2027.

Ce constat posé, en quoi consistent les mesures de dérogation temporaire prévues par le législateur ? Ces mesures sont analysées au fil du texte de la loi d’urgence, à supposer que leur présentation textuelle du législateur soit censée révéler un ordre d’importance.

2. Première mesure : la négociation sans publicité mais avec mise en concurrence préalable des marchés publics de travaux.

A titre liminaire, il sera observé que cette typologie de passation ne constitue pas la norme, tant il est vrai que le Code de la commande publique prévoit que les marchés publics sont - sauf réserves spécifiques - soit conclus après respect d’une publicité et d’une mise en concurrence soit conclus après dispense de toute publicité et mise en concurrence, dans des hypothèses circonscrites pour cette dernière hypothèse.

Dans ce cas de figure, l’acheteur peut utiliser cette procédure, à la condition (i) de mettre en concurrence et (ii) que la valeur estimée du marché de travaux soit inférieure à 2 millions d’euros HT ou que la valeur estimée des lots soit inférieure à un million d’euros HT à la condition que le montant cumulé de ces lots n’excède pas 20% de la valeur totale estimée de tous les lots - en gardant à l’esprit le pré-requis initial selon lequel la passation d’un tel marché public de travaux doit concerner une opération de reconstruction ou de réfection d’un équipement public ou d’un bâtiment, endommagé par un évènement climatique.

Aussi, l’acheteur est-il dispensé de publier un avis de publicité préalable sur le profil d’acheteur, dès lors que la négociation est dispensée de toute publicité.

Certes, le montant de 1 ou 2 millions d’euros HT est inférieur aux seuils européens [2] ; il reste que ces marchés sont soumis aux règles générales du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et aux principes fondamentaux de la commande publique [3]. Ce dont il résulte que les acheteurs doivent choisir une offre pertinente, faire une bonne utilisation des deniers publics et ne pas contracter avec le même opérateur s’il existe une pluralité d’offres susceptibles de répondre à leurs besoins.

Si le texte met en place un régime d’exception, les acheteurs doivent finalement raisonner avec le prisme du droit commun - ce qui fait dire à la Direction des affaires juridiques du Ministère de l’économie [4] que « Les acheteurs qui auront recours à cette procédure dérogatoire devront également veiller à conserver tout document permettant de démontrer que son usage était justifié au regard des conditions prévues par la loi et que la mise en concurrence des entreprises a été effectuée de manière régulière ».

Autrement dit, d’un point de vue pratique, les acheteurs doivent formaliser la procédure de mise en concurrence ; et ils doivent conserver la trace de cette formalisation, si nécessité leur était faite d’en justifier, dans l’éventualité d’un contentieux et/ou d’un contrôle de la chambre régionale des comptes de La Réunion et Mayotte.

3. Seconde mesure : la négociation sans publicité ni mise en concurrence préalable des marchés publics de travaux, de fournitures et de services.

Dans cette hypothèse, l’acheteur peut utiliser cette procédure, à la condition que la valeur estimée des marchés de travaux, de fournitures et de services soit inférieure à 100.000 euros HT. Il est également applicable aux lots dont le montant est inférieur à 80.000 € HT pour les marchés de services et de fournitures et à 100.000 € HT pour les marchés de travaux à la condition que le montant cumulé de ces lots n’excède pas 20% de la valeur totale estimée de tous les lots - en gardant à l’esprit le pré-requis originel selon lequel la passation de ces marchés doit concerner une opération de reconstruction ou de réfection d’un équipement public ou d’un bâtiment, endommagé par un évènement climatique.

Là aussi, il est préconisé de conserver la trace de la négociation susceptible d’être menée, si nécessité était faite aux acheteurs d’en justifier, dans l’éventualité d’un contentieux et/ou d’un contrôle de la chambre régionale des comptes de La Réunion et Mayotte.

4. Troisième mesure : la dérogation au principe d’allotissement quel que soit le montant du marché.

Pour rappel, les marchés publics doivent à titre de principe être conclus en lots séparés. Ainsi, l’article L2113-10 du Code de la commande publique dispose que :

« Les marchés sont passés en lots séparés, sauf si leur objet ne permet pas l’identification de prestations distinctes.
L’acheteur détermine le nombre, la taille et l’objet des lots.
Il peut limiter le nombre de lots pour lesquels un même opérateur économique peut présenter une offre ou le nombre de lots qui peuvent être attribués à un même opérateur économique
 ».

Lorsque l’acheteur souhaite déroger au principe d’allotissement, il doit alors en justifier selon les modalités prévues par l’article L2113-11 du Code de la commande publique :

« L’acheteur peut décider de ne pas allotir un marché dans l’un des cas suivants :
1° Il n’est pas en mesure d’assurer par lui-même les missions d’organisation, de pilotage et de coordination ;
2° La dévolution en lots séparés est de nature à restreindre la concurrence ou risque de rendre techniquement difficile ou financièrement plus coûteuse l’exécution des prestations ;
3° Pour les entités adjudicatrices, lorsque la dévolution en lots séparés risque de conduire à une procédure infructueuse.
Lorsqu’un acheteur décide de ne pas allotir le marché, il motive son choix en énonçant les considérations de droit et de fait qui constituent le fondement de sa décision
 ».

La loi d’urgence pour Mayotte déroge au principe d’allotissement en prévoyant que les marchés publics « peuvent faire l’objet d’un marché unique [5] ».

A la différence du droit commun, les acheteurs n’ont pas à démontrer la présence d’une exception telle qu’énoncée à l’article L2113-11 du Code de la commande publique ; et la dérogation trouve application quel que soit le montant estimé.

Il reste que, là aussi, il est préconisé de conserver tous éléments de nature à justifier l’absence d’allotissement et le respect du dispositif dérogatoire mis en place par la loi d’urgence pour Mayotte - tant en raison du risque administratif potentiel qu’en raison du contrôle pouvant être mené par les juges financiers de la chambre régionale des comptes de La Réunion et Mayotte.

5. Quatrième mesure : un nouveau cas de recours au marché public de conception-réalisation.

A titre de principe, les acheteurs ne peuvent recourir au marché de conception-réalisation que dans les conditions prévues par l’article L2171-2 du Code de la commande publique, lequel dispose que :

« Le marché de conception-réalisation est un marché de travaux permettant à l’acheteur de confier à un opérateur économique une mission portant à la fois sur l’établissement des études et l’exécution des travaux.
Les acheteurs soumis aux dispositions du livre IV ne peuvent conclure un marché de conception-réalisation, quel qu’en soit le montant, que si des motifs d’ordre technique ou un engagement contractuel portant sur l’amélioration de l’efficacité énergétique ou la construction d’un bâtiment neuf dépassant la réglementation thermique en vigueur rendent nécessaire l’association de l’entrepreneur aux études de l’ouvrage. Un tel marché est confié à un groupement d’opérateurs économiques. Il peut toutefois être confié à un seul opérateur économique pour les ouvrages d’infrastructures (…)
 ».

A ces hypothèses issues du droit commun, l’article 19 de la loi d’urgence pour Mayotte ajoute que :

« Les acheteurs peuvent confier à un opérateur économique une mission globale portant sur la conception, la construction ou l’aménagement des équipements publics et des bâtiments mentionnés au I de l’article 17, même si les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article L2171-2 du Code de la commande publique ne sont pas remplies ».

Toutefois, et à la différence de l’ordonnance n°2023-660 du 26 juillet 2023 portant diverses adaptations et dérogations temporaires en matière de commande publique nécessaires à l’accélération de la reconstruction et de la réfection des équipements publics et des bâtiments dégradés ou détruits au cours des violences urbaines survenues du 27 juin au 5 juillet 2023, la loi d’urgence pour Mayotte ne déroge pas expressément au principe législatif distinguant la mission de maîtrise d’œuvre de celle confiée aux opérateurs économiques chargés des travaux issus de l’article L2431-1 du Code de la commande publique qui dispose que :

« La mission de maîtrise d’œuvre est une mission globale qui doit permettre d’apporter une réponse architecturale, technique et économique au programme défini par le maître d’ouvrage pour la réalisation d’une opération.
La mission de maîtrise d’œuvre est distincte de celle confiée aux opérateurs économiques chargés des travaux, sous réserve des dispositions relatives aux marchés globaux du chapitre Ier du titre VII du livre Ier
 ».

Dans le même sens, la loi d’urgence pour Mayotte ne déroge pas à l’obligation faite aux acheteurs d’identifier une équipe de maîtrise d’œuvre, ainsi que le prévoit l’article L2171-7 du Code de la commande publique :

« Les conditions d’exécution d’un marché global comportant des prestations de conception d’ouvrage comprennent l’obligation d’identifier une équipe de maîtrise d’œuvre chargée de la conception de cet ouvrage et du suivi de sa réalisation.
Pour les ouvrages de bâtiment, la mission confiée à l’équipe de maîtrise d’œuvre comprend les éléments de la mission définie à l’article L. 2431-1 adaptés à la spécificité des marchés globaux, dans les conditions prévues par voie réglementaire
 ».

Dans le même sens encore, la loi d’urgence pour Mayotte ne déroge pas à l’obligation imposée aux acheteurs de confier une part minimale d’exécution à des PME ou à des artisans, selon les conditions prévues à l’article R2171-23 du Code de la commande publique :

« Si le titulaire d’un marché global n’est pas lui-même une petite ou moyenne entreprise ou un artisan, la part minimale qu’il s’engage à confier, directement ou indirectement, à des petites et moyennes entreprises ou à des artisans, en application de l’article L2171-8, est fixée à 10% du montant prévisionnel du marché, sauf lorsque la structure économique du secteur concerné ne le permet pas ».

Aussi, les acheteurs devront-ils être vigilants ; si la dérogation est prévue par la loi d’urgence pour Mayotte, elle doit néanmoins être analysée de façon combinée avec le droit commun de la commande publique. Dérogation ne vaut pas simplification, et dérogation ne vaut donc pas exemption du risque juridique.

6. Cinquième mesure : la possibilité de réserver jusqu’à 30% du montant des marchés à des microentreprises, des PME et artisans établis à Mayotte.

L’article 20 de la loi d’urgence pour Mayotte permet de réserver jusqu’à 30% du montant des marchés à des microentreprises, des PME et artisans établis à Mayotte.

Quelques précisions s’imposent toutefois :

  • les marchés publics concernés sont ceux passés en-dessous des seuils européens ;
  • le siège social des microentreprises, des PME et artisans doit avoir été établi à Mayotte le 13 décembre 2024, c’est-à-dire à la date de survenance du cyclone Chido. Sans doute s’agit-il de faire échec aux effets d’aubaine et à la volonté d’opérateurs économiques de profiter d’un dispositif sans avoir un ancrage local préexistant.

Ce dispositif, s’il peut se comprendre, est néanmoins inhabituel, tant il est vrai que le droit commun de la commande publique ne permet pas de privilégier les entreprises locales dans l’attribution des marchés publics sans contrevenir aux principes de liberté d’accès à la commande publique et d’égalité de traitement des candidats.

Aussi, pour résumer et en conclusion, la loi d’urgence pour Mayotte institue un dispositif dérogatoire de la commande publique ; étant précisé que le droit commun reste de-ci, de-là applicable - ce qui ne facilite certes ni son appréhension ni son applicabilité.

Tout cela dans un contexte où le risque administratif, voire pénal, demeure en cas de violation des obligations de publicité et de mise en concurrence.

D’une façon plus générale, il y a lieu de s’interroger sur les dispositifs qui se succèdent et qui permettent de déroger au droit commun de la commande publique ; l’on pense à l’ordonnance n°2023-660 du 26 juillet 2023 adoptée du fait des émeutes, ou à la loi d’exception pour l’organisation des Jeux Olympiques ou encore à la loi d’exception pour la reconstruction de Notre-Dame de Paris.

Une question - certes un peu taquine - s’impose : le dispositif de droit commun est-il pertinent si, pour une certaine efficacité, il convient en permanence d’y déroger ?

Valérie de Sigoyer, Avocate à la Cour, VDS Avocats
Barreau de Paris

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Notes de l'article:

[1Concl. Guillaume sous CE, 12 février 1988, Association des résidents des quartiers Portugal-Italie,
Req. n°38765.

[2Depuis le 1ᵉʳ janvier 2024 : marchés de travaux d’une valeur estimée égale ou supérieure à 5 538 000 € (hors TVA).

[3Cons. Const. 26 juin 2003, n°2003-473 DC.

[5Article 18 de la loi d’urgence pour Mayotte.

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