Les outils privés du salarié utilisés dans le cadre de son travail.

Par Denis Courtieu, Juriste.

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Explorer : # outils personnels # sécurité au travail # responsabilité employeur # innovation salarié

Un phénomène émergent : le BYOD (“Bring Your Own Device”, Apporter votre propre appareil), nouvel acronyme circulant dans le
monde de la technologie. Les Anglosaxons parlent aussi de “Reverse Polarity” qualifiant l’afflux d’inventions de particuliers enrichissant le monde de l’entreprise qui historiquement a pour rôle inverse d’essaimer ses créations dans le monde civil (et idéalement réaliser des profits).

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Quand l’ouvrier mécanicien apporte au garage de son employeur ses
propres outils jugés plus pratiques et en meilleur état, qui s’en plaindrait ?
Le voilà encore plus motivé dans son travail : il aime valoriser son activité
quotidienne (sinon pourquoi user son propre matériel ?) et améliore son
efficience (1) ?

Certes son employeur déplorera de ne pas avoir été averti au préalable.
Il se reprochera sans doute de n’avoir pas mis à la disposition de ses salariés les meilleurs moyens de production disponibles en soulignant parfois leurs coûts excessifs car issus de la dernière recherche scientifique.

Par ailleurs s’il peut se contenter du minimum matériel pour l’accomplissement satisfaisant du travail, il ne peut invoquer ce coût pour négliger la sécurité de ses salariés (normes minimales de sécurité à respecter).
Mais au final les moyens de production appartenant à l’employeur ne seront pas usés et le travail supposé mieux effectué.

Cette situation satisfaisante pour chacune des parties est susceptible cependant de se détériorer en cas d’accidents causant un dommage soit au salarié soit à l’employeur qui, averti plus ou moins tard de l’intrusion d’éléments « non corporate », constatera les dommages et cherchera sans doute à l’avenir à contrôler ces éléments exogènes pour en tirer un avantage décisif pour son entreprise.

A. “Quand ça tourne mal “…

Dommage causé au salarié

Le salarié ouvrier mécanicien en serrant trop fort (l’outil est plus léger
mais sa force musculaire ne s’est pas habituée rapidement) cause un dommage au véhicule en réparation et reçoit un morceau d’acier le blessant grièvement au visage.
Par application de l’article L 411-1 du Code de la Sécurité Sociale, nous sommes bien en présence d’un accident du travail, accident provoqué indirectement par la bonne volonté du salarié (2).
La solution est satisfaisante car protectrice d’un salarié qui au surplus pensait bien faire : « C’est la mise à disposition du matériel elle-même qui déclenche l’obligation d’assurer au salarié une utilisation sécurisée, et non l’origine de cette mise à disposition » (3).

Dommage causé à l’employeur

Pour aller vers davantage d’immatériel, prenons l’exemple de l’informaticien bricoleur de son état.
Déplorant chez son employeur l’espace insuffisant dédié à la sauvegarde de
données locales sur chaque poste de travail, il décide d’apporter au bureau son propre programme de compression et d’archivage développé et configuré
avec la ferveur d’un « geek ».
Hélas…Ce qui fonctionnait chez lui se révèle irrémédiablement dommageable
pour son ordinateur, outil de travail et propriété de son employeur.
L’utilisation d’équipement personnel dans le cadre de son travail recouvre aussi l’hypothèse plus fréquemment rencontrée (et différente en ce sens que cette utilisation n’a pas pour finalité le travail lui-même) du salarié qui utilise par exemple une clé USB lui appartenant pour récupérer des documents privés ou un dictaphone personnel destiné à recueillir des preuves dans le cadre d’un contentieux à venir (4).
En résumé, si le monde du travail devient invasif pour la vie privée (télétravail, mobile…), la réciproque est désormais vraie.

B. Qualification et encadrement d’une situation nouvelle

Une qualification proche de l’invention du salarié ?

L’initiative du salarié ne serait-elle pas assimilable à une nouveauté (5),
une création, un acte novateur ? Il s’agit incidemment de mettre en lumière le rôle du « référentiel professionnel » élément connu du « biotope » de l’entreprise.

Le référentiel d’entreprise est le plus souvent le résultat de réflexions transverses (impactant donc tous les départements) et de contenu divers : référentiel de méthodes de production, d’équipements de travail, de rédaction de cahiers des charges.

Il peut être qualifié de standard d’entreprise, de norme commune née
d’un partage d’informations sans pour autant avoir une couleur disciplinaire.
Le règlement intérieur, au-delà de sa nature de cadre rigide de la sanction,
pourrait être rapproché de cette notion. Il reste néanmoins que le référentiel est fondamentalement le fruit d’une concertation bien loin de la norme unilatérale de l’employeur.

Et l’initiative isolée du salarié, par l’introduction d’une « invention » née de son activité privée, vient perturber ce bel ordonnancement bien référencé en y ajoutant un nouvel élément.

Doit-il en avertir au préalable son employeur ? La réponse la plus raisonnable est positive mais sur quel fondement ? La loyauté ? Il s’agit ici d’un acte positif du travailleur non d’une attitude déloyale, malhonnête.

L’analogie avec une activité créatrice au sein de l’entreprise offre un début de
réponse.
L’article L 611-7 du Code de la Propriété Intellectuelle traite en effet de la
découverte à l’occasion du travail ou à partir des moyens propriété de
l’entreprise : « Toutefois, lorsqu’une invention est faite par un salarié soit dans le cours de l’exécution de ses fonctions, soit dans le domaine des activités de l’entreprise, soit par la connaissance ou l’utilisation des techniques ou de moyens spécifiques à l’entreprise, ou de données procurées par elle, l’employeur a le droit, (…), de se faire attribuer la propriété ou la jouissance de tout ou partie des droits attachés au brevet protégeant l’invention de son salarié.
L’alinéa 3 de la disposition impose un devoir d’information : “Le salarié auteur d’une invention en informe son employeur qui en accuse réception selon des modalités et des délais fixés par voie réglementaire ».

Dans notre hypothèse, seule une information préalable permettrait à l’employeur non de sanctionner brutalement (et après coup en cas de dommage) mais d’orienter, canaliser et tirer profit d’une activité créatrice extérieure.

Interdiction, sanction ou…valorisation des usages
émergents

L’article L 1321-1 du Code travail fixe limitativement le contenu du
règlement intérieur, norme unilatérale fortement encadrée (élaboration et
publication).
Son alinéa 1 traite des « mesures d’application de la réglementation en matière de santé et de sécurité dans l’entreprise ou l’établissement (…) » pour renvoyer ensuite « aux instructions prévues à l’article L. 4122-1 ».
Celles-ci (spécialement l’alinéa 2) dispose que « Les instructions de l’employeur précisent, en particulier lorsque la nature des risques le justifie, les conditions d’utilisation des équipements de travail, des moyens de protection, des substances et préparations dangereuses. Elles sont adaptées à la nature des tâches à accomplir ».
Ces équipements sont les seuls référencés par l’entreprise et les seuls à être
utilisés au sein de celle-ci.
Dès lors rien n’interdirait, pour des raisons évidentes de sécurité, de compléter le règlement intérieur en prohibant expressément l’introduction et l’utilisation de tout élément matériel ou immatériel destiné à s’intégrer dans le processus du travail ET non référencé comme faisant partie des outils de l’entreprise (si nécessaire au moyen de notes de services pour une intervention ponctuelle et urgente : article L 1321-5 du Code du Travail).

Cette approche sévère (trop sévère au regard de l’intention du salarié mais a
priori nécessaire afin d’assurer une cohérence minimale dans le
fonctionnement d’une unité de production ?) est à tempérer cependant selon
la conception étroite ou large que l’on retient en définitive de “l’organisation
générale de l’entreprise”.

Ainsi la note de service relative seulement au bon fonctionnement du standard de l’entreprise ne relèverait pas de la discipline.
En définitive, interdire (et donc potentiellement sanctionner une violation de
l’interdiction) ne revient-il pas à se couper de certaines avancées
technologiques que le plus performant service de veille d’une entreprise peut
ignorer contrairement au salarié passionné mais agissant isolément ? (6)
Valoriser l’initiative personnelle en disposant notamment dans un code de
bonnes pratiques une “invitation à informer préalablement l’employeur” et
initier une procédure afin de valider cette initiative et en faire un nouveau
standard de l’entreprise constituent un minimum sans pour autant verser dans une stricte discipline qui garde toute sa pertinence dans d’autres domaines.

Notes :

(1) Efficience ou efficacité ? Deux notions reconnues comme étant
proches car gratifiantes l’une et l’autre mais pas tout à fait identiques.
L’efficience est une mesure des moyens mis en oeuvre. L’efficacité est
une mesure du résultat.
L’effectivité, elle, s’est invitée depuis quelques années dans le cadre du
droit du travail :
« Attendu que l’employeur, tenu d’une obligation de sécurité de résultat
en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs
dans l’entreprise, doit en assurer l’effectivité » Cassation. soc. 28 février
2006, pourvoi n° 05-41555, Bull.. civ. 2006, V, n° 87 p. 78. Ici le salarié
utilise ses propres ressources, de meilleurs moyens selon son opinion,
pour être plus efficient et au final plus efficace. L’efficacité est parfois, et
à tort, considéré comme le seul point contrôle intéressant
l’employeur pour évaluer (le travail de) son salarié : seul le résultat
compte. L’employeur se désintéresserait-il des moyens consacrés au
travail, de l’utilisation desdits moyens au cours du travail, lieu parfois de
grands dangers (accidents et maladies) et de certains coûts importants
(durée de réalisation), pour se focaliser sur la « production » seule ? Une
telle approche appartient davantage au XIXème siècle qu’au XXème.

(2) article L 411-1 du Code de la Sécurité Sociale “Est considéré comme
accident du travail, quelle qu’en soit la cause, l’accident survenu par le
fait ou à l’occasion du travail à toute personne salariée ou travaillant, à
quelque titre ou en quelque lieu que ce soit, pour un ou plusieurs
employeurs ou chefs d’entreprise ».

(3) Cass. crim., 9 mai 2012, n° 11-83.334, F-D, Procureur général près
la cour d’appel de Poitiers et a. : JurisData n° 2012-012123.
Et le commentaire de la décision « Mise à disposition_de materiel et
engagement » Stéphane Brissy La Semaine Juridique Social n° 43,
23 Octobre 2012, 1445. En l’espèce il s’agissait d’un escabeau mis à disposition par l’employeur afin de pallier à la défaillance d’un autre équipement de l’entreprise.
La Cour de Cassation se borne à retenir qu’il s’agissait bien d’un
équipement de travail. La loi ne distingue pas l’origine de l’équipement : article L 4311-2 du Code du Travail « Les équipements de travail sont les machines, appareils, outils, engins, matériels et installations (…) ». Le règlement précisant, comme une évidence (article R 4321-1 du Code du Travail) :
« L’employeur met à la disposition des travailleurs les équipements
de travail nécessaires, appropriés au travail à réaliser ou
convenablement adaptés à cet effet, en vue de préserver leur
santé et leur sécurité ».
L’hypothèse, encore aujourd’hui marginale, d’équipement de
travail appartenant en propre au salarié n’est pas abordée.
Celle-ci était plus courante, avant la standardisation et
l’industrialisation des modes de production, à une époque où le
salarié, sans vraiment en être un (un artisan-compagnon sous la
direction d’un maître) pouvait apporter ses outils « faits à sa main ».

(4) Pour un dictaphone personnel : Cass. soc., 23 mai 2012, pourvoi
no 10-23.521, arrêt no 1306 FS-P+B. la Cour de cassation a décidé
qu’un employeur « ne pouvait procéder à l’écoute des
enregistrements réalisés par la salariée sur son dictaphone
personnel en son absence ».
Yann Padova, juriste chez Baker & McKenzie et ex-secrétaire
général de la CNIL, estime que « cette décision pourrait préfigurer
d’un droit de regard des entreprises sur des outils qui, par définition,
sont privés ». Eric Peres, secrétaire national de FO-cadres, explique
que « aujourd’hui, la plupart de ces chartes sont obsolètes (…). Elles
passent totalement sous silence la question des supports personnels
au travail. » (Chartes informatiques).
La salariée aurait pu invoquer, en toute mauvaise foi, que l’appareil
était destiné à un usage professionnel (prendre des notes orales comme le font par exemple les avocats) et n’osait pas en demander un à son employeur.
Reste à expliquer la présence d’enregistrements d’autres
collègues…

(5) La nouveauté (article L 611-11 du Code de le Propriété
Intellectuelle) Une invention est nouvelle si elle n’est pas comprise
dans l’état de la technique.
Le caractère inventif (Article L 611-14 du CPI) Une invention
implique une activité inventive si pour un homme de métier, elle ne
découle pas de manière évidente de l’état de la technique.
La création doit être susceptible d’application industrielle (Article
L611-15 du CPI)

(6) Certains employeurs n’imposent pas un seul modèle mais en
suggèrent plusieurs. On est en présence d’un référentiel très souple
ouvrant la porte (imprudemment ?) aux initiatives salariales et
personnelles. Ben Fried (DSI, Google) : "Nos salariés utilisent les
terminaux et la bureautique qu’ils souhaitent" Chromebook, mais
aussi Mac, PC Windows, Linux... Les salariés de Google ont ainsi la
possibilité de choisir le type de terminal qu’ils souhaitent. C’est aussi
le cas des outils bureautiques. Au-delà des Google Apps, il est ainsi
possible d’utiliser Microsoft Office, OpenOffice ou Apple iWork. "La
répartition géographique de nos implémentations crée des besoins
en matière de travail collaboratif qui font que les Google Apps sont
utilisées par une large majorité d’utilisateurs", reconnaît Ben Fried. Le
CIO de Google précise : "Fournir un PC personnalisé nous revient
moins cher dans la mesure où l’utilisateur prend directement en
charge son support technique. Il connaît mieux que quiconque son
environnement. Il le fait donc mieux et plus rapidement qu’un help
desk ne le ferait. Or, c’est bien le support qui historiquement coûte
le plus cher, et non l’achat du PC." Mais, au-delà de cette
économie de coûts, c’est bien le surcroît de productivité qu’apporte
un environnement informatique personnalisé qui représente
l’avantage essentiel du modèle. JDN 06/06/12

ACTUALITES :
"Intel expose ses bonnes pratiques dans le Byod"
Article de Jean Pierre Blettner avec IDG NS
Le MondeInformatique.fr
Edition du 07/03/2013
"(...) Intel gérait 41 applications mobiles auxquelles il a ajouté 16 applications validées (...)".

Denis COURTIEU
Juriste/Conseil
CBO / Avocats

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Discussions en cours :

  • par Krishna , Le 16 août 2021 à 20:32

    Bonjour, cela fait quelques mois que je travaille dans une entreprise de livraison de repas en vélo exclusivement (méca ou VAE).

    L’entreprise dans le contrat parle de l’utilisation de notre matériel de transport comme “optionnelle”, or dans le réel pas de vélos ne nous sont proposés pour exécuter le travail de livraison.
    Une indemnisation kilométrique est toutes fois donnée avec la paye de 0,06€/km “prévoyant” les frais d’entretien, réparation ou autres.
    Tout paraît bien jusqu’à ce qu’on apprend que notre vélo personnel n’est pas assuré en cas d’accident ou de casse (que dire de vélo volé ?). En cas de crevaison de pneu, la solution de l’employeur est de mettre en pause le livreur, le temps de changer la chambre à air (s’il en a) ou en cas de panne de le mettre en congés sans solde question que le livreur s’en occupe. Il faut mentionner qu’il n’y a pas de local de l’entreprise avec des outils ou matériel de rechange en cas de problème mécanique.

    1-Est-il normal ?
    2-L’employeur a t il l’obligation de mettre en disposition des vélos pour travailler ?
    3-Pénaliser le livreur avec des congés sans solde en cas de panne est il correct et normal ?

    Tout cela sans mentionner aussi que nous devons ramener notre téléphone nous permettant de recevoir les commandes et les livrer ainsi que payer son forfait, prévoir une batterie externe (demandée par l’employeur), prévoir des phares pour les vélos pour “être vus”, en cas de VAE payer l’électricité consommée pour charger la batterie du vélo…

  • par Comeau jerome , Le 28 décembre 2016 à 16:47

    Bonjours depuis un an mon patron m’a embauché comme poseur avant moi les menuiserie était posé par un artisan qui avait son propre matériel j ai du prendre mon matériel pour pouvoir pose cela dure depuis plus d un ans et rien pas d hachât de matériel de sa part que doit je faire lui louer car j ai deja grimée une visseuse portative et rien pas de remplacement ni dédommagement

  • par Christian , Le 19 avril 2014 à 11:50

    Bonjour,

    Je suis dans un cas un peu différent : mon employeur veut m’obliger à m’équiper à mes frais d’une tablette puisque la documentation indispensable à l’exercice de mon travail (et obligatoire) est maintenant sous forme de fichiers PDF, et pour faire des économies, il ne sera plus fourni aux employés une documentation "papier".

    Mon employeur ne doit-il pas mettre à disposition de ses salariés un support (type ordinateur, tablette, ou lecteur e-ink) ?

    Dans ce cas, que peuvent faire les salariés pour refuser d’acheter ce matériel (qui en plus a une durée de vie de 2 à 5 ans) ?

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