Parlementaires et constitutionnalistes de tous bords ont festoyé mi-octobre 2024 pour le cinquantième anniversaire [1] de la saisine par les sénateurs et députés de l’opposition de la possibilité de saisir le Conseil constitutionnel pour qu’il vérifie que les textes adoptés par la majorité sont conformes à la Constitution et respectent, en outre, le « bloc de constitutionnalité » forgé en 1973.
Prétexte pour revenir sur cette vénérable institution qui, de chien de garde du gouvernement, s’est transformée, au fil des décennies, en un « véritable juge constitutionnel » au service du citoyen, notamment après la réforme de 2008 qui a ouvert sans limites le champ du possible avec la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Le seul point noir lui interdisant pour l’heure l’accès à un « véritable statut de cour suprême » étant la composition de ses membres désignés [2], par tiers, par les présidents de la République, du Sénat et de l’Assemblée nationale - et dont les anciens présidents de la République sont membres de droit - sont davantage des personnalités politiques que des juristes aguerris de premier plan. De même, le président du Conseil constitutionnel est nommé par le président de la République alors que, en Italie ou en Espagne, par exemple, il est élu par ses pairs.
Introduit dans l’ordre juridique français par la Constitution de la Cinquième République du 4 octobre 1958, le Conseil constitutionnel devait en effet être pour le garde des sceaux et ministre de la Justice d’alors, Michel Debré, « une arme contre la déviation du régime parlementaire » [3]. Pour son mentor, le général de Gaulle, « la seule cour suprême étant le peuple » [4], il fallait faire en sorte de « subordonner la loi, la volonté du Parlement, à la règle supérieure édictée par la Constitution » car, explique le garde des sceaux de 1958, « il n’est ni dans l’esprit du régime parlementaire, ni dans la tradition française, de donner à la justice, c’est-à-dire à chaque justiciable, le droit d’examiner la valeur de la loi ». Il a donc été imaginé, par le constituant de 1958, une institution sui generis [5] que seules les quatre plus hautes autorités peuvent saisir, id est le président de la République, le premier ministre ou le président de l’une ou l’autre assemblée, et dans le seul but de s’assurer que le législateur n’outrepasse pas les limites que lui fixe l’article 34 de la Constitution.
C’est sous la présidence (1965-1974) de Gaston Palewski (1901-1984) que le Conseil s’émancipera à l’occasion de la loi dite Marcelin tendant à réformer la liberté d’association en censurant certaines dispositions en visant, non pas la Constitution de 1958 mais, l’un des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République [6] mentionné au préambule de la Constitution de 1946 [Cons. constit., 16 juill. 1971, n° 71-44 DC, Liberté d’association. et c’est sous l’impulsion de Valéry Giscard d’Estaing et le gouvernement Chirac I (1974-1976) qu’une loi constitutionnelle du 29 octobre 1974 élargit la saisine du Conseil pour les lois ordinaires [7] à soixante députés ou soixante sénateurs en modifiant le second alinéa in fine de l’article 61 de la Constitution.
D’arme contre la déviation du régime parlementaire lors de sa création en 1958, la réforme de 1974 va faire du Conseil constitutionnel une arme et un contre-pouvoir au service de l’opposition parlementaire face, selon le cas, à une majorité de gauche lors des nationalisations de 1981 ou de droite lors de la loi Pasqua relative à la maîtrise de l’immigration de 1993.
Pour vérifier la constitutionnalité a priori d’une loi ordinaire, le Conseil peut donc, depuis 1974, être également saisi, sur le fondement du second alinéa de l’article 61 de la Constitution, par soixante députés ou par soixante sénateurs, dès le vote de la loi par les deux assemblées et en tout cas, il doit être saisi avant que la loi ne soit promulguée par le président de la République. Dans la pratique, la majorité des saisines est, à titre principal, le fait de l’opposition parlementaire [8] qui peut soulever l’un ou l’autre des quatre griefs d’inconstitutionnalité que sont (i) l’incompétence négative ou positive du législateur, (ii) le vice de procédure incluant notamment la méconnaissance du droit d’amendement, (iii) la violation de la Constitution et (iv) le détournement de pouvoir qui permet de censurer les dispositions qui n’auraient été prises que dans un seul intérêt financier.
Le Conseil statue dans un délai contraint d’un mois, voire huit jours en cas d’urgence, et la loi déclarée contraire à la Constitution pourra soit être promulguée si les dispositions inconstitutionnelles sont divisibles du reste de la loi, soit être abandonnée, soit, à la demande du président de la République, faire l’objet d’une nouvelle délibération en application de l’article 10 de la Constitution. Insusceptibles de recours, les décisions du Conseil s’imposent erga omnes aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et judiciaires. « L’autorité absolue de la chose jugée » attachée à chacune de ses décisions implique que le Conseil ne peut pas, sauf disposition nouvelle ou révisée de la Constitution, être saisi a posteriori, sauf par la voie de la question prioritaire de constitutionnalité depuis 2010, d’une loi validée a priori.
Le bilan du contrôle de la constitutionnalité des lois, au cours des quatorze premières années, sur le fondement du second alinéa de l’article 61, est tout à fait dérisoire avec seulement neuf décisions rendues [9], dont six sur saisine du premier ministre pour dépassement de pouvoirs du parlement et trois sur saisine du président du Sénat [10] parmi lesquelles la décision historique relative au contrat d’association du 16 juillet 1971.
Avec la possible saisine parlementaire à partir de la fin 1974 [11], les recours vont « exploser » et dans l’une de ses décisions, le Conseil pourra ainsi affirmer que « la loi votée n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution » [12].
Sur les 550 saisines parlementaires analysées [13] et qui ont fait l’objet d’une décision rendue postérieurement à la réforme de 1974, 139 proviennent de sénateurs et 411 de députés. Seules 13 décisions (2,36%) ont été déclarées totalement non-conformes à la Constitution, 301 partiellement (54,73%) dont 2 avec effet différé et 32 avec des réserves, 228 conformes (41,45%) dont 11 avec des réserves. Huit saisines ayant fait l’objet d’une décision d’incompétence (3), d’irrecevabilité (4) ou de rejet (1) en cas de saisine respectivement à l’encontre d’un traité, prématurée ou tardive, ou en cas de seconde saisine à l’encontre d’un texte sur lequel le Conseil s’était déjà prononcé. Depuis 2010, ce sont les saisines des justiciables via la question prioritaire de constitutionnalité [14] qui monopolisent les Sages avec un nombre de saisines quatre à cinq fois supérieur à celui des parlementaires.