Diffamation n’est pas dénigrement, et vice versa ? (la suite).

Par Laurent Feldman, Avocat.

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Explorer : # diffamation # dénigrement # responsabilité des forums # liberté d'expression

Les derniers développements de la jurisprudence en matière de E-réputation sur internet laissent à penser que les tribunaux se sensibilisent à la E-réputation des entreprises et particulièrement s’agissant des acteurs du E-commerce.

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Par un commentaire d’il y a presque deux ans déjà, nous étions revenu sur la décision du tribunal de grande instance de Paris en date du 23 septembre 2015 par lequel la société MyMaison avait été déclarée irrecevable dans ses demandes à l’encontre du site LesArnaques.com, le tribunal ayant considéré qu’il s’agissait de diffamation, et non de dénigrement.

La procédure coercitive concernant la diffamation n’ayant pas été respectée selon le TGI, la demande avait été déclarée irrecevable.
Nous avions soulevé alors les résistances des tribunaux concernant la mise en cause de la responsabilité des administrateurs de forums, ainsi que des hébergeurs.
Nous avions en outre souligné l’énorme dangerosité de l’absence de contrôle des publications sur internet, et l’archaïsme de la loi de 1881 pour en juger.

On nous avait opposé, de manière régulière, mais peu pertinente, la liberté d’expression et l’atteinte à ce droit fondamental.
Comme si le fait de pouvoir « libérer » la parole sur internet avait valeur de principe fondamental de la société.

Cette posture qui permet d’éviter de débattre sur le fond de ce droit, qui évite la mise en cause et la responsabilisation des acteurs de l’internet est déjà du passé pour d’autres pays européens, et notamment nos voisins belges.

Deux décisions intéressantes sont venues marquer une certaine évolution de la matière.

- Tribunal de commerce de Paris, 8e chambre, jugement du 23 novembre 2016.

Le 6 juillet 2015, deux sociétés, une agence de voyage, et une société de prestations informatiques saisissent le tribunal de commerce, ce qui en soi est intéressant, contre l’association Lesarnaques.com qu’elles accusent de dénigrement.

Il convient de rappeler que dans la procédure MyMaison, c’est le tribunal de grande instance qui avait été saisi.
Les éléments qui sont mis en avant par les deux sociétés tels qu’ils ressortent du jugement, semblent identiques à ceux mis en avant devant le tribunal de grande instance, à savoir que :
- Les Arnaques.com cachent sous les aspects de forums libres une société commerciale, donnant ainsi compétence au tribunal de commerce ;
- Que le nom commercial des sociétés est utilisé dans les messages
- Que lesArnaques.com profite de la notoriété de ces marques pour vendre des encarts publicitaires.

De son côté, LesArnaques.com avait de manière habituel relevé :
- L’incompétence du tribunal de commerce,
- Et d’autre part la première jurisprudence, celle d’octobre 2015, qui avait rejeté la demande sur le fondement du dénigrement, le juge considérant les messages comme de la diffamation.

Prenant la position inverse de celle du tribunal de grande instance, le tribunal de commerce met en exergue la responsabilité du forum, ainsi que des modérateurs.

Plus encore, le tribunal de commerce reconnaît une responsabilité élargie à ces modérateurs, qui même en supprimant certains mots des messages, en laisse deviner la teneur.

Comme dit le tribunal de commerce :
« Le mot ainsi supprimé reste parfaitement imaginable par le lecteur du commentaire… Le caractère dénigrant du propos n’est en rien atténué. »

De même, et fort à propos, le tribunal de commerce ne manque pas de signaler que le nom lui-même du site qui comporte le mot « Arnaques » est dénigrant.

Le tribunal note au surplus que toute notion de médiation a disparu de ses forums.

Suivant cette droite ligne, le tribunal est saisi, non seulement pour dénigrement, mais aussi pour parasitisme dans le sens où le parasitisme est : « l’ensemble des comportements par lesquels un agent économique s’immisce dans le sillage d’un autre afin de tenir profit, sans rien dépenser, de ses efforts et de son savoir faire. »

Au demeurant plus à même d’apprécier l’utilisation des nouvelles technologies que le tribunal de grande instance, le tribunal de commerce fait preuve d’un raisonnement économique et décrit le système de rémunération du site grâce au service adSense de Google.

Cependant, le tribunal rejette le parasitisme faute de preuve positive.

Les arnaques.com sont par conséquent condamné au visa de l’ancien article 1382 et 1383 du Code civil à 9000 euros au titre du préjudice subi.

- Tribunal de grande instance de Marseille, 11A ch. coll., jugement correctionnel du 29 novembre 2016

La décision du tribunal de grande instance de Marseille est presque concomitante à celle du tribunal de commerce, et concerne en matière de procédure le volet pénal du délit de diffamation, lequel peut être poursuivi « au civil ».

Cette décision est intéressant à plus d’un égard car elle résume bien l’état des fluctuations du droit positif en la matière, et le peu de sécurité juridique devant ce phénomène nouveau qu’est le dénigrement sur internet.

Le prévenu était poursuivi pour avoir publié sur son compte facebook un commentaire concernant le site « sauvermonpermis.com » dont les propos sont les suivants :
« Le genre de site www.sauvermonpermis.com est une pure tromperie et vous perdrez votre temps et votre argent ; aucun avocat n’a le droit d’apporter son concours à ce type de commerce illicite, et surtout, ce type de société commerciale ne pourra jamais vous orienter vers un véritable spécialiste du droit routier… fuyez l’arnaque. »

Le tribunal de grande instance de Marseille, suivant ainsi le raisonnement a contrario de celui du tribunal de grande instance de Paris dans la première décision citée, relaxe le prévenu par cet attendu.
« L’analyse des écrits dénoncés fait en effet apparaître que les critiques reprochées à Monsieur X ne visent pas un fait précis et déterminé susceptible de porter atteinte à l’honneur et à la considération de la partie civile, mais porte sur l’appréciation générale des services et prestations fournis via son site internet par la partie civile. Ils ne relèvent donc pas de la diffamation mais d’un éventuel dénigrement relevant de la compétence de la juridiction civile saisie sur le fondement de l’article 1382 du Code civil. »

Ainsi, et symétriquement à la première décision, lorsque ce n’est pas diffamation c’est dénigrement, et lorsque ce n’est pas dénigrement c’est diffamation, ou vice versa.

Le rejet de la demande semble donc dépendre de la procédure suivie et de la juridiction saisie.

Ce qui ne manque pas d’interroger le commentateur, est que dans cette dernière procédure, le prévenu avait été renvoyé devant le tribunal correctionnel, non pas par une citation directe, comme souvent, mais après une instruction correctionnelle menée par un juge d’instruction.

Or, la première vérification effectuée s’agissant des éléments matériels de la diffamation, est l’analyse des propos diffamatoires.

On ne peut que solliciter de plus fort un véritable consensus qui débouchera sur l’acception de la spécificité des propos diffusés sur internet.

D’ici là, et entre la première décision, et la dernière, les « dérapages » des internautes ont augmenté de manière exponentielle et très préoccupante.

Liens vers les décisions :
http://www.feldman-avocat.fr/public...
http://www.feldman-avocat.fr/public...

Maître Laurent FELDMAN

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Discussions en cours :

  • Dernière réponse : 25 février 2017 à 11:01
    par 1881 , Le 24 février 2017 à 14:21

    Bonjour,

    dans la décision sur lesarnaques, il ne semble pas que lesarnaques ait demander à bénéficier du régime de l’hébergeur de l’article 6 de la LCEN. s’il n’y a pas eu de notification complète alors sa responsabilité n’aurait pas du être engagée. ce n’est pas une bonne jurisprudence selon moi.

    pour un propos jugé diffamatoire, le juge d’instruction ne doit pas examiner le fondement juridique. il doit juste déterminer qui a tenu le propos, si la responsabilité du gérant du site peut être engagée, si les faits ne sont pas prescrits.

    Serge
    http://www.loi1881.fr/

    • par Maître FELDMAN , Le 24 février 2017 à 19:17

      Cher Monsieur,

      J’avoue ne pas comprendre ce que vous écrivez.

      Pour la décision concernant le Tribunal de Commerce et les arnaques.com, on ne demande pas à "bénéficier" d’un statut plutôt que d’un autre, il s’agit là d’un jugement rendu sur le dénigrement et le juge n’a pas cru utile d’appliquer la loi LCEN dans son jugement.

      En ce qui concerne le rôle du juge d’instruction, je vous invite à approfondir vos connaissances puisqu’il ne se limite pas à déterminer qui aurait tenu des propos diffamatoires mais il doit quand même vérifier le fondement juridique même superficiellement.

    • par 1881 , Le 25 février 2017 à 11:01

      bonjour,

      extrait de http://www.senat.fr/rap/r15-767/r15-7671.html :
      "Autrement dit, comme le souligne Christophe Bigot, le schéma applicable en droit de la presse est inversé par rapport au droit commun : au lieu d’être saisi de faits qu’il qualifie ensuite, le juge d’instruction « est requis d’instruire sur un fait, dont la qualification est précisée de façon irrévocable dans le réquisitoire introductif »21(*)."

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