Accidents de la circulation : l’assureur, nouvel acteur de la solidarité nationale.

Par Brahim Lafoui, Etudiant.

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Explorer : # indemnisation des victimes # nullité du contrat d'assurance # responsabilité civile # solidarité nationale

En date du 16 janvier 2020, la Cour de cassation a rendu un arrêt prenant acte du principe d’inopposabilité aux tiers de la nullité du contrat d’assurance de responsabilité énoncé par la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) en matière d’indemnisation des dommages résultant d’un accident de la circulation. Véritable rupture avec l’état initial du droit français en la matière, il convient d’envisager les apports d’une telle position et d’évoquer les éventuelles implications dans les relations entre l’assureur, le conducteur responsable et la victime.

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Dans le cadre d’un sinistre automobile provoqué par l’abandon d’un véhicule terrestre à moteur sur une voie ferrée, les victimes de dommages matériels ont intenté un recours en réparation contre l’assureur du conducteur impliqué.
Cependant, après les avoir intégralement indemnisées, ce dernier a ultérieurement appris que l’assuré responsable avait intentionnellement omis d’évoquer au moment de la souscription du contrat une condamnation pénale dont il avait fait l’objet pour manquement au Code de la route.
L’assureur a ainsi opposé au conducteur la nullité de sa police d’assurance pour fausse déclaration intentionnelle et l’a assigné en restitution de l’indemnité du sinistre. Il a également demandé à ce que le jugement soit opposable au Fonds de Garantie Obligatoire des Assurances de dommages (FGAO).

Cependant, saisie du litige, la Cour de cassation a rejeté sa demande et a affirmé le principe d’inopposabilité de la nullité du contrat d’assurance de responsabilité civile d’un conducteur responsable à l’égard des tiers se prévalant de la qualité de victime [1]. Si la décision est particulièrement favorable à l’indemnisation de cette dernière, elle demeure à certains égards source de difficultés pour l’assureur de responsabilité civile.

L’extension des exceptions inopposables par l’assureur aux victimes d’accidents de la circulation.

Le problème de droit soumis à la Cour de cassation fut celui de l’opposabilité par un assureur de l’exception de nullité d’un contrat d’assurance de responsabilité civile automobile aux tiers victimes d’un préjudice causé par son assuré. Avant ces récentes interventions jurisprudentielles, la nullité de la police d’assurance rompait non seulement le lien contractuel entre l’assureur et ce qui était jusque-là son assuré, mais le dégageait également de toute obligation de réparer le préjudice résultant de son fait. En effet, alors que le Code des assurances rend inopposables au tiers victime des clauses spécifiques d’un contrat d’assurance obligatoire afin de garantir la réparation du préjudice subi [2], aucun sort particulier n’était réservé quant aux effets de la nullité sur ce dernier. Elle pouvait ainsi permettre à l’assureur de refuser de l’indemniser en cas de fausse déclaration intentionnelle de son assuré du fait de la disparition rétroactive de la couverture ; et à cet égard, la Cour de cassation s’est attachée à le rappeler plusieurs fois dans le cadre d’une jurisprudence initialement constante [3].
Cependant, cet état du droit a été reconsidéré sous l’initiative du juge européen, saisi du même problème de droit mais ayant pris une orientation inverse. En effet, dans le cadre d’une décision du 20 juillet 2017 à l’encontre d’une société d’assurance portugaise [4], la CJUE s’est fondée sur la ratio legis des directives européennes en matière de responsabilité civile et d’assurance automobile [5], qui est d’assurer une protection optimale des victimes d’accident de la circulation en faisant échec à toute disposition ou clause ayant pour effet de limiter leur droit à indemnisation. Ainsi, la CJUE est venue faire échec à toute législation nationale qui rendrait opposable erga omnes la nullité d’une couverture de responsabilité civile ; et en ce sens, elle a contraint l’assureur à réparer le préjudice subi par le tiers victime de l’accident de circulation.
En conséquence, le droit français s’est conformé à la position européenne en matière de réparation du préjudice résultant d’accidents de la circulation en transposant cette nouvelle règle de droit.
Elle a d’une part été reprise par le législateur, qui, par la loi du 22 mai 2019, a inséré dans le Code des assurances une disposition faisant échec à l’opposabilité de la nullité du contrat d’assurance de responsabilité civile aux tiers se prévalant d’un préjudice [6]. La disposition rappelle d’ailleurs l’existence d’une action subrogatoire à l’encontre de l’assuré pour qui il a payé la dette de responsabilité civile, afin que ce dernier tire les conséquences de l’annulation de sa police d’assurance. Cette règle a d’autre part été fidèlement mise en œuvre par la Cour de cassation, qui a revu sa position initiale et qui va jusqu’à citer la référence jurisprudentielle européenne pour justifier le motif de ses arrêts.

Une nouvelle garantie d’aboutissement du recours en indemnisation engagé par la victime d’un accident de la circulation.

Cette règle nouvelle en droit français fait apparaître une volonté claire et non-équivoque d’optimiser les conditions d’indemnisation des victimes d’accident de la circulation. En effet, l’inopposabilité de la nullité d’un contrat d’assurance de responsabilité civile à ces derniers répond à deux difficultés pratiques pouvant porter atteinte à son droit à réparation.
D’une part, la mobilisation de l’assureur répond aux limites de compétence du FGAO. En effet, le Code des assurances définit le champ d’intervention matérielle de la structure, et donc, les conditions dans lesquelles elle éteint la créance de responsabilité de la victime pour s’y subroger et se retourner contre l’auteur de l’accident [7]. Or, à la lecture des règles organisant son fonctionnement, il apparait que son intervention est assez limitée et est majoritairement subordonnée à l’absence d’assureur en mesure de réparer les préjudices invoqués. De plus, il intervient principalement en matière corporelle, et n’indemnise de dommages matériels que dans des cas très limités (notamment en cas de personne responsable non-identifiée). De fait, le tiers ayant subi un préjudice matériel du fait d’une personne identifiée ne pourra solliciter le FGAO pour sa réparation. La position adoptée par le législateur et par la jurisprudence a ainsi le mérite de limiter les hypothèses où il ne pourrait obtenir une réparation rapide et certaine, en lui évitant notamment de subir une fin de non-recevoir par le FGAO.
D’autre part, avant ce revirement jurisprudentiel, en l’absence d’une police d’assurance et sans intervention possible du fonds d’indemnisation, la victime était contrainte d’adresser elle-même sa réclamation indemnitaire au conducteur responsable. Lorsqu’il se prévaut d’un préjudice du fait d’une personne identifiée, le tiers est titulaire d’un droit de créance qu’il peut opposer à ce dernier dans le cadre d’un recours en réparation dans les conditions du droit commun de la responsabilité civile. Cependant, la mise en œuvre pratique d’une réclamation chiffrée est souvent rendue complexe (en phase amiable) par l’absence d’informations suffisantes permettant d’identifier et de localiser ce responsable, ou encore par l’éventuelle méconnaissance des règles applicables fondant son action. Ce sont donc autant de facteurs qui créent un véritable aléa sur ses chances d’obtenir l’indemnisation de son préjudice sans passer par un juge. En contraignant l’assureur à avancer l’indemnité compensatrice du préjudice afin qu’il se subroge dans les droits de la victime, l’inopposabilité de la nullité du contrat aux tiers replace l’aléa du recours sur l’assureur, qui dispose vraisemblablement de plus d’informations et qui devra supporter le risque de non-aboutissement. Par conséquent, l’indemnisation amiable de son préjudice en devient presque certaine.

Les difficultés pratiques de conciliation de la règle avec les contraintes de l’assureur dans la maitrise de ses risques.

Bien que la finalité du principe d’inopposabilité de la nullité aux victimes d’accidents soit louable, une discussion est permise quant au procédé employé pour parvenir à l’optimisation de leurs conditions d’indemnisation. En effet, cette solution place l’assureur dans une position inconfortable à plusieurs égards.
Avant tout, l’inopposabilité de la nullité du contrat d’assurance revient à imposer à la compagnie d’assurance d’exécuter une garantie de responsabilité civile qui a totalement disparu de l’ordre juridique, et de surcroît, au profit d’une personne responsable avec qui, en toute hypothèse, elle n’entretient plus aucun lien de nature contractuelle. En effet, le support contractuel qui permettait de donner force juridique à son obligation de règlement a été rétroactivement anéanti, mais il lui est malgré tout demandé d’assumer une couverture assurantielle inexistante. En toute rigueur méthodologique, celui qui était l’assureur du responsable ne l’est plus et, de fait, devient parfaitement étranger à l’opération délictuelle. De surcroît, la loi et le juge lui exigent de mettre en application un contrat incontestablement vicié et qui n’a donc pas sa place dans l’ordonnancement juridique en raison du manquement par le souscripteur à son devoir de bonne foi. Ainsi, l’assureur se voit non seulement privé des effets protecteurs de la nullité, mais se trouve en plus contraint au respect d’une relation juridique bancale établie en contradiction avec une règle d’ordre public.
Au-delà de l’incohérence conceptuelle que soulève l’inopposabilité de la nullité aux victimes, les effets de la solution ne sont pas sans conséquence sur la maitrise des risques de l’assureur, à plus forte raison dans le cas d’une fausse déclaration intentionnelle. En effet, la nullité lui permet de conserver les primes qu’il a pu percevoir, en dépit de la nullité du contrat [8] (qui, en réalité, n’a d’effet qu’à l’égard du souscripteur de mauvaise foi). Logiquement, les primes conservées à titre de sanction avaient été calculées en vue d’un risque appréhendé sur la base des éléments d’information communiqués par le souscripteur. Ces informations étant déconnectées de la véritable réalité du risque, la réticence ou la fausse déclaration a eu pour effet de changer l’objet du risque et donc, de sous-estimer le besoin en primes pour conserver l’équilibre de la mutualité d’assurés. Or, en raison de l’implication de l’assureur dans la réparation des dommages, ces primes sous-évaluées seront a priori réemployées à la réparation d’un préjudice dont l’étendue n’aura pas été suffisamment et rigoureusement anticipée pour y faire face. Il faut également mentionner l’efficacité relative de l’action subrogatoire dont il est titulaire après indemnisation de la victime, puisqu’elle l’expose au risque d’insolvabilité de son débiteur : il devra donc très probablement se satisfaire d’un paiement échelonné sur une période de temps plus ou moins étendue. En conséquence, en plus de supporter la mauvaise foi du souscripteur, l’assureur est contraint de maintenir dans la durée un équilibre financier compromis par une anticipation erronée des risques couverts, et ce, sans garantie de récupération rapide des fonds avancés par le biais de l’action subrogatoire.

La primauté accordée à la solidarité nationale dans l’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation.

La finalité de la règle soulevée par la jurisprudence (et désormais, consacrée par le législateur) demeure louable en ce qu’elle maximise les chances d’indemnisation du préjudice subi par les victimes d’accident de la circulation. Cependant, les modalités d’indemnisation des tiers qu’elle suggère place l’assureur dans une situation d’imprévisibilité, qui peut devenir déterminante si les cas potentiels de réticence dolosive donnant lieu à nullité sont multiples.
En réalité, si la couverture d’assurance disparait de l’ordonnancement juridique, la situation du responsable est analogue à celle où il ne serait pas assuré et en ce sens, la prise en charge par le FGAO aurait pu être envisageable. Certes, l’objectif de cette solution n’est pas d’attribuer aux acteurs privés du marché de l’assurance le rôle d’un fonds subsidiaire d’indemnisation. Pourtant, l’inopposabilité de la nullité les place ponctuellement dans ce schéma en leur imposant de réparer le préjudice en présence d’un défaut d’assurance. La loi ainsi que la jurisprudence ont ainsi démontré la volonté d’une meilleure implication des assureurs de responsabilité civile automobile dans la prise en charge des victimes ; quitte à contraindre leur maitrise de l’opération de mutualisation des risques.

Il est donc possible de se demander si l’impératif de solidarité nationale en matière automobile demeure encore la mission exclusive des pouvoirs publics, ou alors si la préservation de l’intérêt général commande une intervention plus active des assureurs privés. Le droit positif semble désormais plaider en faveur de la seconde conception.

Brahim Lafoui,
Étudiant en Master 2 de Droit des assurances,
Université Paris-Dauphine

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Notes de l'article:

[1Cass., Civ. 2e, 16 janvier 2020 (n°18-23.381).

[2L’article R. 211-13 du Code des assurances sur l’inopposabilité de la franchise, des exclusions, des clauses de déchéance et de la réduction d’indemnité en application de l’article L. 113-9 du même code.

[3A titre d’exemple : Cass., Crim., 31 mai 1988 (n°87-84.010) ; Cass., Crim., 12 juin 2012 (n°11-87.395).

[4CJUE, 20 juillet 2017 (C-287/16).

[5Directive 72/166/CEE du Conseil, du 24 avril 1972 ; Directive 84/5/CEE du Conseil, du 30 décembre 1983 et Directive 90/232/CEE du Conseil, du 14 mai 1990 concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à l’assurance de la responsabilité civile résultant de la circulation de véhicules automoteurs.

[6L’article L. 211-7-1 du Code des assurances sur l’inopposabilité de la nullité du contrat aux tiers.

[7Les articles L421-1 et suivants du Code des assurances régissant le Fonds de Garantie des Assurances Obligatoires de dommages.

[8L’article L. 113-8 du Code des assurances sur les sanctions de la fausse déclaration intentionnelle.

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