Bruit technique : pas de condamnation sans expertise judiciaire.

Par Christophe Sanson, Avocat.

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Explorer : # nuisances sonores # troubles de voisinage # preuve judiciaire # prescription

Dans un arrêt du 28 avril 2022, la Cour d’appel de Douai a infirmé un jugement de première instance condamnant une auto-école à réparer le préjudice subi par des riverains sur le fondement de troubles anormaux de voisinage, alors même qu’aucune expertise judiciaire n’avait été ordonnée ni aucun mesurage acoustique effectué.
En statuant de nouveau, la Cour d’appel a considéré, que les riverains ne démontraient pas suffisamment la réalité des nuisances sonores alléguées.
Arrêt de la 3ème chambre civile de la Cour d’appel de Douai du 28 avril 2022, n° 22/170.

-

Présentation de l’affaire.

1°. Faits.

La Sarl Auto-Ecole P. était propriétaire et exploitante d’une piste destinée à l’apprentissage de la conduite de motos, située sur un terrain avoisinant le domicile des époux D.

Alléguant d’importantes nuisances sonores qui trouveraient leur source dans la piste de motos, les époux D. avaient assigné l’Auto-Ecole P. devant le Tribunal de grande instance de Saint Omer, afin d’obtenir la cessation et la réparation du trouble anormal de voisinage qu’ils prétendaient subir.

2°. Procédure.

Par jugement du 25 septembre 2020, le Tribunal avait constaté l’existence d’un trouble anormal de voisinage et avait ordonné à l’Auto-Ecole P. de faire cesser les nuisances sonores provenant de l’exploitation de la piste de moto, dans un délai de six mois, et ce, sous astreinte de 100 euros par jour de retard.

La Sarl Auto-Ecole P. avait également été condamnée aux entiers dépens et à payer aux époux D. la somme de 4 000 euros au titre des dommages et intérêts et 2 000 euros en application de l’article 700 du Code de procédure civile.

Le 21 décembre 2021, la Sarl Auto-Ecole P.. avait interjeté appel du jugement auprès de la Cour d’appel de Douai et demandé aux juges :
- d’annuler la totalité du jugement querellé ;
- de débouter les époux D. de l’ensemble de leurs demandes ;
- d’admettre une fin de non-recevoir fondée sur la prescription de l’action des époux D. dont l’action portait sur des faits remontant à plus de cinq ans ;
- de condamner in solidum les époux D. à lui verser la somme de 23 146,50 euros, au titre de la perte de chiffre d’affaires ;
- de condamner in solidum les époux D. à lui verser la somme de 13 635,43 euros sur le fondement de l’article 700, ainsi qu’aux entiers dépens de première instance et d’appel.

Les époux D. avaient, quant à eux, demandé à la Cour de confirmer le jugement de première instance, et de condamner la Sarl Auto Ecole P. à leur verser :
- la somme de 30 000 euros en réparation de leurs préjudices ;
- la somme de 10 000 euros pour appel abusif ;
- la somme de 9 500 euros sur le fondement de l’article 700, ainsi que les entiers dépens.

3°. Décision du juge.

La Cour d’appel de Douai a infirmé le jugement de première instance en toutes ses dispositions et débouté les époux D. de l’ensemble de leurs demandes.

La Cour a également condamné les époux D. à payer à la Sarl Auto Ecole P. la somme de 5 000 euros sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile ainsi qu’aux entiers dépens de première instance et d’appel.

Les autres demandes des parties ont été rejetées.

I. Observations.

A. L’absence d’expertise judiciaire comme obstacle à la caractérisation d’un trouble anormal de voisinage.

Les époux D. soutenaient être victimes de nuisances sonores constituées des vrombissements des motos, ainsi que du bruit de leurs passages, freinages et autres manœuvres.

Au soutien de leurs prétentions, les époux D. produisaient une pétition d’avril 2013 par laquelle les riverains s’étaient opposés au projet de construction de la piste, des photographies et plans démontrant la préexistence de leur immeuble, ainsi que deux procès-verbaux de constat d’huissier de septembre 2013 et septembre 2021.

Le premier procès-verbal faisait état de la présence de motards s’entraînant, et d’un mesurage des décibels pendant une demi-heure, tandis que le second, destiné à constater la localisation géographique des lieux, ne relevait pas la présence de motos sur la piste.

La Sarl Auto-Ecole P., quant à elle, démontrait l’absence de troubles, par la production de plannings de leçons de moto, ainsi que des témoignages de riverains, d’où il ressortait que les cours n’avaient pas lieu en dehors des horaires règlementaires, et ne généraient pas de bruit incommodant.

La Cour a tout d’abord rappelé le caractère objectif de la responsabilité liée aux troubles anormaux de voisinage, en précisant que les victimes de nuisances sonores peuvent obtenir réparation de leur préjudice, en rapportant la preuve d’un dommage en lien direct avec le trouble anormal de voisinage, sans qu’il soit besoin de démontrer l’existence d’une faute.

Concernant les bruits d’origine technique, les juges ont cependant considéré que l’anormalité du bruit généré devait être établie par ses mesurages et des données concrètes et fiables, et non par un simple procès-verbal de constat d’huissier.

Dans le cas d’espèce, la Cour a constaté que les époux D. ne produisaient aucune expertise amiable ou judiciaire, aucun calcul d’émergence sonore, ni mesurage effectué dans les règles de l’art, permettant de démontrer « l’intensité du bruit, sa répétition, sa persistance diurne voire nocturne ».

Les juges ont ainsi considéré que l’ensemble des pièces produites par les époux D. ne suffisait pas à démontrer que l’activité de la Sarl Auto Ecole P. causait à ces derniers, « dans des circonstances factuelles », des inconvénients d’une importance, d’une intensité et d’une répétition telles qu’ils dépassaient les troubles anormaux de voisinage.

Cette solution favorable à la Sarl Auto Ecole P. apparaît comme un nécessaire rempart aux actions menées par les riverains se disant victimes de nuisances sonores, qui demeurent ainsi tenus de démontrer par des preuves incontestables issues par exemple d’une expertise judiciaire acoustique, la réalité des troubles allégués.

B. Le rejet de l’action en responsabilité formée par les époux D. à l’encontre de l’auto-école.

Après avoir affirmé que la responsabilité de la Sarl Auto Ecole P. n’était pas engagée sur le fondement de la théorie du trouble anormal de voisinage, la Cour, tirant les justes conséquences de sa décision, a rejeté les demandes des époux D. tendant à la condamnation de la Sarl Auto Ecole P. à la somme de 10 000 euros pour appel abusif.

De même, les époux D. succombant à l’instance, ont été condamnés aux frais d’instance ainsi qu’aux entiers dépens.

Concernant les conséquences du jugement de première instance, la Sarl Auto Ecole P. soutenait subir un préjudice économique du fait de la perte d’activité causée par la fermeture de la piste litigieuse.

Si la Cour d’appel a constaté que l’auto-école avait perdu des clients en raison de l’impossibilité d’exploiter la piste, elle a toutefois rejeté les demandes indemnitaires de la Sarl Auto Ecole P., au motif qu’elle ne démontrait pas suffisamment la baisse de chiffre d’affaire imputable à la fermeture de la piste.

Il est par ailleurs intéressant de relever que si la Cour a rejeté la fin de non-recevoir tirée de la prescription de l’action, elle a cependant confirmé l’application d’une prescription quinquennale et non décennale, comme le soutenaient à tort les époux D.

La Cour a ainsi rappelé que l’action pour trouble anormal de voisinage était soumise au délai de prescription de cinq ans, courant à compter du jour où le titulaire d’un droit avait connu, ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer, conformément à article 2224 du Code civil.

Les juges ont ensuite considéré qu’en espèce, la seule circonstance que les époux D. soutenaient subir une atteinte corporelle du fait des nuisances sonores, ne suffisait pas à leur permettre d’invoquer le délai dérogatoire de prescription de dix ans, prévu par l’article 2226 du Code civil, en cas de dommage corporel.

II. Conclusion.

Dans son arrêt du 28 avril 2022, la 3ème chambre de la Cour d’appel de Douai a manifesté sa volonté d’encadrer la responsabilité fondée sur la théorie des troubles anormaux de voisinage en matière de nuisances sonores, en rappelant que la charge de la preuve repose sur les riverains alléguant subir des nuisances sonores, et que cette preuve implique, dans le cadre de bruits techniques, l’obligation de produire un rapport d’expertise judiciaire ou amiable.

Ainsi, les riverains se plaignant de nuisances sonores émanant d’une activité professionnelle ne sauraient se contenter d’attestations de témoignages, et d’un mesurage acoustique ponctuel de trente minutes, établi par un huissier de justice, qui n’est en aucun cas spécialiste de l’acoustique, pour démontrer la réalité des nuisances sonores.

Les juges ont également rappelé que l’action fondée sur la théorie des troubles anormaux de voisinage était soumise à un délai de prescription de cinq ans, à compter de l’apparition des nuisances.

Christophe Sanson,
Avocat au Barreau des Hauts-de-Seine

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