Justifiées par la préservation des trésors nationaux, ces barrières à la libre circulation peuvent cependant devenir des obstacles pour le marché de l’art et les collectionneurs, voire être utilisées à mauvais escient par les Etats qui ne comprennent pas toujours que le système pourrait finir par se retourner contre eux.
Le corpus de règles juridiques et de conventions internationales en matière de circulation des œuvres d’art est impressionnant : Unesco, Union européenne ou législations nationales, nombreuses sont les règlementations adoptées depuis les années 1970, et massivement durant les années 1990. Les grands textes internationaux [1] se concentrent essentiellement sur la protection des biens culturels volés ou illicitement exportés. L’Union européenne a, quant à elle, établi un système [2] régional constitué de décrets, directives et règlements venant organiser les conditions de la protection du patrimoine des Etats membres dans le contexte du marché commun et de la libre circulation des marchandises, et organisant un cadre légal pour le commerce avec les pays tiers.
Ce système régional ne remplace cependant pas les législations nationales, propres à chaque pays. De nombreux états européens (Espagne, France, Italie, Allemagne etc.) ont pour habitude d’interdire l’exportation des biens considérés comme les plus précieux de leur patrimoine culturel ; la libre circulation des autres œuvres d’art n’étant par ailleurs que très rarement restreinte. Il existe néanmoins des autorisations spéciales permettant leur exportation en dehors des frontières nationales pour diverses raisons (expositions, musées, etc.).
Mais ces normes de protection vont parfois plus loin et permettent aux Etats de pratiquer des « expropriations » déguisées d’œuvres d’art en décidant de les classer comme « trésors nationaux ». En France, selon le Code du Patrimoine, une telle décision de la Commission Consultative des Trésors Nationaux rend la vente des œuvres concernées impossible pendant un délai de trente mois, durant lequel l’Etat peut décider de se porter acquéreur, créant ainsi une sorte de droit de préemption sur le modèle des ventes immobilières.
L’on peut citer comme exemple l’huile sur toile représentant Judith et Holopherne, découverte dans un grenier de la région toulousaine et « attribuée possiblement » au Caravage. Touchée par un arrêté du 25 mars 2016, elle a été déclarée « Trésor national » par le Ministère de la Culture qui a ainsi pu refuser de délivrer un certificat d’exportation au tableau (qui n’a finalement pas été acquis par l’État et qui a été mis aux enchères en 2019).
Plus radicale encore, l’Espagne a récemment fait parler d’elle dans l’affaire dite de la Tête de jeune femme [3], du nom du tableau de Picasso, subtilisé par l’État espagnol à son propriétaire alors même qu’il n’a jamais été classé « Trésor national ». Propriété du collectionneur espagnol Jaime Botín depuis 1977, l’œuvre se trouvait à bord de son yacht, battant pavillon britannique et mouillant dans le port anglais de Falmouth. Naviguant au large de la Corse en 2015, le navire est accosté par la douane française, qui saisit l’œuvre et la remet à la douane ibérique, accusant le collectionneur de contrebande. Ce dernier avait pourtant prévenu les autorités françaises, en respectant donc la règlementation, de son intention de déplacer l’œuvre dans un entrepôt sécurisé à Genève en transitant par la France. Poursuivi pendant huit ans par la justice de son pays, Jaime Botín a finalement été condamné en 2020 à trois ans de prison, plus de 90 millions d’euros d’amende et à la saisie de son tableau.
De son côté, l’Italie a interdit l’exportation d’œuvres de plus de 50 ans sans certificat, quelle que soit leur valeur. De plus en plus d’œuvres, non antiques ou historiques, tombent donc sous le coup de la loi. Comme l’explique Michele Casamonti, galeriste italien, dans un récent article publié par The Art Newspaper « C’est un véritable problème. La règle en Italie est que toute œuvre d’art de plus de 50 ans ne peut être exportée sans licence, quelle que soit sa valeur. Ainsi, les œuvres réalisées dans les années 1960 (…) tombent de plus en plus sous le coup de la législation. Et un objet qui n’est pas exportable peut perdre plus de 50% de sa valeur, puisqu’il ne peut être vendu que sur le marché national ». Les velléités protectionnistes italiennes en viendraient donc à se retourner contre son propre patrimoine, raison pour laquelle le pays envisage la libéralisation de son marché de l’art [4].
D’une manière générale, il y a lieu de s’inquiéter des dérives du concept de « trésor national », qui pourraient entrainer, en plus de possibles injustices, une contraction sur le long terme de l’ensemble du marché et, par ricochet, un appauvrissement de tous ses acteurs, des artistes aux galeristes.
Il semble en effet périlleux de se mettre à dos les collectionneurs d’art qui, en ces temps de crise économique, génèrent plus de 80% du chiffre d’affaires des galeries françaises et qui sont les moteurs incontestables de la sphère artistique.