Les mannequins se voient appliquer un statut juridique inédit et dérogatoire censé les protéger, mais qui se révèle très largement défavorable, notamment en temps de crise.
En droit français, tout contrat de mannequinat rémunéré est présumé être un contrat de travail (article L7123-3 du Code du travail).
Si la définition classique du contrat de travail réunit plusieurs critères, c’est celui du lien de subordination qui est dernièrement apparu comme prépondérant ainsi qu’en témoignent les décisions rendues en matière de plateformes numériques (notamment Cass. Soc. 4 mars 2020, n°19-13.316).
Or, la situation des mannequins est en cela particulière que la présomption de contrat de travail n’est pas renversée par l’absence de lien de subordination. Cela résulte explicitement de la rédaction de l’article L7123-4 du Code du travail qui, après avoir rappelé que la qualification de la relation de travail ne dépend pas de la volonté des parties, dispose que la présomption de contrat de travail « n’est pas détruite par la preuve que le mannequin conserve une entière liberté d’action pour l’exécution de son travail de présentation ».
L’URSSAF considère ainsi que cette présomption subsiste « quelles que soient les conditions d’emploi et de travail du mannequin (entière liberté d’action, ou situation de subordination) », et ajoute que « l’activité de mannequin est incompatible avec le statut d’auto-entrepreneur », la rémunération des mannequins devant systématiquement être soumise aux cotisations patronales et salariales [2].
On perçoit dès lors la particularité du statut de mannequin dans le paysage juridique français.
Cette particularité résulte certainement d’une volonté protectrice du législateur, qui serait louable si le statut de salarié tel qu’appliqué par la majorité des acteurs du marché n’était pas si peu adapté à la réalité du travail des mannequins et à leurs besoins.
Rappelons ici la définition de l’activité de mannequin (article L7123-2 du Code du travail) :
« Est considérée comme exerçant une activité de mannequin, même si cette activité n’est exercée qu’à titre occasionnel, toute personne qui est chargée :
1° Soit de présenter au public, directement ou indirectement par reproduction de son image sur tout support visuel ou audiovisuel, un produit, un service ou un message publicitaire ;
2° Soit de poser comme modèle, avec ou sans utilisation ultérieure de son image. »
Pour l’année 2015, on dénombrait sur le territoire français 8 278 mannequins salariés [3].
Si certains mannequins exercent leur activité à titre occasionnel, de nombreux d’entre eux travaillent sur des bases régulières tout au long de l’année pour un même employeur (agences de mannequins ou plus rarement maisons de couture).
Or, ces employeurs ont systématiquement recours à des contrats de très courte durée (souvent à la journée) renouvelés à l’infini, alors même que ce public n’entre pas dans catégories pour lesquelles le recours aux CDD d’usage est autorisé.
En outre, dans la plupart des cas, entre les cotisations obligatoires et la commission de l’agence, il ne reste au mannequin qu’un salaire brut correspondant à 33-36 % du cachet avant prélèvement de l’impôt sur le revenu et remboursement des dettes éventuelles « contractées » auprès de l’agence et bien souvent imputées illégalement sur la rémunération du mannequin.
Dans ce contexte, le bénéfice des dispositifs de protection applicables aux autres salariés en temps de crise, à savoir, l’activité partielle ou, à tout le moins, la prise en charge par le Pôle Emploi, serait plus que bienvenu.
Or, la première difficulté concerne le dispositif d’activité partielle. Tout d’abord, l’activité partielle ne s’applique guère aux salariés embauchés par des CDD à la journée.
Si tant est que le mannequin soit effectivement concerné par le dispositif d’activité partielle, le décret n° 2020-435 du 16 avril 2020 précise que le nombre d’heures non travaillées retenu pour le calcul de l’indemnité et de l’allocation d’activité partielle correspond à 7 heures par cachet contractuellement programmé, mais non réalisé en raison d’une annulation liée à l’épidémie de covid-19.
Seulement, dans la pratique, les mannequins sélectionnés pour un travail ne signent que très rarement le contrat de travail à l’avance, la signature survenant souvent le jour même voire après la prestation [4], ce qui rend cette disposition inadaptée aux réalités du métier.
Concernant par ailleurs le bénéfice des allocations chômage, il est désormais réservé aux personnes ayant travaillé en France au moins 6 mois (soit 130 jours ou 910 heures) au cours des 24 derniers mois, contre 4 mois sur les 28 derniers mois auparavant.
En août 2020, la règle des 910 heures a connu une exception. Ainsi, la durée minimale d’affiliation est réduite à 4 mois (soit 610 heures) sur la période des 27 derniers mois si la fin de contrat de travail intervient entre le 1er août 2020 et le 31 décembre 2020 (décret n° 2020-929 du 29 juillet 2020).
Un mannequin peut-il seulement cumuler autant d’heures sur le seul territoire français ?
Il est important de comprendre que le cumul d’heures salariées n’est pas représentatif du volume réel de travail accompli par un mannequin. À titre d’exemple, nonobstant l’existence des grilles tarifaires mises à jour chaque année, les prises de vue réalisées pour la presse rédactionnelle nationale et internationale sont rarement rémunérées, ce qui signifie que la mise à disposition du mannequin au client utilisateur s’effectue sans conclusion du contrat de travail et donc sans cumul de nombreuses heures salariées.
La présomption de salariat pour les mannequins étant une particularité législative française, cette activité est exercée sous le statut d’indépendant dans le reste du monde. En résulte, d’un côté, l’impossibilité pour les mannequins-résidents fiscaux français de cumuler les heures travaillées en France avec les heures travaillées à l’étranger, de l’autre, de nombreuses dérives de la part des agences de mannequins françaises en matière de calcul des cotisations sociales et fiscales sur salaires des mannequins-résidents fiscaux étrangers, non éligibles à la protection sociale.
Dans l’impossibilité de se prévaloir du statut d’auto-entrepreneur, les mannequins ne peuvent non plus solliciter l’aide du Fond d’indemnisation mis en place par le Gouvernement pour les indépendants.
Prisonniers de leur statut de salariés précaires, la plupart des mannequins ne peuvent dès lors pas bénéficier des mesures de soutien de base indispensables en cette période de crise. Ce sont donc des milliers de jeunes professionnels qui se retrouvent privés de ressources, alors même que la reprise de l’activité dans le monde de la mode n’est qu’une lointaine perspective.
Cette actualité met en lumière la nécessité urgente de procéder à une refonte du statut de mannequin en droit français, notamment en leur garantissant l’accès au CDI lorsque cela est justifié, en mettant fin aux pratiques des heures de travail non-rémunérées et des dettes réclamées souvent illégalement par les agences, ainsi qu’en leur permettant d’exercer leur activité sous le statut d’auto-entrepreneur dès lors qu’aucun lien de subordination n’est caractérisé.
Discussions en cours :
Merci et bravo pour cet article.
La crise met en effet en lumière - davantage encore qu’en temps ordinaires - les faiblesses d’un régime censé protéger les mannequins, mais qui en réalité les maintient dans un état précaire.
Elle expose la faiblesse de tout un écosystème qui ne profite qu’à quelques uns, sans juste répartition des richesses, et qui en dessert beaucoup : mannequins, photographes, petites mains, dont les droits sont souvent sacrifiés....
J’espère qu’il sera possible à tous ceux qui souffrent de ce système - et risquent encore d’en souffrir davantage dans la crise économique qui succédera bientôt à la crise sanitaire - de se fédérer pour tenter de rééquilibrer les choses, idéalement par la voie de la négociation-médiation, chacun ayant plus que jamais besoin d’apaisement social.
Merci beaucoup, Martin.
Je suis ravi de l’interêt que vous portez à notre article.
Il est vrai que la répartition des richesses dans le mannequinat est très inégale et que les droits des travailleurs sont presque inexistants. Nous espérons que la crise économique qui se profile et les débats qui s’en suivront feront naître une prise de conscience chez les professionnels les plus précaires du secteur.
Alexandre Miraut
Secrétaire Général de Model Law