L’usage des logiciels libres dans l’administration
Sans vouloir revenir sur la genèse et le régime juridique du logiciel libre, il est utile de rappeler que la licence relative à ce logiciel obéit à quatre libertés : liberté d’exécuter, de redistribuer, d’étudier et d’améliorer les sources.
A cet effet, il existe plusieurs types de licences libres (GPL, CeCCIL, EUPL...) caractérisées par des régimes juridiques différents (copyleft, permissive). Notons également que « libre » ne signifie pas gratuité, mais beaucoup de ces logiciels le sont ou sont bien moins chers qu’un logiciel propriétaire.
D’après une étude du cabinet Markess International de 2009, 93% des collectivités utiliseraient au moins un logiciel libre. Un chiffre qui n’est pas négligeable, et qui a été accompagné par certaines migrations médiatisées. Au sein des administrations centrales, on se souvient de la gendarmerie qui était passée en 2005 de Microsoft Office à Open Office pour réaliser 2 millions d’euros d’économie par an (source Zdnet), ou encore de la migration des ministères en 2007 qui a permis d’économiser une valeur de 400 000 licences propriétaires.
Plusieurs actions en faveur de l’utilisation de ces logiciels dans le secteur public ont été entreprises notamment par l’association AdullAct (Association des Développeurs et des Utilisateurs de Logiciels Libres pour les Administrations et les Collectivités Territoriales) ou encore par la direction interministérielle pour la modernisation de l’action publique (anciennement désignée Direction Générale de la Modernisation de l’État) qui a mis à jour en juin 2010 un « Guide pratique d’usage des logiciels libres dans les administrations ».
La reconnaissance juridique du logiciel libre au sein de l’administration
Si l’enjeu économique des logiciels libres suscite généralement une belle unanimité dans le secteur public, il n’en reste pas moins que très peu de textes juridiques ont favorisé leur utilisation. On peut bien évidemment citer l’article 30.7 du cahier des clauses administratives générales pour les marchés publics relatifs aux techniques de l’information et de la communication (CCAG-TIC), mais sa timide rédaction n’en fait pas un texte de référence en la matière.
Or, là où les textes juridiques se taisent, le juge parle et interprète.
A cet égard, on peut citer un arrêt du Conseil d’Etat du 30 septembre 2011 (CE, 30 septembre 2011, Région Picardie, req. N° 350431) qui a confirmé qu’une mise en concurrence organisée autour d’un logiciel libre déterminé ne s’opposait pas aux principes de la commande publique.
Consciente des difficultés qu’engendre ce silence, la Direction Interministérielle des Systèmes d’Information et de Communication (DISIC) placée sous l’autorité du Premier Ministre, a fait preuve de pragmatisme et créé la surprise en adoptant le 19 septembre 2012 une circulaire dédiée à l’usage du logiciel libre dans l’administration.
Les principaux apports de la circulaire Ayrault
Schématiquement, la circulaire peut se décliner sous deux angles : d’une part, les motifs justifiant le recours au libre et d’autre part, les actions interministérielles prévues en faveur de ce choix.
Les motifs justifiant l’adoption du libre
A titre liminaire, la circulaire insiste sur le fait que l’entrée du libre dans l’administration est bien un choix guidé par les avantages de l’outil et non pas un choix « idéologique ». Son but premier étant de rendre plus efficace le service public.
Le texte rappelle les avantages, bien que connus, de l’usage de ce type de logiciels : la réduction des coûts, la simplicité en termes d’appropriation, l’amélioration de la transparence de la politique des systèmes d’information (SI), l’ouverture de la concurrence (l’administration n’étant plus dépendante d’un logiciel sous licence),…
Par ailleurs, la circulaire cite plusieurs contextes favorisant l’usage d’un logiciel libre plutôt qu’un logiciel propriétaire :
les domaines dans lesquels un logiciel libre possède une influence majeure sur le marché international (Linux, Firefox,…) ;
le déploiement massif de logiciels propriétaires (licences de bases de données par exemple) ;
le déploiement dans un contexte virtualisé ;
les projets de développement utilisant les méthodes agiles ;
les domaines caractérisés par une faible intensité concurrentielle en raison de la forte influence d’un logiciel propriétaire ;
la satisfaction des besoins métiers transversaux des administrations
les applications associant plusieurs acteurs d’horizons différents (échanges de données entre Etat et collectivités locales).
En revanche, le texte met l’accent sur plusieurs inconvénients liés à l’usage du logiciel libre.
Ainsi, il est indiqué que la conception de partage de ce mouvement amène à une communauté autour du logiciel qu’il convient de connaître, et une méconnaissance des contributeurs peut poser problème.
De plus, le texte alerte l’administration sur les risques liés à un excès de zèle du contributeur qui pourrait conduire à un éloignement de la souche communautaire.
Par ailleurs, une mise en garde est faite concernant la technique du « Freemium » développée par certains éditeurs qui commercialisent un logiciel propriétaire assorti d’un équivalent sous licence libre mais avec un retard de version.
Enfin, le texte souligne une dernière difficulté plus délicate que les précédentes, c’est le système de protection juridique du logiciel libre qui est différent de la propriété intellectuelle classique. A cet égard, il est hautement conseillé aux administrations d’être vigilantes sur ce point qui est source de contentieux (à titre d’exemple : CA Paris 16 septembre 2009 EDU4 c/ AFPA pour le non-respect de la licence GPL).
Les actions interministérielles en faveur du libre
Pour favoriser le développement du libre au sein de l’administration, la circulaire annonce plusieurs actions :
Instaurer une convergence effective sur des souches de logiciels libres : le but est de mettre en commun, dans la logique du logiciel libre, le travail fait par les ministères sur les logiciels (développement, correction de « bug »...).
Activer un réseau d’expertise sur les souches de convergence : une « journée logiciel libre » serait ainsi organisée pour faire profiter à l’ensemble des administrations leurs expertises dans des domaines bien précis (bureautique, base de données, serveur...)....
Améliorer le support des logiciels libres dans un contexte économique contrôlée : le texte préconise la mise en place d’un marché de support par un prestataire de services (exemple : marché interministériel de support de logiciels libres signé avec avec Alter Way, Capgemini et Zenika en juin 2012).
Contribuer de manière concertée sur des souches choisies : le texte demande aux administrations de participer à la « communauté » et partager ses modifications. Ainsi, elle préconise l’injection de 5% à 10 % des coûts de licences évités dans cette communauté pour participer à l’évolution des logiciels (financement de projets...).
Suivre les grandes communautés : il est conseillé aux administrations d’aller vers les grandes communautés afin d’assurer la prise en compte du besoin et de voir les évolutions.
Déployer des alternatives crédibles et opérationnelles aux grandes solutions éditeurs : la circulaire préconise l’ouverture de la concurrence même dans les domaines maîtrisés par les logiciels sous licence.
Tracer l’usage et ses effets : une analyse annuelle devrait être mise en place pour suivre l’ensemble des logiciels et leurs utilisations ou évolutions.
Développer la culture d’usage des licences libres les SI publics : le CAAG-TIC sera modifié pour favoriser le développement du libre qui passe nécessairement par un cadrage juridique.
Passer de la bonne idée à la loi
On aurait pu se réjouir de la création d’un tel cadre dans la mesure où des engagements concrets sont pris pour faciliter le recours à des solutions « logiciel libre » au sein de l’administration.
Toutefois, malgré les multiples cas de recours du logiciel libre cités par le texte qui pourraient rassurer les administrations les plus frileuses, la circulaire Ayrault ne remet pas profondément en cause l’ordre établi à ce jour.
Car ne nous leurrons pas, les solutions « logiciel libre » n’envahiront pas les systèmes d’information des administrations du jour au lendemain !
Tout d’abord, parce qu’aucun texte n’impose aux administrations de le faire. En effet, l’apparence bienveillante de la circulaire et l’écho retentissant qu’elle a eu auprès des acteurs du Libre, ne devraient pas faire oublier qu’il s’agit justement qu’une simple circulaire, c’est-à-dire un acte dépourvu en principe de valeur réglementaire.
Sur ce point, il est regrettable que la France n’ait pas suivi l’exemple de l’Italie qui a modifié son code des marchés publics le 7 août 2012 (Loi n.134 du 7 aout 2012 modifiant l’article 68 du « Codice dell’Amministrazione Digitale ») en autorisant l’acquisition de logiciel propriétaire dans le seul cas où « l’analyse comparative, technique et économique, aura démontré l’impossibilité d’adopter des solutions open source ou toute autre solution déjà développée (à un coût inférieur) au sein de l’administration publique ». A cet égard, il convient de relever toutefois que la France avait tenté en 1999 de généraliser l’utilisation des logiciels libres au sein de l’administration, mais la proposition de loi est restée sans suite.
Par ailleurs, il faut signaler que la circulaire ne vise que les administrations de l’Etat, les collectivités territoriales, grandes utilisatrices de solutions libres ne sont pas concernées par ce texte.
Ensuite, et ceci est capital, le texte évite soigneusement toute référence à une problématique importante, celle de la généralisation des standards ouverts. Pour mémoire, on rappellera que la Commission européenne soutient l’idée de généraliser l’utilisation des standards ouverts au sein des administrations (voir à ce sujet l’intervention de Neelie Kroes, vice-présidente de la Commission européenne chargée des questions numériques) et que le précédent gouvernement français avait également manifesté sa volonté dans ce sens.
Enfin, et au risque d’en ajouter, nous jugeons illusoires les propositions faites dans ce texte qui ne propose aucune date de mise en place, notamment en ce qui concerne la modification du CCAG-TIC sur le point des logiciels libres.
Finalement, la circulaire Ayrault sur le logiciel libre apporte un éclairage certain sur les bonnes pratiques à adopter pour favoriser ce mouvement au sein de l’administration. Néanmoins sa portée restant limitée, il ne fait pas de doute que le gouvernement sera encore amené à intervenir sur le sujet.
Discussion en cours :
Bonjour et merci pour cette remarquable synthèse.
Travaillant pour un éditeur de logiciels « propriétaires », après un passage dans l’administration territoriale, mon propos est de facto orienté mais néanmoins face à cet enthousiasme généralisé pour l’open source, quelques constats :
Open source ne signifie pas gratuit, la confusion est encore largement en place pour ne pas dire entretenue
Illustration : un projet open source en licence Cecill interdit tout droit d’usage même sur des logiciels complètement redéveloppés à partir du noyau open source.
Conclusion :
Ce type de projet ne peut exister que si un premier généreux mécène public à intégralement financé le projet initial, pour en faire bénéficier aux autres, peut-être parfois dans le but de susciter d’autres sources de financement, pour aller plus loin à plusieurs, quitte à devenir un VRP. Aucun investissement industriel ne peut être envisagé, tout doit reposer sur un financement public. Et pour amortir les néanmoins indispensables investissements de l’éditeur, on peut craindre parfois qu’il ne se rattrape sur de la prestation potentiellement non justifiée d’"intégration sur mesure à haute valeur ajoutée".
Open source ne signifie pas facile à mettre en place ni garantie d’indépendance ou d’autonomie
Illustration : "c’est vrai que notre code source est ouvert, mais si quelqu’un d’autre que nous veut l’utiliser, je lui souhaite bien du courage car on n’a rien fait pour faciliter la tâche de nos confrères"
Conclusion : les éditeurs en mode open source ne sont pas des philanthropes, il s’agit pour beaucoup d’un habillage marketing destiné à redynamiser un business (cf le cloud), et il est vrai d’une réaction à des abus de certains éditeurs de logiciels propriétaires avec leurs clients captifs, mais bien loin de l’esprit de départ des fondateurs de l’esprit open source.
Open source ne signifie pas non plus pérennité
Illustration : imaginons un logiciel open source, chaque administration l’intègre et le customise à façon. Puis la réglementation évolue, chaque site doit commander des développements à façon, ou croiser les doigts pour que les mises à jour des collègues s’intègrent facilement dans son propre environnement. Cela devient coûteux et aléatoire, alors on adosse un contrat de maintenance, plus facilement avec l’éditeur à l’origine du développement, parce que d’autres s’y sont cassés les dents avant, parce que tout n’est toujours pas si « open » que cela. La maintenance est complexe et coûteuse, alors on invite les administrations à mettre en place des plateformes en ligne mutualisées. Alors finalement, on réalise qu’on paye un abonnement à un service en ligne, le même pour tous, bien loin d’un logiciel open source, gratuit, adaptable facilement pour chaque administration.
Conclusion : la boucle est bouclée.
Puis enfin, si les lobbyistes sont efficaces, la réglementation va imposer à l’administration le recours à un logiciel open source, « contrainte d’être libre », quel joli paradoxe !
Néanmoins, un code source ouvert, ou le plus intelligemment ouvert possible, « interopérable », dans « les standards », la mutualisation des investissements, la recherche d’économie publique sont des objectifs incontestables. Je ne vois pas ce qui interdit d’envisager de pouvoir les servir quelle que soit la voie de développement informatique choisie (ERP, développements internes, par une SSII, logiciel propriétaire, open source, Excel+Word),... du moment que le logiciel est bon et contribue efficacement à la modernisation de l’administration.