Les juges du Palais Royal ont fini l’année 2024 avec une jurisprudence très (trop ?) favorable aux collectivités territoriales ayant fait une mauvaise application de la loi Littoral et déroutante juridiquement.
Les faits à l’origine de cette décision du 30 décembre 2024 sont les suivants.
Un particulier a fait l’acquisition, le 31 janvier 2012, d’un terrain à bâtir sur la commune de Belgodère en Corse.
L’assurance que ce terrain était urbanisable découlait alors de son classement en zone constructible UC dans le plan d’occupation des sols communal approuvé en 1994, lequel avait été rappelé par un certificat d’urbanisme informatif du 1er mars 2011, annexé à l’acte de vente.
En juillet 2013, l’intéressé avait alors obtenu un permis de construire pour l’édification d’une habitation sur ce terrain.
Toutefois, pour des raisons personnelles, ce permis de construire n’a pas été mis en œuvre.
Ce permis de construire était valide jusqu’en 2016.
Cependant, entre-temps, la commune avait révisé son Plan d’occupation des sols, pour le transformer en Plan local d’urbanisme en 2015.
A cette occasion, le terrain en question a été rangé en zone naturelle inconstructible.
Le particulier a alors recherché la responsabilité de la commune de Belgodère.
1.
L’intéressé a alors déposé un recours indemnitaire devant le Tribunal administratif de Bastia.
Cette action visait alors l’engagement de la responsabilité pour faute de la commune en raison de l’illégalité du classement de son terrain en zone constructible UC, alors qu’en application de la loi Littoral, codifié à l’article L. 121-8 du Code de l’urbanisme, ce terrain était inconstructible car situé en zone d’urbanisation diffuse.
Le Tribunal avait alors reconnu l’illégalité fautive du Plan d’occupation des Sols de 1994 et du certificat d’urbanisme du 1er mars 2011.
Les juges administratifs bastiais avaient alors fait une application classique de la jurisprudence du Conseil d’Etat.
En effet, en 2015, la Haute juridiction administrative avait eu l’occasion de juger que : « Après qu’une commune a classé un terrain en zone constructible par une délibération contraire à l’article L. 146-4 du code de l’urbanisme (loi littoral), ce terrain a été acquis par une personne qui a obtenu un permis de construire. Annulation du permis de construire pour avoir été accordé en méconnaissance des dispositions de l’article L. 146-4 du code de l’urbanisme.... ,,La cour administrative d’appel a jugé que l’acquéreur avait, lors de l’acquisition des parcelles, une assurance suffisante, donnée par la commune et par l’Etat, de leur constructibilité tant au regard du plan d’occupation des sols que de l’article L. 146-4 du code de l’urbanisme et que le préjudice résultant pour la société de la différence entre le prix d’acquisition des terrains et leur valeur réelle trouvait son origine directe non dans les actes de cession de ces terrains, mais dans la modification illégale du plan d’occupation des sols de la commune. En retenant ainsi l’existence d’un lien de causalité directe entre les illégalités commises par l’administration et le préjudice subi par l’acquéreur, alors même qu’elle relevait par ailleurs que les actes de cession n’avaient été assortis d’aucune condition suspensive ou résolutoire, la cour administrative d’appel a exactement qualifié les faits qui lui étaient soumis » (CE 08 avril 2015 Ministre de l’égalité des territoires et du logement n° 367167, mentionné dans les tables sur ce point).
Par ailleurs, par une décision de 2019, il a été jugé que : « En vertu d’un principe général, il incombe à l’autorité administrative de ne pas appliquer un règlement illégal. Ce principe trouve à s’appliquer, en l’absence même de toute décision juridictionnelle qui en aurait prononcé l’annulation ou les aurait déclarées illégales, lorsque les dispositions d’un document d’urbanisme, ou certaines d’entre elles si elles en sont divisibles, sont entachées d’illégalité, sauf si cette illégalité résulte de vices de forme ou de procédure qui ne peuvent plus être invoqués par voie d’exception en vertu de l’article L. 600-1 du code de l’urbanisme.... ...Ces dispositions doivent ainsi être écartées, sous le contrôle du juge de l’excès de pouvoir, par l’autorité chargée de délivrer des certificats d’urbanisme ou des autorisations d’utilisation ou d’occupation des sols, qui doit alors se fonder, pour statuer sur les demandes dont elle est saisie, sur les dispositions pertinentes du document immédiatement antérieur ou, dans le cas où celles-ci seraient elles-mêmes affectées d’une illégalité dont la nature ferait obstacle à ce qu’il en soit fait application, sur le document encore antérieur ou, à défaut, sur les règles générales fixées par les articles L. 111-1 et suivants et R. 111-1 et suivants du code de l’urbanisme.... ...2) Cour administrative d’appel ayant relevé que le terrain litigieux avait été illégalement classé pour partie en zone UEb par le plan local d’urbanisme (PLU), alors que, situé dans la bande des cent mètres à partir du rivage, il ne pouvait être regardé comme un espace urbanisé au sens du III de l’article L. 146-4 du code de l’urbanisme.... ...Il résulte de ce qui a été dit ci-dessus qu’elle n’a pas commis d’erreur de droit en en déduisant l’illégalité du certificat d’urbanisme délivré par le maire, qui faisait mention de ce classement, alors même que le certificat, délivré sur le fondement du premier alinéa de l’article L. 410-1 du code de l’urbanisme, avait vocation non à préciser si le terrain pouvait être utilisé pour la réalisation d’une opération particulière mais seulement à indiquer les dispositions d’urbanisme applicables au terrain, ainsi que les limitations administratives au droit de propriété, le régime des taxes et participations d’urbanisme et l’état des équipements publics existants ou prévus ». (CE 18 février 2019 Commune de l’Houmeau n° 414233, mentionné dans les tables).
Sur le fondement de ces jurisprudences, le Tribunal administratif de Bastia a alors condamné la commune de Belgodère à verser environ 185.000 euros de dommages et intérêts, principalement en raison du préjudice de perte de valeur vénale du terrain acheté.
2.
La commune a alors interjeté appel de ce jugement.
Elle a été bien inspirée car en appel, la condamnation a été très significativement réduite.
En effet, la Cour administrative d’appel de Marseille a estimé que le lien de causalité présentait une difficulté.
D’après les juges administratifs d’appel marseillais : « Toutefois, il est constant que, par un arrêté du 8 juillet 2013, le maire de Belgodère a délivré à M. A... un permis de construire en vue de réaliser, sur cette même parcelle, une maison individuelle, pour une surface de plancher créée de 146 m2. Or, malgré l’obtention de cette autorisation d’urbanisme, M. A... a, pour des raisons qui lui sont propres, choisi de ne pas user de ses droits à construire. Ce faisant, les préjudices dont il demande la réparation résultent également directement de ce choix dès lors que la réalisation de ladite maison d’habitation, qui est à l’origine de l’acquisition du terrain en cause, aurait rendu sans objet la présente demande contentieuse. Au vu de ces éléments, il y a lieu de fixer à 50 % la part des conséquences dommageables imputables aux fautes commises par la commune de Belgodère et qui doit donc être laissée à sa charge » (Cour administrative d’appel de Marseille, 4ème Chambre, 17 octobre 2023, 22MA02661, considérant n° 11).
Cette solution jurisprudentielle a été reprise dans plusieurs autres arrêts de la Cour (V. Cour administrative d’appel de Marseille, 19 mars 2024, 22MA01485 ou encore Cour administrative d’appel de Marseille, 4ème Chambre, 9 avril 2024, 23MA01383).
Cette diminution de l’indemnisation n’a toutefois pas suffi à la commune appelante qui a décidé de se pourvoir en cassation.
3.
Une fois de plus, elle a été bien avisée.
En effet dans la décision du 30 décembre 2024 ici commentée, le Conseil d’État a estimé que la Cour administrative d’appel avait inexactement qualifié les faits de l’espèce en reconnaissant l’existence d’un lien de causalité.
D’après les juges du Palais Royal : « 2. La responsabilité d’une personne publique n’est susceptible d’être engagée que s’il existe un lien de causalité direct entre les fautes qu’elle a commises et le préjudice subi par la victime. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond qu’à la suite de l’acquisition de la parcelle litigieuse, M. A... s’est vu délivrer, pour la réalisation de son projet de construction, un permis de construire qui n’a pas été contesté, ni retiré, mais qu’il n’a pas mis en œuvre alors qu’il était valide jusqu’en 2016, soit après la date à laquelle sa parcelle a été, sans contestation de sa part, classée en zone inconstructible à l’occasion de la révision du plan local d’urbanisme intervenue en 2015. Ainsi, quelle qu’ait été la légalité du classement de la parcelle en cause dans le document d’urbanisme applicable lorsque M. A... en a fait l’acquisition, cette circonstance ne l’a pas privé de la possibilité d’en faire usage comme terrain constructible. 3. Par suite, en jugeant qu’il existait un lien de causalité direct entre les renseignements d’urbanisme figurant dans le certificat d’urbanisme de 2011 auquel M. A... a pu se fier pour acheter la parcelle litigieuse et le dommage subi par lui tiré de la perte de valeur vénale de cette parcelle classée en zone naturelle à l’occasion de la révision du plan local d’urbanisme en 2015, alors que M. A... a bénéficié d’un droit à construire sur sa parcelle jusqu’en 2016, la cour administrative d’appel de Marseille a inexactement qualifié les faits de l’espèce ».
Cette décision anormalement sévère avec les victimes des erreurs des collectivités territoriales dans l’application de la loi Littoral appelle quelques réflexions.
4.
Elle est en premier lieu en contradiction avec la décision rendue le 12 décembre 2024 par le Conseil d’État, statuant sur le pourvoi contre l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Marseille du 09 avril 2024 précité.
En effet, dans cette décision les juges ont estimé qu’en « jugeant que le préjudice subi tiré de ce qu’elle avait acquis un terrain déclaré à tort constructible par le certificat d’urbanisme du 9 août 2012 résultait également de son abstention à faire valoir les droits à construire qu’elle tenait du permis de construire qu’elle avait obtenu le 29 janvier 2013 sur ce terrain » (Conseil d’État, 1ère Chambre, 12 décembre 2024, 494950), la cour administrative d’appel de Marseille n’avait commis aucune erreur de qualification juridique des faits.
5.
En deuxième lieu, il semblerait que le Conseil d’Etat ait souhaité sanctionner le particulier en cause en raison du fait qu’il disposait d’un permis de construire en cours de validité, qu’il n’a pas mis en œuvre alors que son terrain était devenu inconstructible.
Ainsi, le particulier en question aurait implicitement abandonné son droit à construire en sachant qu’il ne le recouvrait pas compte tenu du classement en zone naturelle inconstructible.
Toutefois, il n’est pas précisé si le particulier en question avait connaissance de cette inconstructibilité.
En effet, les documents d’urbanisme en Corse font généralement l’objet d’une diffusion très restreinte et peu d’informations sont diffusées sur internet.
Ainsi, par exemple, le PLU de la commune de Belgodère n’est toujours pas disponible sur internet, comme par exemple sur le site Geoportail de l’urbanisme.
Il n’est donc pas évident que le particulier en question avait connaissance, au moment où son permis de construire était devenu caduc, du classement en zone naturelle inconstructible…
6.
En troisième lieu, les préjudices en question ont été créés à la date d’acquisition du terrain, c’est-à-dire en 2012.
Le permis de construire en question a été accordé en 2013, soit postérieurement.
Par suite, la solution du Conseil d’Etat conduit à faire rétroagir les effets de ce permis de construire, ce qui paraît très surprenant.
En effet, le préjudice subi par le particulier est lié à l’achat en 2012 d’un terrain qu’il pensait à tort constructible en raison des informations erronées que lui a donné la commune en cause.
Il est difficile de comprendre en quoi un évènement postérieur, qui vient d’ailleurs confirmer les informations erronées données par la commune, pourrait avoir la moindre influence sur ce lien de causalité (V. d’ailleurs sur ce point TA Bordeaux 18 septembre 2024 n° 2106243 considérant n° 15).
7.
En quatrième lieu, le Conseil d’Etat évoque un préjudice de perte de valeur vénale de cette parcelle en raison de son classement en zone naturelle à l’occasion de la révision du PLU de 2015.
Or, le préjudice en question ne découle pas du classement en zone naturelle dans le PLU de 2015, mais dans l’illégalité du POS de 1994 au regard des dispositions de la loi Littoral.
Réglant l’affaire au fond, ce qui est assez rare pour être souligné, le Conseil d’Etat estime que : « Il résulte de l’instruction que, ainsi qu’il a été dit au point 3, le préjudice invoqué par M. A..., tenant à l’acquisition, en 2012, d’un terrain constructible devenu inconstructible à la suite du classement opéré par le document d’urbanisme adopté en 2015 n’est, en tout état de cause, pas directement lié aux éventuelles fautes qu’aurait commise la commune de Belgodère dans le classement initial de la parcelle en zone UC et la délivrance d’un certificat d’urbanisme en 2011 présentant cette parcelle comme étant constructible ».
Les juges du Palais Royal font ici une grossière erreur d’appréciation.
Le terrain en question n’est pas devenu inconstructible en 2015 en raison du PLU.
Ce terrain était inconstructible bien avant le PLU de 2015 en raison de la loi Littoral.
C’est l’inconstructibilité du fait de la loi Littoral qui était invoquée comme fondement d’indemnisation, et non l’indemnisation du fait du classement en tant que terrain inconstructible au PLU de 2015.
D’ailleurs, il est assez surprenant que le Conseil d’Etat, dans sa décision, ne cite même pas la loi Littoral…
8.
En cinquième lieu, cette décision de justice apparaît déconnectée de la réalité du marché de l’immobilier.
En effet, un particulier achète un terrain constructible pour plusieurs motifs.
Il est par ailleurs en droit de changer de raison postérieurement à son achat.
Ainsi, un individu peut acheter un terrain constructible pour y édifier sa résidence secondaire puis finalement garder le terrain nu comme investissement en vue de le revendre avec une plus-value ou de le donner à un membre de sa famille.
Il n’y saurait sérieusement être reproché la moindre faute à changer d’avis, surtout sur des investissements aussi importants.
La solution du Conseil d’Etat nie complétement cette situation et conduit un particulier à être éventuellement « prisonnier » d’une permis de construire qu’il ne souhaite pas forcément mettre en œuvre.
Or, au moment de renoncer à ce permis de construire, l’intéressé n’a absolument pas conscience ou connaissance du fait qu’il renonce définitivement à la constructibilité de son terrain.
Si tel était le cas, il serait alors possible d’invoquer l’existence d’une faute de la victime qui pourrait alors lui faire perdre son droit à indemnisation.
Mais se placer sur le terrain du lien de causalité apparaît difficilement compréhensible juridiquement.
En outre, le Conseil d’État estime que le particulier en question a pu faire usage de son terrain comme terrain constructible du seul fait de ce permis de construire.
Or, ce raisonnement semble réducteur.
Le fait d’avoir eu un seul permis de construire ne permet aucunement de pleinement bénéficier de toute la constructibilité offerte par un document d’urbanisme.
Enfin, la solution est juridiquement assez choquante dans la mesure où le Conseil d’État reproche à un particulier de ne pas avoir mis en œuvre un permis de construire illégal car contraire à la loi Littoral.
En pareille situation, d’autres jurisprudences administratives sont plus respectueuses du principe de légalité.
Ainsi, par exemple, la Cour administrative d’appel de Nantes a eu l’occasion de juger que : « d’autre part, contrairement à ce que soutient la commune, en s’abstenant de réaliser le projet de construction autorisé en 2011, lequel aurait au demeurant méconnu les dispositions du I du L. 146-4 pour les raisons exposées aux points 4 et 5, M. C... n’a pas concouru à son préjudice, lequel ne trouve pas son origine dans l’absence de vente d’un terrain construit mais dans l’illégalité du certificat d’urbanisme et du permis de construire ayant conduit M. C... à acquérir une parcelle en réalité inconstructible » (CAA Nantes 06 mai 2022 n° 20NT01551).
La même Cour a également jugé que « 8. En second lieu, il ne résulte pas de l’instruction que M. A... Du a commis une imprudence en s’abstenant de demander un permis de construire dans le délai de validité du certificat d’urbanisme du 14 mai 2008, alors que ce certificat ne pouvait au demeurant avoir pour effet d’autoriser une construction en méconnaissance de la loi du 3 janvier 1986, dite " Littoral ". En tout état de cause, une telle imprudence serait sans lien avec le préjudice subi par M. A... Du, tiré de la surévaluation des terrains acquis en juillet 2008, du fait de leur caractère inconstructible » (CAA Nantes 31 mars 2021 n° 19NT04719).
Il est à espérer que le Conseil d’État clarifie sa jurisprudence en matière d’appréciation du lien de causalité en cas d’action en responsabilité liée à la mauvaise application de la loi Littoral.
NDLR : Cette décision a été reproduite, anonymisée, et diffusée sous l’entière responsabilité du cabinet d’avocat auteur de cet article.