Le principe de réparation intégrale est l’une des clés de voute de l’indemnisation des victimes.
Consacré depuis plusieurs décennies, il consiste à « faire du dommage une évaluation telle qu’elle assure à la victime l’entière réparation du préjudice » [1]. Cela signifie que la victime doit obtenir une indemnisation juste de ses dommages, sans qu’il n’y ait pour elle ni appauvrissement, ni enrichissement et que ce principe doit s’appliquer à tous les postes de préjudice.
Cependant, il souffre tous les jours de nombreuses inapplications, tant il est difficile à mettre en œuvre et tant l’indemnisation des victimes est constituée de rapports de force entre celui qui doit voir son préjudice intégralement réparé et celui qui, créancier (la plupart du temps l’assureur), doit l’indemniser et doit, pour défendre ses propres intérêts, chercher à la minimiser.
En pratique, la mauvaise application du principe de réparation intégrale peut venir de plusieurs facteurs. Parmi ceux-ci se placent en première ligne la mauvaise assistance de la victime durant la procédure d’indemnisation (ou l’absence d’assistance d’une victime qui se présente seule à l’expertise par exemple) et/ou une mauvaise évaluation des préjudice par les experts.
En cas d’échec des tentatives de transaction amiable, les juridictions sont garantes de la bonne application du principe de réparation intégrale.
Mais lorsque l’évaluation est correctement réalisée par les experts et que ce sont les juridictions administratives de premier et second degrés qui cherchent à faire des économies, rien ne va plus.
Il s’agit ici d’analyser l’indemnisation accordée en réparation du préjudice d’assistance par tierce personne par la Cour administrative de Bordeaux concernant deux patients distincts, tout deux totalement dépendants de tierces personnes (leurs parents) pour tous les actes de la vie quotidienne.
En 2001, une dame donne naissance à son fils dans un centre hospitalier public français. Malheureusement, l’accouchement ne se déroulera pas comme prévu et suite à ce qui sera reconnu comme des manquements fautifs commis par le centre hospitalier constituant une perte de chance de 50%, l’enfant souffre d’une encéphalopathie hypoxique ischémique, entraînant une importante tétraparésie spastique, si bien l’état de l’enfant montrera un déficit fonctionnel supérieur à 95%, ce que la CAA de Bordeaux ne manquera pas de relever.
I. Non, un patient tétraplégique totalement dépendant ne peut être laissé seul durant la moitié de la journée !
Compte tenu du lourd handicap du jeune homme, les experts avaient, en l’espèce, estimé à juste titre que son état nécessitait une aide humaine permanente pour la satisfaction des besoins vitaux.
Pourtant, aux termes de son arrêt, la CAA estimera le besoin en aide humaine nécessaire à 12 heures par jour, excluant les heures nocturnes [2].
En d’autre termes et concrètement, la CAA de Bordeaux estime qu’il est un comportement « de bon père de famille », ou, à tout le moins, loisible, de laisser seule pendant 12 heures chaque jour, une personne totalement dépendante dont le déficit fonctionnel permanent atteint 95%.
Le Conseil d’Etat ne validera pas cette analyse, et aux termes d’un arrêt du 2 avril 2021 des 5ème et 6ème chambres réunies, censurera la cour en rappelant que
« En retenant que l’indemnisation au titre de l’assistance d’une tierce personne pouvait être limitée à douze heures par jour en excluant les périodes nocturnes, alors qu’il ressort des pièces du dossier qui lui était soumis et notamment des constatations de l’expert judiciaire et du médecin conseil du centre hospitalier que l’état de l’enfant, atteint d’un déficit fonctionnel supérieur à 95%, nécessite en permanence une aide humaine pour la satisfaction de ses besoins vitaux, la cour a dénaturé les faits de l’espèce » [3].
II. Malgré une première censure du Conseil d’Etat, la Cour administrative de Bordeaux persiste et signe.
Malgré la censure opérée par le Conseil d’Etat en 2021, la CAA de Bordeaux renouvellera son analyse dans un cas d’espèce similaire par un arrêt du 22 décembre 2022 (n°20BX02996).
Il s’agissait de l’histoire d’un jeune homme victime d’un accident médical non fautif (compression médullaire due à un produit hémostatique) dans un centre hospitalier public français. Cette accident avait avait entrainé chez lui une quasi-tétraplégie entrainant un déficit fonctionnel permanent évalué à 90%.
Le besoins d’assistance par tierce personne avaient été unanimement évalués à au moins 24h/jour par respectivement, un collège de 3 experts judiciaires, deux médecins conseils et un ergothérapeute. Les trois rapports d’évaluation, on ne peut plus cohérents avaient été produits en première instance puis, devant la cour.
Pourtant, après avoir reconnu la dépendance totale du jeune homme dont le DFP (Déficit Fonctionnel Permanent) était de 90%, la cour évaluera son besoin à 16 heures par jour dont 12 heures imputables à l’accident médical (4 heures ayant été imputées à l’état antérieur).
Une nouvelle fois, la cour estime, sans l’expliquer, qu’une personne handicapée entièrement dépendante des tiers pour tous les besoins vitaux et les actes de la vie quotidienne peut être laissée sans assistance, quotidiennement pendant 8h.
La décision fait actuellement l’objet d’un pourvoi devant le Conseil d’Etat.
Outre la dénaturation des faits et les manquements à l’application du principe de réparation intégrale, ces décisions semblent porter une atteinte grave au respect de la dignité humaine des personnes handicapées qu’elles concernent, ce que la cour n’a visiblement pas voulu entendre à la lecture des mémoires produits et lors des observations qui ont été faites à l’audience.
Ainsi, si la décision venait à être validée par le Conseil d’Etat, il reconnaîtrait qu’une personne handicapée devenue totalement dépendante d’un tiers du fait d’un accident médical pourrait être livrée à son isolement et devrait s’abstenir de satisfaire ses besoins vitaux durant une grande partie de chaque jour si elle n’a pas les moyens de se procurer par elle-même une assistance par tierce personne durant 8 à 12 heures par jour.