Affaire Barbarin, doit-on dire ce qui ne peut plus être entendu ?

Par Benoît Le Dévédec, Juriste.

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Explorer : # non-dénonciation # prescription # atteintes sexuelles # Monde de la justice

Contredisant les juges du premier degré, la Cour d’appel de Lyon a finalement relaxé le Cardinal Philippe Barbarin. Décision de droit ou d’opportunité ? Faut-il dénoncer des faits prescrits ? Faut-il protéger des individus qui ne sont plus vulnérables ? Faut-il dire ce qui ne peut plus être entendu ? Faut-il parler même à la place de ceux qui peuvent le faire ?

Retour sur deux décisions de justice contradictoires.

-

Dans son jugement du 7 mars 2019, le Tribunal correctionnel de Lyon condamnait le Cardinal Philippe Barbarin à 6 mois d’emprisonnement délictuel avec sursis pour non dénonciation de mauvais traitements, privations ou atteintes sexuelles infligés à un mineur de 15 ans, commise de juillet 2014 à juin 2015 (date du dépôt de plainte) en application de l’article 434-3 du Code pénal. Les mêmes faits, commis en 2010, ont été jugés prescrits, le premier acte d’enquête sur ces faits ayant eu lieu le 26 février 2016, et la prescription de cette infraction n’étant à l’époque que de 3 ans (6 ans aujourd’hui).

Dans son arrêt du 30 janvier 2020, la Cour d’appel de Lyon infirme en partie le jugement du 7 mars 2019. Il confirme la prescription des faits commis en 2010 et relaxe le cardinal Philippe Barbarin pour les faits commis entre 2014 et 2015.

Sur la prescription.

L’article 434-3 du Code pénal a été ainsi rédigé (en gras les modifications successives) :
- Entre le 1er janvier 2002 et le 16 mars 2016 : « Le fait, pour quiconque ayant eu connaissance de privations, de mauvais traitements ou d’atteintes sexuelles infligés à un mineur de quinze ans ou à une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge, d’une maladie, d’une infirmité, d’une déficience physique ou psychique ou d’un état de grossesse, de ne pas en informer les autorités judiciaires ou administratives est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. Sauf lorsque la loi en dispose autrement, sont exceptées des dispositions qui précèdent les personnes astreintes au secret dans les conditions prévues par l’article 226-13 »
- Entre le 16 mars 2016 et le 6 août 2018 : « Le fait, pour quiconque ayant eu connaissance de privations, de mauvais traitements ou d’agressions ou atteintes sexuelles infligés à un mineur ou à une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge, d’une maladie, d’une infirmité, d’une déficience physique ou psychique ou d’un état de grossesse, de ne pas en informer les autorités judiciaires ou administratives est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45.000 euros d’amende. Sauf lorsque la loi en dispose autrement, sont exceptées des dispositions qui précèdent les personnes astreintes au secret dans les conditions prévues par l’article 226-13 »
- A partir du 6 août 2018 : « Le fait, pour quiconque ayant connaissance de privations, de mauvais traitements ou d’agressions ou atteintes sexuelles infligés à un mineur ou à une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge, d’une maladie, d’une infirmité, d’une déficience physique ou psychique ou d’un état de grossesse, de ne pas en informer les autorités judiciaires ou administratives ou de continuer à ne pas informer ces autorités tant que ces infractions n’ont pas cessé est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. Lorsque le défaut d’information concerne une infraction mentionnée au premier alinéa commise sur un mineur de quinze ans, les peines sont portées à cinq ans d’emprisonnement et 75.000 euros d’amende. Sauf lorsque la loi en dispose autrement, sont exceptées des dispositions qui précèdent les personnes astreintes au secret dans les conditions prévues par l’article 226-13. »

Il en découle qu’avant la loi n° 2018-703 du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, le délit de non-dénonciation n’était pas une infraction continue mais une infraction instantanée, comme l’a affirmé la Cour de cassation dans un arrêt de 2009 [1]. Pourtant, les parties civiles ont tenté d’affirmer le contraire, considérant que l’infraction était bien continue, qu’elle s’interrompait donc au jour où la justice avait connaissance des faits, en l’espèce au jour du premier acte d’enquête en 2016. Cette argumentation n’avait aucune chance d’aboutir au regard de la jurisprudence, et même au regard de la loi qui a nécessité une modification, précisément pour en faire une infraction continue, via l’insertion « ou de continuer à ne pas informer ces autorités tant que ces infractions n’ont pas cessé » à l’article 434-3 du Code pénal.

Sur la constitution de l’infraction.

Pour estimer que le délit de non-dénonciation, portant sur des faits non prescrits, n’était pas constitué, la cour d’appel a estimé d’une part que l’infraction ne pouvait concerner des faits eux-mêmes prescrits, et d’autre part que l’obligation de dénoncer ne s’appliquait pas aux cas où le mis en cause avait connaissance des faits lorsque la victime n’était plus mineure ni vulnérable.

Sur cette période, la cour d’appel démontre que le Philippe Barbarin a eu effectivement une connaissance précise des faits délictueux reprochés à Bernard Preynat, notamment lors d’une rencontre directe avec l’une des personnes affirmant avoir été victime du prêtre le 23 novembre 2014 ainsi qu’à d’autres occasions (réception de courriel par exemple).

Les premiers juges se fondaient sur le principe d’application stricte de la loi pénale prévue à l’article 111-4 du Code pénal pour affirmer que, contrairement à l’article 434-1 du même Code, qui prévoit que la non-dénonciation concerne un crime « dont il est encore possible de prévenir ou de limiter les effets, ou dont les auteurs sont susceptibles de commettre de nouveaux crimes qui pourraient être empêchés », le texte incriminant la non-dénonciation de mauvais traitements, d’atteinte ou d’agression sexuelles sur mineur ou sur personne vulnérable ne nécessite pas que la dénonciation soit utilitaire ou utilitariste. Autrement dit, même si signaler les faits n’aurait pas pour conséquence de prévenir ou limiter les effets de l’infraction, ou encore d’empêcher les auteurs de réitérer, ce signalement doit tout de même être fait.

Au contraire, les juges d’appel estiment que la distinction textuelle utilitariste provient d’une réforme de 1991 qui a séparé la non-dénonciation de l’article 434-1 et celle de l’article 434-3 du Code pénal, autrefois prévues dans un seul et même article.
Surtout, ils affirment que le texte se trouve dans une section du Code « Des entraves à la saisine de la justice », et que, dès lors, si les faits sont prescrits, il n’y a pas d’entrave.

Ce serait alors d’une part ajouter à la lettre du texte une distinction qu’il ne prévoit pas (« là où la loi ne distingue pas, il n’y a pas lieu de distinguer »), car l’article 434-3 du Code pénal ne précise pas que les faits doivent être poursuivables et partant non-prescrits. D’autre part, ce serait demander aux mis en cause de se faire juges de la prescription. Sur ce point, la cour d’appel précise qu’il s’agit plutôt pour la juridiction de vérifier que les faits principaux étaient ou non prescrits pour savoir si l’infraction de non-dénonciation est commise. Mais en affirmant cela, la cour d’appel ouvre une brèche : les mis en cause vont constamment affirmer qu’ils étaient persuadés que l’infraction principale était prescrite pour arguer de l’absence d’intention délictuelle. Et c’est précisément pour cela que le texte ne prévoyait pas une telle distinction. Surtout, en l’espèce, le 23 novembre 2014, quand Philippe Barbarin a eu connaissance des faits, ils n’étaient pas prescrits s’agissant d’autres individus affirmant avoir été victimes de Bernard Preynat. Donc le signalement des faits auraient en tout état de cause eu une portée utilitariste.

Mais les juges d’appel ont également une réponse à cela. Ils considèrent que ces individus étaient majeurs au moment où Philippe Barbarin a eu connaissance des faits et n’étaient pas atteint par une quelconque cause de vulnérabilité. Là encore, la cour distingue là où la loi ne le fait pas. En effet, la juridiction affirme que la définition de l’infraction de non-dénonciation emploie le présent de l’indicatif pour définir la victime qui n’est pas en état de se protéger, que dès lors la minorité et l’état de vulnérabilité doivent être contemporains à la connaissance des faits à dénoncer.

Sauf que le texte du Code parle de « mauvais traitements ou d’agressions ou atteintes sexuelles infligés à un mineur ou à une personne qui n’est pas en mesure de se protéger ». Il n’est pas dit que la victime doit être mineure ou vulnérable au moment de la connaissance des faits, mais que les faits doivent concerner des infractions particulières, à savoir des mauvais traitements ou des agression ou atteinte sexuelles sur mineur ou personne vulnérable. Le présent de l’indicatif concerne non pas l’état de la victime au moment de la connaissance, mais bien celui au moment des faits.

D’autant que, pour étayer son argumentation, la cour englobe dans « qui n’est pas en mesure de se protéger » tant les mineurs que les personnes vulnérables. Or, la lettre du texte parle de faits infligés à un mineur «  ou  » à une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge, d’une maladie, d’une infirmité, d’une déficience physique ou psychique ou d’un état de grossesse (ce que l’on résume par la notion vulnérabilité). Le présent de l’indicatif ne concerne donc même pas le cas de victimes mineures, dont il est question dans le cas d’espèce.

Sur l’opportunité de la décision.

Si, en droit, la décision n’est donc pas justifiée, il apparait qu’elle peut sans doute l’être en opportunité. En effet, la cour d’appel soulève un point intéressant en affirmant que l’infraction de non-dénonciation vise à sanctionner les atteintes à l’action de la justice. Or, si les faits principaux sont prescrits, il ne peut plus y avoir d’action de la justice. Surtout, on peut s’interroger sur le respect du droit à l’oubli lorsqu’on souhaite poursuivre celui qui n’a pas signalé une infraction prescrite, une infraction juridiquement tombée dans l’oubli. D’autant que depuis la réécriture du délit de non-dénonciation par la loi Schiappa, il s’agit d’une infraction continue, qui ne prend donc fin qu’au moment de la connaissance des faits principaux par une autorité judiciaire ou administrative. La prescription vise à éviter que la poursuite de faits anciens ne cause davantage de troubles que l’absence de poursuites. Dès lors, il apparait contradictoire de vouloir poursuivre celui qui décide de taire des faits que même la justice ne veut plus entendre.

Quant à l’argument selon lequel les victimes devenues majeures ou étant en mesure de se protéger n’ont plus besoin de la protection d’une loi imposant à ceux ayant connaissance des faits de les dénoncer, on peut en effet considérer que si ces victimes sont en état d’agir, il n’y a plus lieu de reprocher à des tiers de ne pas le faire, parfois même à la demande de ces victimes. Mais cela reviendrait à considérer que le droit pénal sert non pas à punir des auteurs pour les faits qu’ils ont commis, mais à satisfaire le besoin de réparation des victimes. Ce qui serait inexact.

Le dernier mot reviendra certainement à la Cour de cassation, qui décidera, soit d’être la bouche de la loi, soit de juger en opportunité, selon le prisme qui sera le sien. Reste qu’il faudrait peut-être une intervention législative, sinon pour changer le sens de la loi, au moins pour expliquer celui du texte actuel.

Benoît Le Dévédec
Docteur en droit
Chercheur associé à l’Université de Lille

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[1Crim, 7 avril 2009, n°09-80.655, Dalloz actualité, 1er juill. 2009, obs. A. Darsonville.

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Discussions en cours :

  • Dernière réponse : 18 février 2020 à 10:59
    par AnneGail , Le 17 février 2020 à 17:28

    Bonjour,
    je vous cite "Or, si les faits principaux sont prescrits, il ne peut plus y avoir d’action de la justice." Vous demandez aussi en substance, pourquoi parler, lorsque la justice ne peut plus entendre ? il me semble donc surprenant que vous vous interrogiez sur le fait que Mr Barbarin aurait du être sanctionné pour n’avoir pas parlé alors que l’action était prescrite d’une part et que les victimes devenues majeurs lorsqu’elle ont informé Mr Barbarin n’ont elles-mêmes pas divulguées l’information à qui de droit, d’autre part. Pourquoi imposer à Mr Barbarin une obligation de divulgation qui ne s’imposent pas aux victimes. Doit-on comprendre que, pour préserver les victimes (qui, elles n’ont pas l’obligation de dénoncer les délits subis), la Cour aurait du imposer à Mr Barbarin de divulguer des faits prescrits ? Délation ou dénonciation ?

    • par Le Dévédec Benoît , Le 18 février 2020 à 10:59

      Madame,

      Je crains que nous nous soyons mal compris. Dans mon introduction, je pose les enjeux, les questions que posent cette affaire. Ensuite, je mets en lumière le contenu des deux décisions, et surtout celle de la cour que je considère erronée en droit. Cependant, cela ne m’empêche pas de remettre en cause l’écriture de la loi et son objectif, en m’interrogeant sur l’opportunité de la décision.
      En effet, je considère que la cour a outrepassé ses pouvoirs en ne se contentant pas d’être simple bouche de la loi, mais en lui faisant dire ce qu’elle ne dit pas. Pour moi, la cour a jugé en opportunité, ce qu’elle n’aurait pas du faire.
      Pour autant, cela ne m’empêche pas de me demander si la loi ne devrait pas être modifiée. Si la cour a considéré qu’il était plus opportun de modifier le sens de la loi, cela doit nous interroger.
      Mon avis est donc que chacun doit rester à sa place : le juge doit appliquer la loi, et s’il trouve que la loi n’est pas adaptée, le législateur doit la modifier. Je n’ai, d’ailleurs, pas d’avis personnel sur le sens que devrait prendre une éventuelle modification législative. Je n’ai fait que mettre en lumière les questions que posent la décision de la cour.
      En vous remerciant de votre lecture et de votre intérêt,
      Benoît Le Dévédec

  • Dernière réponse : 18 février 2020 à 11:09
    par Rachid SIAD , Le 15 février 2020 à 14:38

    Bravo Benoît

    Je trouve ton article très intéressant car tu mets en perspective les délais de prescription qui ont évolué dans le temps. J aimerais connaître ton sentiment sur l affaire Matzneff qui n a jamais dissimulé son attirance pour les jeunes gens dans ses journaux intimes et ce depuis cinquante ans. Tout le monde savait il a eu longtemps une chronique quotidienne pour plusieurs journaux et non des moindres (Combat Le Monde et la dernière parue dans Le point en décembre 2019. De plus il a été soutenu par toute l intelligentia Roland Barthes Simone de Beauvoir, Jean Paul Sartre, Michel Foucault, Gilles Deleuze’BHL, Philippe Sollers, Jean d Ormesson et meme Françoise Dolto. Le président Mitterand le considèrait comme étant le meilleur écrivain de sa génération. Quid des poursuites qui pourraient être envisagees à l encontre de ceux les vivants qui avaient connaissance de ces crimes très anciens qu ils n ont pas denonces mais au contraire cautionnes. Bien à toi
    ,

    • par Le Dévédec Benoît , Le 18 février 2020 à 11:09

      Cher maître,

      De ce que j’ai pu entendre dans la presse au sujet de l’affaire Matzneff, les faits sont en effet anciens. Ils apparaissent donc prescrits, le laissant à l’abri de toute poursuite et toute condamnation.
      S’agissant de ceux ayant eu l’information, je pourrais dire que ces faits sont également prescrits, car ces informations sont également anciennes, qu’à l’époque l’infraction n’était pas continue, et la prescription de 3ans.

      Cependant, je m’interroge sur un point : le délit de non-dénonciation vise le fait de ne pas avoir dénoncer des faits à des autorités judiciaires ou administratives. Or, le délit n’est pas constitué quand ces autorités ont déjà connaissance des faits (l’infraction prenant fin au moment de la connaissance des faits par ces autorités). Les livres de monsieur Matzneff étant publics, ses interviews où il étale ses infractions l’étaient aussi. Je ne vois donc pas en quoi, si tout le monde savait, la justice et l’administration pouvaient ne pas savoir. Je pense donc que pour les personnes que vous évoquez, l’infraction est, non pas prescrite, mais non constituée. Cependant, je peux me tromper.

      Reste à se demander s’il n’y a pas eu de leur part incitation à commettre des crimes ou des délits selon le contenu de leurs écrits. Là encore, des questions de prescriptions se posent.

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