Selon la jurisprudence du Conseil d’État, Il résulte des dispositions des articles L411-1 et L411-2 du Code de l’environnement que la destruction ou la perturbation des espèces animales concernées, ainsi que la destruction ou la dégradation de leurs habitats, sont interdites. Toutefois, une dérogation à ces interdictions peut être obtenue dès lors que sont remplies trois conditions distinctes et cumulatives tenant d’une part, à l’absence de solution alternative satisfaisante, d’autre part, à la condition de ne pas nuire au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle et, enfin, à la justification que le projet réponde, par sa nature et compte tenu des intérêts économiques et sociaux en jeu, à une Raison impérative d’intérêt public majeur (ci-après "RIIPM").
Le Conseil d’État ajoute que, pour déterminer, si une dérogation "espèces protégées" peut être accordée, il appartient à l’autorité administrative, sous le contrôle du juge, de porter une appréciation qui prenne en compte l’ensemble des trois conditions précitées, parmi lesquelles figurent les atteintes que le projet est susceptible de porter aux espèces protégées, compte tenu, notamment, des mesures d’évitement, réduction et compensation proposées par le pétitionnaire, et de l’état de conservation des espèces concernées.
C’est à ce contrôle que s’est livré le Tribunal administratif dans cette affaire en prenant soin de motiver particulièrement son jugement.
L’exercice est difficile dans ce type d’affaire, en particulier concernant la condition liée à la RRIPM car cela conduit inévitablement le juge à porter une appréciation sur l’intérêt d’un projet au regard de considérations variées et, nous le pensons, souvent très relatives. L’exemple récent d’un projet de construction de logements sociaux en donne un bon exemple, une Cour ayant considéré qu’un tel projet ne répondait pas à une RIIPM alors que le Conseil d’État a considéré le contraire [1].
Dans ce contexte, sur la condition tenant à la RIIPM, le Tribunal rejette d’abord le fait que la loi d’orientation du 24 décembre 2019, dite LOM, laquelle a pour objet de définir la stratégie et la programmation financière et opérationnelle des investissements de l’État dans les systèmes de transports pour la période 2019-2037, a reconnu ce projet comme étant prioritaire au titre des dépenses de l’Agence de financement des infrastructures de transport de France et que l’arrêté du 31 mai 2024, lequel est de niveau infra-législatif, a, dans le cadre d’une législation distincte, classé ce projet parmi ceux d’envergure nationale ou européenne présentant un intérêt public majeur. Cela pose question, car il faudrait pouvoir admettre que de telles qualifications, qui sont juridiques et ne relèvent pas d’une appréciation, puisse avoir un effet dans ce type de débat.
Ensuite, de très nombreux arguments ont été avancés par les parties et la motivation du Tribunal administratif de Toulouse est très détaillée s’agissant des bénéfices économiques, sociaux et de sécurité publique, qu’il reprend un par un. Il considère qu’ils sont trop faibles s’agissant du gain de temps (vingtaine de minutes par rapport au trajet actuel), de la nécessité de « désenclaver » le bassin Castres-Mazamet (pas de décrochage démographique ni économique en comparaison des autres bassins situés aux alentours de Toulouse), pas de preuve d’une particulière dangerosité de la route existante (sans compter que l’itinéraire de substitution prévu pour les automobilistes ne souhaitant pas s’acquitter du prix du péage ne présentera plus des conditions optimales de sécurité) et un coût élevé du péage qui serait de nature à en minorer significativement l’intérêt. En revanche, si ce n’est de manière lapidaire, le Tribunal n’explique pas pourquoi l’addition de ces différents intérêts ne suffiraient pas à conférer au projet une RIIPM.
Enfin, la « mise en balance » des intérêts du projet avec l’atteinte aux espèces protégées concernées n’est pas clairement effectuée. Or on se serait attendu à une motivation plus précise s’agissant des cent cinquante-sept spécimens d’espèces animales protégées (et de leur habitat) concernées par le projet, sans que l’on sache quelle atteinte était portée à celles-ci et donc à quelle mise en balance le Tribunal s’est livré. Or cela était à notre avis nécessaire car la situation des espèces et de l’atteinte que peut leur porter un projet sont très variables d’un cas à l’autre.
Sans renter dans ce débat de fond entre les arguments échangés entre les parties, on peut relever que le juge est donc contraint de statuer au regard de considérations qui sont particulièrement subjectives sur l’intérêt d’un projet. Il est dès lors difficile de distinguer la nature d’un tel contrôle de celle du contrôle du bilan admis en matière de Déclaration d’utilité publique (ci-après "DUP"). Or le Conseil d’État a précisément validé la DUP de ce projet [2] si bien que ce contentieux sera peut-être l’occasion pour le Conseil d’État de préciser le contrôle du juge selon qu’il doit apprécier la légalité d’une DUP ou d’une dérogation "espèces protégées".
Finalement, dès lors qu’une RIIPM est déniée à ce projet, aucune régularisation de l’autorisation environnementale n’est possible et dès lors que, selon le Tribunal, l’annulation de la seule dérogation ferait perdre toute finalité aux autres composantes de l’autorisation environnementale, le Tribunal l’a donc annulée.
Dans ce contexte complexe, il serait souhaitable selon nous que le contrôle du juge puisse s’exercer au regard de qualifications juridiques ou de faits le plus objectif possible, sans qu’il s’étende à l’opportunité d’un projet. En effet, et selon la formule, s’il n’y a en principe pas de contrôle de l’opportunité, il y a de l’opportunité dans le contrôle. On attendra donc la décision probable à venir de la Cour administrative d’appel puis du Conseil d’État dans cette affaire.
Discussions en cours :
L’auteur relève que le juge n’a pas clairement effectué la « mise en balance » des intérêts du projet avec l’atteinte aux espèces protégées concernées.
Ce point est primordial ; en effet les associations, voire certaines juridictions françaises, ont tendance à mener une appréciation "intrinsèque" du caractère majeur de l’intérêt public porté par un projet, le jaugeant de façon abstraite, et en particulier indépendamment des atteintes effectives aux espèces impactées.
C’est a priori une erreur puisque la CJUE a explicitement établi dans un arrêt de 2012, (CJUE, 16/02/2012, Affaire C-182-10 - ECLI:EU:C:2012:82), à l’occasion d’une question préjudicielle sur l’application de l’article 6§4 de la directive Habitats, en cause, que « L’examen d’éventuelles raisons impératives d’intérêt public majeur et celui de l’existence d’alternatives moins préjudiciables requièrent en effet une mise en balance par rapport aux atteintes portées au site par le plan ou le projet considéré. »
Il est probable que ce sujet soit soulevé en appel.
C’est sûr que si le juge ne juge pas l’opportunité de la RIIPM, il ne lui restera plus grand chose à juger dans la RIIPM.
Mais c’est dommage parce qu’on n’aura plus de boulot (ni vous, ni nous), parce qu’on n’aura plus à débattre de manière démocratique et contradictoire de l’intérêt public majeur, chacun pouvant faire valoir son point de vue dans le cadre d’un débat certes passionné, mais dans le respect de chacun.
bien à vous,
entre nous,
juristes passionnés (de la défense des asso d’un côté, de la défense des aménageurs de l’autre).
Un juge n’a pas à juger de l’opportunité d’un projet, mais de sa conformité au droit !
En l’espèce, ce qui lui était demandé, c’était d’apprécier si l’intérêt public de la liaison autoroutière est suffisamment important pour pouvoir être mis en balance avec l’objectif légal de conservation des habitats naturels, de la faune et de la flore sauvage dans la zone qu’elle impacte.
On peut considérer, ou non, qu’il l’a fait convenablement.