Entreprise et succession de CDD : limiter les effets d’une requalification par la lettre et le motif.

Par Jean-Louis Denier, Juriste.

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Explorer : # requalification # contrat à durée déterminée (cdd) # licenciement abusif # code du travail

L’usage malheureux d’une succession de CDD peut conduire l’entreprise devant le juge prud’homal, juge saisi aux fins de requalification des CDD en un seul CDI. Si le titulaire de ce CDI n’appartient plus à l’entreprise, celle-ci encourra le reproche de l’avoir licencié, rupture abusive faute d’avoir fait l’objet d’une notification motivée. S’impose, dés lors, une précaution à la fin du dernier des CDD : dûment justifier par écrit la fin de la relation contractuelle.

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Recourir au CDD n’est jamais un acte anodin.

Deux raisons l’expliquent : ce type de contrat est extrêmement réglementé ; son usage s’avère délicat en certaines circonstances, notamment dans les hypothèses de succession de contrats.

A cet égard, il convient de rappeler qu’un employeur n’a pas – actuellement - la possibilité d’agir à sa guise en multipliant et additionnant, dans le temps, des CDD conclus avec un même salarié et/ou pour occuper des fonctions identiques.

Des limites (fixées par le Code du travail [1] et la jurisprudence [2]) existent, lesquelles :
1. ont une vocation : restreindre les possibilités de successions et répétitions de CDD.
2. génèrent des contraintes de GRH : obliger l’entreprise à créer, entre chaque CDD, des intervalles et espaces de temps.

Les intervalles en question ont pour effet d’opérer une séparation drastique entre les contrats de façon à empêcher qu’une pérennité contractuelle soit bâtie à partir du CDD, sachant qu’un CDD ne peut jamais avoir ni pour objet ni pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise [3].

Normalement intangible, le principe précité subit, néanmoins, des exceptions et/ou aménagements – tous issus du Code du Travail voire de quelques conventions et accords collectifs – offrant, à l’entreprise, l’opportunité de pouvoir déroger à la logique de la séparation drastique entre les CDD.

Entreprise et CDD : succession douteuse = requalification en CDI

Mais attention !

La possibilité de pouvoir déroger – soit enchaîner des CDD sans interruption - implique, pour l’entreprise, d’avoir à mettre en œuvre une succession de contrats satisfaisant strictement à des conditions et/ou circonstances trés précises, certaines ressortant notamment de la nature particulière de son activité économique [4].

Cette dérogation étant un droit, son usage ne peut, dés lors, donner lieu à abus [5] ou à détournement de finalité [6].

Et l’intérêt de l’entreprise lui commande de ne pas ignorer ce qui précède car le Code du Travail sanctionne lourdement les successions de CDD dans le temps non conformes aux exceptions prévues explicitement par le Code du Travail ou tel(le) convention ou accord collectif.

On retiendra, à ce propos, l’existence d’un double dispositif répressif : des sanctions pénales [7] d’une part, une sanction « civile » (et ses suites) d’autre part.

Prévue par l’article L. 1245-1 du Code du Travail, ladite sanction civile se présente sous la forme d’une requalification ; de fait, dans l’hypothèse d’une succession douteuse ou malheureuse de CDD – au regard des exigences légales et/ou conventionnelles - cette requalification provoque une mutation contractuelle, mutation car la totalité des CDD de la succession devient un seul CDI, un contrat de travail à durée indéterminée.

Au regard de ses aspects procéduraux, cette requalification présente trois caractéristiques principales : 1. elle résulte nécessairement d’une décision de justice donc de l’office du juge prud’homal [8]. 2. elle peut intervenir assez rapidement [9] . 3. une fois acquise, elle est d’application immédiate et contraint immédiatement l’entreprise [10].

Quant à ces effets, on remarquera que cette requalification :

-  impacte une pluralité de contrats - à durée déterminée – au départ, autonomes les uns des autres et soumis, par le Code du Travail, à un statut particulier ;

-  transforme des CDD autonomes en un seul et unique contrat, devenu, de surcroît, à durée indéterminée et, de ce fait, soumis par le Code du Travail à un autre statut.

• Entreprise et succession de CDD requalifiée en CDI : fin du dernier des CDD = licenciement

Faisant face à une requalification de succession de CDD, l’entreprise se trouve confrontée à une alternative : soit le salarié bénéficiaire du CDI issu des CDD appartient encore à l’effectif, soit ce salarié a cessé d’en faire partie.

La première partie de l’alternative traduit une situation où la requalification intervient alors que le dernier des CDD est encore en cours d’exécution ; liée par les effets du jugement de requalification, l’entreprise est, normalement, tenue de conserver le salarié en son sein [11] sauf à s’exposer à une action en référé initiée par ce dernier [12].

Avec la seconde partie de l’alternative, la situation change drastiquement : n’appartenant plus à l’entreprise – du fait de la cessation définitive de toute relation contractuelle de travail – le salarié pourra se prévaloir d’un licenciement (tacite) pris à son endroit [13].

Pourquoi ? En raison d’une relation de cause à effet dans la mesure où le dernier des CDD de la succession ayant été transformé en CDI – de par l’effet rétroactif du jugement de requalification - l’absence de poursuite d’une relation contractuelle (devenue) à durée indéterminée traduit, de la part de l’entreprise, la volonté de la rompre et donc … de licencier.

De ce qui précède, il résulte que la requalification d’une chaîne de CDD en un seul CDI impacte et modifie tout à la fois : et la nature intrinsèque de la relation contractuelle, et l’identification + application de son mode de rupture [14].

• Entreprise et succession de CDD requalifiée en CDI : fin du dernier des CDD opérée sans justification écrite = licenciement abusif.

Or, l’impact d’une modification des modalités de rupture d’une relation contractuelle est tout sauf anodin pour l’entreprise.

Cet effet se mesure tant au niveau des procédés que des conséquences car CDD et CDI ne s’achèvent pas de la même façon.

Quant au CDD : l’arrivée du CDD à son terme [15] de même que la réalisation de l’objet et/ou la fin de l’événement pour lequel il a été conclu [16] marquent l’achèvement de la relation contractuelle, achèvement automatique et sans procédure ni diligence et/ou formalité particulière(s) de rupture (sauf disposition très spécifique d’une convention ou d’un accord collectif).

Quant au CDI (rompu par voie de licenciement) : à la différence du CDD, l’entreprise, dans cette hypothèse, est tenue de suivre impérativement une procédure , laquelle est assortie de phases, délais et diligences.

La requalification d’une succession de CDD produit donc – et a rebours – un effet juridique et matériel pour le moins étonnant puisque le dernier des CDD devrait en théorie, si l’entreprise veut être préservée, prendre fin au terme d’une procédure de licenciement ou, à tout le moins, sous forme d’un non-renouvellement ou d’une absence de prolongation donnant lieu à formalisation et justification écrites ressemblant trait pour trait au courrier de licenciement matérialisant la rupture d’un CDI !!!

Si cela n’est pas le cas, l’entreprise : 1°. Sera réputée être en tort [17]. 2°. Se verra reprocher le fait de n’avoir ni rédigé ni dûment notifié un courrier de licenciement comportant des motifs de rupture [18]. 3°. Sera (en conséquence de tout ce qui précède) condamnée pour licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse [19], rupture abusive donnant lieu, de ce fait, à obligation de réparation proportionnelle au préjudice subi, réparation assortie, dans certains cas et selon des paramètres d’effectif et/ou ancienneté posés par le Code du Travail, d’un seuil minimum d’indemnisation [20].

Remarque : pour l’entreprise, le risque financier - découlant de la dialectique requalification/licenciement abusif - sera d’autant plus important qu’auront été étendus et répétés dans le temps les CDD de la succession, l’ensemble générant ancienneté et masse salariale, autrement dit …des paramètres conditionnant calcul voire majoration de l’indemnisation du licenciement.

Prévenir le risque « requalification-licenciement abusif » : formaliser la fin de la relation contractuelle à durée déterminée

L’entreprise n’a pas le choix : lorsque la situation rencontrée est celle d’une pluralité de CDD au sein d’une succession à risque, succession se doublant d’une rupture de la relation contractuelle, il convient alors d’écrire et notifier.

Ecrire et notifier :
- au salarié (titulaire des CDD de la succession).
- au moment où s’achève le dernier des CDD (de la succession).
- par voie de courrier transmis en recommandé avec accusé de réception (pour raison de preuve et traçabilité).
- pour formaliser la fin de la relation contractuelle (achèvement de la succession de CDD).
- pour motiver et justifier le point final apporté à la succession de CDD (non-renouvellement du dernier des CDD ou absence de prolongation de la chaîne de contrats).

Ceci appartient au domaine du possible. Pourquoi ? Parce que la jurisprudence tend à écarter - à l’occasion d’une requalification d’une succession de CDD en CDI - la qualification de licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse lorsque le salarié est en possession d’un document lui indiquant explicitement des griefs et/ou raisons à l’origine d’un non-renouvellement de CDD ou d’une absence de prolongation d’une relation contractuelle à durée déterminée.

Le document en question – assimilé, dans ces conditions, à une lettre de licenciement indiquant valablement des motifs - peut se présenter sous la forme d’un courrier « papier » [21] voire sous celle d’un simple mail.

La logique précitée étant celle de la prévention/anticipation du licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse, l’entreprise notifiant l’achèvement de la relation contractuelle à durée déterminée aura à cœur d’énoncer des motifs : 1°. Avérés, cohérents, et objectifs. 2°. Susceptibles de démonstration et preuve(s).

Jean-Louis Denier
Juriste d’entreprise - Juriste en droit social

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Notes de l'article:

[1Code du Travail : articles L. 1243-11 et L. 1244-3.

[2Cass. Soc. 6 mai 1998, n° 95-45027 et Cass. Soc. 13 novembre 2008, n° 06-40060.

[3Principe posé par les articles L. 1242-1 et L. 1242-2 du Code du Travail dans la mesure où la stabilité contractuelle est tout autant une caractéristique intrinsèque qu’un monopole du (seul) contrat de travail à durée indéterminée ou CDI.

[4Exemple : articles L. 1244-2 et 4 du Code du Travail qui permettent la conclusion de CDD successifs - sans que l’employeur n’ait à les séparer en respectant un délai de carence - lorsque le type de CDD concerné est un CDD dit « d’usage ». Ce type de CDD peut être conclu s’il cumule les caractéristiques suivantes c’est-à-dire concerner uniquement : 1°) une entreprise dont l’activité principale ressort d’un secteur listé par le Code du Travail (ex. : hôtellerie et restauration). 2°) un emploi par nature temporaire et passager (ex. : prestation de formation relative à un thème spécifique et non répétitif d’année en année). 3°) un emploi dont la nature temporaire est caractérisée par des éléments précis et concrets (ex. : institut de sondage utilisant les services d’une personne questionnant les passants dans la rue dans le cadre d’une enquête marketing unique relative à un produit de grande consommation bien déterminé).

[5Cass. Soc. 11 octobre 2006, n° 05-42632 : utilisation de CDD conclus pour motif de remplacement(s) pendant plusieurs années et servant (en fait) à faire face à un (véritable) besoin structurel de main d’œuvre.

[6Cass. Soc. 16 juillet 1997, n° 94-42398 (CDD destiné à occuper un poste à caractère permanent).

[7Cf. articles L. 1248-1 et suivants du Code du Travail.

[8Ce qui signifie qu’une action doit avoir été expressément intentée à cet effet car, bien que la requalification d’une succession de CDD en CDI soit (ensuite) automatique - en application de l’article L. 1245-1 du Code du Travail - le préalable d’une demande présentée spécifiquement en ce sens (ou par un salarié, ou par une organisation syndicale représentative) est un impératif. Pourquoi ? Parce que, de sa propre initiative, le juge ne peut pas requalifier d’office cette succession de CDD en CDI (Cass. Soc. 20 février 2013, n° 11-12262) sans violer, notamment, le principe de procédure qui lui interdit de juger ultra petita.

[9Dans la mesure où le processus de requalification d’une succession de CDD en CDI résulte et finalise une procédure (en théorie) très rapide puisque le Conseil de Prud’hommes est (normalement) tenu de statuer dans le mois suivant sa saisine (articles L. 1245-2 et R. 1245-1 du Code du Travail). Cette requalification intervient alors au terme d’une procédure où le bureau de jugement est saisi directement - sans passage préalable par le BCO – sauf, et ce qui semble très théorique, usage par les parties concernées par la requalification de la possibilité, pour elles, de recourir, soit à une médiation conventionnelle (articles 21 à 21-5 de la loi n° 95-125 du 8 février 1995), soit à une convention de procédure participative (articles 2062 à 2066 du Code Civil), dispositifs susceptibles de générer des process et délais autres et spécifiques … .

[10Important : la décision de justice emportant requalification d’une succession de CDD en CDI est exécutoire de plein droit à titre provisoire nonobstant appel (articles L. 1245-2 et R. 1245-1 du Code du Travail). Par conséquent, l’entreprise doit donner immédiatement tous effets et conséquences de droit et/ou matérielles et contractuelles à la décision de requalification dés que celle-ci lui a été notifiée par le greffe du Conseil de Prud’hommes (Cass. Soc. 18 décembre 2013, n° 12-27383).

[11Compte-tenu de ce qui précède - Cass. Soc. 18 décembre 2013 précité – le salarié bénéficiant d’une requalification doit demeurer dans l’entreprise puisque celle-ci est tenue d’exécuter le jugement quand bien même aurait-elle usé de sa faculté de faire appel de la décision prud’homale de requalification.

[12La rupture à son terme du CDD alors que ce dernier a déjà été requalifié en CDI – par voie de décision exécutoire de plein droit – et, de facto, l’éviction du salarié titulaire du contrat ainsi requalifié constituent un trouble manifestement illicite que le juge des référés peut être amené à connaître au titre d’une action en réintégration donnant lieu à ordonnance en ce sens (Cass. Soc. 4 juin 2014, n° 13-14605 et 13-17099).

[13Cass. Soc. 13 décembre 2007, n° 06-44004.

[14Cass. Soc. 25 mai 2005, n° 03-43146 et 20 octobre 2015, n° 14-23712.

[15Fixé par le contenu du contrat lui-même - article L. 1243-5 du Code du Travail.

[16Article L. 1242-7 du Code du Travail.

[17Cass. Soc. 11 juillet 2000, n° 98-41798.

[18Conformément aux articles L. 1232-6, L. 1233-15 et L.1233-16 du Code du Travail.

[19Cass. Soc. 13 novembre 1986, n° 83-44. 744.

[20Article L. 1235-3 du Code du Travail et minimum de six mois de salaires bruts : Cass. Soc. 10 juin 2003, n° 01-40808.

[21Cass. Soc. 7 mai 2003, n° 00-44396 et 3 février 2010, n° 08-43031.

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