I. L’état actuel des cadres juridiques pour l’IA en Afrique.
Il est important de mettre en lumière à la fois les initiatives continentales et nationales en matière de législation sur l’intelligence artificielle.
Les premières initiatives continentales remontent à octobre 2013 avec l’adoption, à Kigali, du Manifeste Smart Africa. Bien qu’il ne concerne pas spécifiquement l’IA, ce manifeste vise à accélérer le développement socio-économique par l’usage des technologies de l’information et de la communication (TIC). Plus précisément, les chefs d’État africains se sont engagés à « promouvoir l’innovation et des technologies adaptées au contexte africain, axées sur le développement et évolutives, afin d’apporter des bénéfices dans l’éducation, la santé, les affaires, l’agriculture et d’autres secteurs clés » (Principe 1). Lors de son adoption, le manifeste avait été signé en 2013 par sept pays africains (Rwanda, Kenya, Ouganda, Soudan du Sud, Mali, Gabon et Burkina Faso) puis par l’ensemble des 53 pays du continent lors de la 22ᵉ session ordinaire de l’Assemblée de l’Union Africaine à Addis-Abeba en janvier 2014.
En 2019, lors de la 3ᵉ session ordinaire du Comité Technique Spécialisé de l’Union Africaine sur la Communication et les TIC, les ministres de la communication et des TIC des États parties ont adopté, en Égypte, la Déclaration de Charm el-Cheikh. Par cette déclaration, ils se sont engagés à créer un groupe de travail sur l’intelligence artificielle, à élaborer une position africaine unifiée sur l’IA, à renforcer les capacités en IA sur le continent et à établir un cadre pour son développement responsable.
En 2021, avec le soutien de l’Africa Smart Alliance et d’autres partenaires, le Blueprint de l’IA pour l’Afrique a été publié. Cette initiative visait à « mettre en lumière les opportunités et défis les plus pertinents dans le développement et l’utilisation de l’IA pour l’Afrique et comment y répondre » (Page 14). Ce plan d’action propose des recommandations concrètes pour aider les États à mettre en œuvre leurs stratégies nationales, en leur fournissant des lignes directrices adaptées à leurs contextes spécifiques. La même année, la Commission Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples a adopté la Résolution 473 concernant l’IA, la robotique et les technologies émergentes, appelant les États membres à « inclure ces technologies dans leur agenda et à œuvrer pour établir un cadre de gouvernance complet » (voir Sections 4 et 5).
En 2023, le rapport AI for Africa a été publié par le Panel de Haut Niveau de l’Union Africaine sur les Technologies Émergentes (APET) et l’Agence de Développement de l’Union Africaine (AUDA-NEPAD). Ce rapport préconise une approche politique unifiée permettant à l’Afrique de profiter des avantages de l’IA tout en en atténuant les risques.
Plus récemment, en juillet 2024, l’Union Africaine a dévoilé la Stratégie Continentale sur l’Intelligence Artificielle. Cette stratégie propose une approche inclusive, centrée sur l’humain et orientée vers le développement, structurée autour de cinq axes d’intervention clés et de quinze recommandations politiques.
Au niveau national, parmi les 55 pays africains :
- 4 disposent d’une politique nationale en matière d’IA.
- 7 ont adopté une stratégie nationale pour l’IA.
- 15 possèdent des organismes d’experts ou des groupes de travail dédiés à la gouvernance de l’IA (AI, Governance for Africa Toolkit Series, Thomson Reuters Foundation, novembre 2023, p.12).
- 41 ont des lois sur la protection des données personnelles, intégrant des dispositions relatives à l’IA, comme la protection contre la prise de décision automatisée (source : Africa Data Protection Legislation).
Ces données montrent que, même si les pays africains ne disposent pas encore de lois nationales spécifiques à l’IA - ni d’une loi régionale équivalente à l’EU AI Act - ils s’efforcent de rester actifs dans la course mondiale à l’IA [1].
Les défis de la régulation de l’IA.
La régulation de l’IA fait face à de nombreux défis. L’un des principaux est le dilemme de Collingridge. Ce principe affirme que, aux premiers stades du développement technologique, les usages potentiels et les conséquences d’une nouvelle technologie sont mal compris ou connus uniquement des initiateurs du projet. Avec le temps, les effets sur les individus et la société ainsi que les décisions liées à son développement deviennent plus évidents. Toutefois, à ce stade, les structures et applications déjà ancrées rendent le changement plus difficile, long et coûteux.
Dans le contexte africain, réguler l’IA trop tôt ou trop tard peut s’avérer préjudiciable : soit on ne tiendra pas compte des avancées futures, soit on perdra le contrôle sur leur évolution. Par conséquent, les pays africains doivent s’appuyer sur une législation large pour garantir la prévisibilité, même si cela peut se faire au détriment de la clarté réglementaire.
Un autre défi majeur est la qualité et la quantité des données disponibles. L’Afrique, avec ses populations diverses - aux langues, cultures et contextes socio-économiques variés - doit développer des systèmes d’IA éthiques qui minimisent les biais. Cela est essentiel pour respecter des principes tels que la responsabilité et la transparence [2].
Or, nombreux sont les pays africains qui ne disposent pas de vastes ensembles de données de haute qualité. L’Afrique consomme majoritairement des produits d’IA développés dans les pays industrialisés, et la plupart des systèmes déployés sur le continent sont entraînés sur des données et des valeurs étrangères [3]. Ainsi, ces modèles d’IA peuvent s’avérer incomplets, biaisés ou inexacts, ne reflétant pas la diversité du continent.
Outre ces défis, la régulation de l’IA en Afrique doit aussi aborder des enjeux universels tels que :
- La discrimination algorithmique,
- Les questions de sécurité,
- La supervision humaine et la responsabilité (Thomson Reuters Toolkit Series).
Pour faire face à ces complexités, il est essentiel de concevoir une législation sur l’IA qui privilégie la responsabilité sociale dans un contexte africain.
II. De la responsabilité sociale.
La responsabilité sociale de l’IA peut se définir comme un « processus guidé par des valeurs humaines dans lequel des principes tels que l’équité, la transparence, la responsabilité, la fiabilité, la sécurité, la protection de la vie privée et l’inclusivité sont mis en avant ; la conception d’algorithmes d’IA socialement responsables en est le moyen, et répondre aux attentes sociales en créant une valeur partagée - améliorant à la fois les capacités de l’IA et ses bénéfices pour la société - en est l’objectif principal » [4].
Dans le cadre d’un système juridique pour l’IA en Afrique, la responsabilité sociale consiste à veiller à ce que le développement et le déploiement des technologies d’intelligence artificielle respectent des principes éthiques, les droits humains et contribuent positivement au bien-être de la société sur tout le continent. Autrement dit, il s’agit de s’assurer que l’IA soit conçue et utilisée de manière équitable, sûre et inclusive, en tenant compte de son impact sur la vie quotidienne, surtout dans des communautés où l’accès au numérique, les conditions économiques et la protection juridique varient.
Concrètement, lors de la rédaction de régulations sur l’IA, les pays africains doivent s’appuyer sur les principes suivants :
- Équité et inclusion : veiller à ce que l’IA ne renforce pas les biais, la discrimination ou les inégalités sociales. Par exemple, les systèmes de reconnaissance faciale devraient fonctionner de manière équitable pour tous les groupes ethniques.
- Protection des données et de la vie privée : protéger les données personnelles contre tout usage abusif, notamment dans les régions où le cadre juridique est faible. Bien que des progrès notables aient été réalisés dans l’adoption de lois sur la protection des données, leur application effective et la création d’une autorité de régulation restent des objectifs à atteindre.
- Transparence et responsabilité : s’assurer que les décisions prises par l’IA soient explicables et que chacun puisse contester des résultats injustes.
- Impact sur l’emploi et équité économique : prendre en compte l’effet de l’IA sur l’emploi, gérer les pertes d’emplois et favoriser les opportunités créées par cette technologie.
- Sécurité et protection : empêcher l’usage abusif de l’IA, que ce soit pour la cybercriminalité, l’abus de surveillance ou la diffusion de fausses informations.
- IA pour le bien social : encourager les applications de l’IA dans l’éducation, la santé, l’agriculture et la lutte contre le changement climatique, afin d’améliorer la vie des populations plutôt que de se limiter à la recherche du profit.
Pour mettre en place des régulations adaptées au contexte social africain, il est également nécessaire :
- d’impliquer les communautés locales dans les décisions relatives à l’IA.
- de lancer des campagnes de sensibilisation pour démystifier l’IA et renforcer la confiance du public.
- de favoriser une approche multipartite en impliquant les régulateurs, les développeurs, le monde académique et la société civile (State of AI Regulation in Africa : Trends and Developments report, Tech Hive Advisory, Center for Law & Innovation, 2024, p.23).
- d’adopter des modèles réglementaires innovants et flexibles pour suivre l’évolution rapide de la technologie. Par exemple, l’utilisation de « sandboxes réglementaires » permettrait à l’innovation de se développer dans un environnement contrôlé, tout en observant l’impact de la technologie et de la législation et en protégeant la population contre les risques identifiés (Ibid).
Conclusion.
La quatrième révolution industrielle est aujourd’hui plus présente en Afrique que jamais, et les gouvernements ont déjà pris conscience de son impact sur leurs populations. Toutefois, au lieu de se focaliser uniquement sur le battage médiatique entourant l’IA, il est essentiel d’examiner d’abord ses effets à court et à long terme. Les régulations doivent garantir que l’IA soit en phase avec le contexte africain et devienne un véritable allié du développement du continent.
Comme l’a souligné le Dr Pedro Conceição, Directeur du bureau du rapport sur le développement humain, Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) , lors de la Conférence Économique Africaine 2024 à Gaborone, Botswana :
« Plutôt que de considérer l’IA et les technologies numériques comme quelque chose qui nous fascine par leur capacité à dépasser ce que l’humain peut faire, il faut se concentrer sur les institutions et les politiques que nous pouvons mettre en place pour renforcer les capacités humaines et, ainsi, favoriser le développement humain ».