« Legal design » : kézako ?
Comme l’a relevé Marie Potel-Saville, CEO de Dot., « ce n’est pas forcément habituel d’exposer des contrats. » Ce sont pourtant bien ces « œuvres » qui étaient exposées dans les locaux de Kwerk, pour la première exposition de legal design, à Paris, début septembre. Composée d’anciens juristes d’entreprise et d’une designer, l’équipe souhaitait présenter les premiers projets sur lequel leur agence, créée en mars 2018, a travaillé.
« Le legal design est encore assez nouveau. On peut dire que c’est conjuguer l’expertise juridique avec des techniques de design et un petit peu de technologie, pour rendre le droit accessible, intelligible et engageant. Mais une fois que l’on a dit ça, les personnes ont besoin de voir le résultat, les contrats que l’on a pu créer ou le processus d’arbitrage que l’on a rendu plus clair, ainsi que tout le processus de création. »
Cette initiative montre que de façon plus générale, le legal design semble peu à peu intéresser le monde juridique. Mais le concept peut encore paraitre flou pour ce nouveau public. Et ne peut pas se résumer à des dessins ou des graphiques. « Tout ce qui est graphique ou esthétique, ce n’est pas du design en soi », confirme Karl Pineau, co-fondateur de l’association Les Designers éthiques. « Le design est un processus de conception, une méthodologie, avec des étapes, qui permet d’atteindre un objectif donnés. Bien entendu, il y a toujours cet impératif de l’esthétique, parce que l’on se rend vite compte que le design ‘moche’, dans le sens pas compréhensible, empêche l’adhésion des personnes destinataires. Il est alors plus compliqué de faire passer son message. Un bon design doit être simple à comprendre. »
- L’exposition legal design organisé par Dot.
Les projets peuvent ainsi aller de la conception d’un site internet jusqu’à l’édition de plaquettes, en passant par la rédaction de nouveaux types de contrats. En partant de cette première définition, l’expression de « design thinking » prend plus de sens : il s’agit avant tout d’adopter une nouvelle façon de penser empruntée aux milieux du design. Le legal design est donc l’application de cette méthodologie au droit. « Il y a un an, je n’imaginais pas que le sujet du droit puisse être sujet aux problématiques de design », explique Karl Pineau. « Depuis, j’ai découvert des cabinets d’avocats et des groupes qui s’y intéressent, et qui cherchent vraiment à repenser la pratique du droit. Ils vont essayer de placer le justiciable au centre de la réflexion, plutôt qu’à l’extrémité d’un processus. »
Car c’est bien le point de départ essentiel pour répondre aux exigences du design : partir et répondre au besoin de l’utilisateur. « Quand on est immergé dans ces projets, on apprend énormément sur les besoins des utilisateurs du droit », souligne Marie Potel-Saville. « Et nous avions envie de le partager, parce que les utilisateurs du droit sont finalement les grands oubliés de l’équation du marché du droit. »
Encore le client, toujours le client
Cette méthodologie est en adéquation avec le discours apparu depuis quelques années : penser au destinataire et au client avant tout. Et ce sont leurs précédentes expériences professionnelles qui ont amené les membres de Dot. au legal design.
Antti Innanen, par exemple, a évoqué des contrats sur lesquels il avait travaillé en tant que juriste d’entreprise. Si lui était « très fier de son travail », son client ne l’a finalement jamais intégré à son site, estimant que ça ne l’aiderait pas à vendre sa marque. « Quand vous avez des expériences comme celles-ci, vous commencez à questionner vos méthodes de travail. J’ai réalisé que l’on ne voyait que par notre perspective de juriste, alors qu’il existe d’autres points de vue. Les designers, quant à eux, refusent de faire quoi que ce soit tant qu’ils ne savent pas ce que le client veut. »
Ce manque de compréhension nuit en plus à la sécurité juridique que le juriste veut apporter, comme l’a souligné Johanna Rantanen : « J’ai réalisé que beaucoup de clients ne comprenaient pas mes contrats. Et parce qu’ils ne les comprenaient pas, ils ne les appliquaient pas, ce qui signifiait que mon travail créait encore plus de problèmes juridiques à mon client. »
« L’approche du legal design repose sur l’ouverture à l’autre, et donc sur la capacité à confronter sa vision à d’autres points de vue et à embarquer des compétences hors du juridique dans son projet, confirme Elodie Teissèdre, fondatrice de l’agence Clearcase. Un autre principe important est celui de la recherche d’utilité, qui impose de comprendre l’usage ultérieur qui sera fait d’un document ou d’un conseil. Les juristes ont aussi besoin de se départir de réflexes acquis durant leur formation, et c’est une des grandes difficultés : plutôt que de chercher à produire quelque chose d’exact du premier coup, on leur demande, dans le cadre de la démarche legal design, de commencer ’petit’, de tester les effets de leurs actions en se confrontant à l’avis de leurs utilisateurs et de chercher l’amélioration continue, ce qui impose de voir son travail comme un projet. »
Une démarche qui peut être dans un premier temps difficile pour les juristes. « En droit, le professionnel a une posture d’autorité, souligne Karl Pineau. Avec le design, c’est le contraire : il faut s’effacer et laisser la place aux utilisateurs. C’est probablement le facteur le plus difficile dans une profession, d’avoir une expertise mais d’accepter de la remettre en cause pour privilégier celle de l’usager. Le premier conseil que l’on donne, c’est le respect de la personne à qui on s’adresse et que l’on cherche à atteindre dans le service ou dans le processus mis en œuvre. »
S’intéresser à la forme pour faire passer son message
Anne-Marion de Cayeux, avocate spécialisée en droit de la famille, a décidé de s’initier au legal design. Pour ses trois nouveaux ebooks consacrés à la médiation, elle a utilisé dessins, schémas et autres supports visuels pour sensibiliser les lecteurs à cette procédure. « L’objectif était double. D’une part, il s’agissait d’informer le public de l’existence de ces méthodes, de les initier au processus collaboratif, pour que la demande de résolution amiable vienne du public, et plus nécessairement des avocats. La deuxième utilité est évidemment la promotion de mon cabinet. »
Utiliser ces outils est en effet un autre moyen de valoriser le rôle de l’avocat, et de mettre en avant les spécificités de son cabinet. « Ce qui est important, c’est de se positionner comme celui ou celle qui transmet gratuitement l’information de base, tout en garantissant la qualité du message. Une forme de service complémentaire rendu en plus de sa prestation d’avocat. Je leur donne les moyens d’être autonome et dans une démarche de collaboration avec moi, et je les accompagne beaucoup plus sur le fond. Et cela personnalise l’identité de l’avocat. Comme nous sommes toujours dans une relation intuitu personae avec nos clients, cela donne une singularité : chacun va avoir son style, son image de marque. Cela permet aussi d’avoir des échanges entre professionnels. Mes ebooks sont disponibles gratuitement sur mon site, parce que le but est que qu’ils soient utiles, y compris à mes confrères. »
- Un extrait de "Claire et David divorcent : une médiation avec avocats", par Anne-Marion de Cayeux
« En entreprise aussi, le sujet intéresse, affirme Elodie Teissèdre. Les juristes travaillent main dans la main avec leurs clients internes sur de plus en plus de sujets. Pour dialoguer et réussir à travailler ensemble, il est nécessaire de prendre en compte les besoins des opérationnels, et donc s’ouvrir à d’autres modes de pensée. Je pense à une juriste à qui la direction marketing avait demandé de produire le règlement d’un jeu concours pour enfants. Cela lui a demandé de comprendre la mécanique de l’initiative et de s’interroger sur les informations les plus utiles à communiquer au jeune public. Un travail long, mais au final certainement plus utile que l’effet déceptif qu’aurait causé la lecture décourageante de clauses interminables. Les sujets sont infinis, si les juristes savent rapprocher leur expertise des applications et des usages. »
« C’est un apprentissage, mais c’est très amusant »
En pratique, cela demande néanmoins un effort de la part du professionnel, souligne Anne-Marion de Cayeux : « Au départ, ce n’est pas évident, car cela demande plus de temps, plus de réflexion, et coûte plus d’argent que de rédiger un billet de blog. Il faut accepter d’acheter la prestation d’un graphiste, de prendre un abonnement à un logiciel de création, d’aller acheter des photos sur un site, même s’il y a des offres gratuites. C’est un apprentissage, mais c’est très amusant, et très gratifiant. »
Pour Elodie Teissèdre, « une formation des futurs juristes et avocats aux principes marketing, au design thinking, aux méthodes agiles ainsi qu’à la communication serait vraiment souhaitable. Les écoles d’avocat ne peuvent malheureusement pas encore y allouer autant d’heures qu’elles le souhaiteraient, ce qui éviteraient pourtant aux futurs professionnels bien des déconvenues. Mais il est important de s’y initier sans tarder. Des ateliers existent pour apprendre comment mettre du ‘design’ dans sa pratique. Nul besoin d’être une structure de taille importante pour arriver à des résultats. Je vois des cabinets de 2 ou 3 avocats concevoir des outils d’information vraiment utiles à leur clientèle, sans investissement technologique ou financier lourd. »
Le professionnel du droit ne doit cependant pas hésiter à se faire accompagner, s’il souhaite se lancer dans l’aventure du legal design. « A chacun son métier. Des professionnels formés à ces sujets, disposant de compétences en créativité, en communication, en marketing et en design existent et peuvent permettre aux professionnels du droit d’aller plus vite et plus loin. Leur expérience d’autres secteurs est aussi un plus, car si la communauté juridique découvre ces sujets, d’autres comme la fintech ou le secteur public ont vécu ces mêmes tendances à l’œuvre et offrent des exemples intéressants de comparaison. »
Repenser cette transmission du droit par le prisme du justiciable serait ainsi un outil intéressant pour les professionnels du droit. Mais ils ne sont pas les seuls maillons de la chaîne du droit : penser « design », penser destinataire, ne serait-il pas intéressant dès la conception même de la loi ? Il pourrait alors être intéressant de former les législateurs à cette nouvelle approche, afin de remettre les justiciables au centre de l’équation.
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