Les néonicotinoïdes, insecticides surnommés « tueurs d’abeilles », utilisés dans l’agriculture pour le traitement des semences, sont jugés responsables du déclin massif des colonies d’abeilles et reconnus dangereux pour la biodiversité et la santé humaine.
Alors que les néonicotinoïdes sont interdits en France et en Europe depuis 2018, le Gouvernement français avait accordé des dérogations provisoires, sur le fondement d’une loi du 14 décembre 2020, pour l’utilisation de deux d’entre eux - l’imidaclopride et le thiaméthoxame - en 2021 puis en 2022 pour les cultures de betteraves sucrières [1].
Ces dérogations, autorisant les semences traitées par ces pesticides, visaient à protéger les cultures d’infestations massives de pucerons porteurs de maladies et à soutenir la filière betterave-sucre.
Plusieurs associations d’agriculteurs, d’apiculteurs et de défense de l’environnement ont demandé au Conseil d’État d’annuler ces autorisations dérogatoires.
Le droit européen permet à un État membre d’accorder une dérogation temporaire permettant d’utiliser un pesticide non homologué en Europe, s’il existe un risque grave pour l’agriculture et en l’absence d’autre solution [2].
Mais le 19 janvier 2023, statuant sur une question préjudicielle posée par le Conseil d’Etat belge - faisant preuve de plus d’humilité que le Conseil d’Etat français - [3], la Cour de justice de l’Union européenne a précisé, pour la première fois, que lorsque la Commission européenne a expressément interdit, par un règlement d’exécution, l’utilisation de semences traitées avec un produit phytosanitaire donné, un État-membre ne peut pas accorder de dérogation temporaire autorisant la mise sur le marché de ce produit en vue du traitement des semences ou l’utilisation de semences traitées à l’aide de ce produit [4].
Cette interprétation trouve son origine dans la formulation même de l’article 53 du règlement n° 1107/2009 ainsi que dans l’objectif de ce règlement, lequel vise à assurer un niveau élevé de protection de la santé humaine et animale ainsi que de l’environnement, et qui se fonde sur le principe de précaution, qui est l’un des fondements de la politique de protection renforcée poursuivie par l’Union dans le domaine de l’environnement.
La cour souligne l’obligation qu’ont tous les Etats-membres, de prendre toutes les mesures nécessaires afin de promouvoir la lutte contre les ennemis des cultures à l’aide de produits à faible apport en pesticides, en privilégiant chaque fois que possible les méthodes non chimiques.
« Une telle obligation implique que les utilisateurs professionnels de pesticides se reportent sur les pratiques et produits présentant le risque le plus faible pour la santé humaine et l’environnement parmi ceux disponibles pour remédier à un même problème d’ennemis des cultures ».
Elle rappelle que l’article 53 a un poids légal inférieur aux réglementations de l’Union européenne [5] dès lors que celles-ci visent « expressément » à interdire certaines matières actives. Le législateur n’a pas entendu permettre aux Etats-membres de déroger à une telle interdiction expresse, la compétence d’approbation des substances étant réservée à la Commission européenne et qu’en aucun cas, l’amélioration de la production végétale ne peut primer sur la prévention des risques pour la santé humaine et animale.
« On ne peut donc autoriser sur le territoire européen l’usage d’une matière active "expressément" interdite, y compris en saisissant le système des dérogations de l’article 53 du règlement 1107/2009, pourtant utilisé par dix-sept États-membres (dont la France), notamment pour préserver les betteraves contre les pucerons, vecteurs de quatre virus (BYV, BMYV, BChV et BtMV) à l’origine de la jaunisse, maladie transmise par le puceron vert. Une telle interdiction avait en effet précisément été décidée pour l’imidaclopride et le thiaméthoxame en mai 2018 ».
Il résulte directement de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne que les dérogations permettant leur utilisation pour les cultures de betteraves sucrières accordées en 2021 et 2022 étaient, compte tenu de cette interdiction et de la mise en avant de la prévention des risques pour l’environnement, illégales.
Le Conseil d’Etat a pris acte de la position de la cour et a donc logiquement donné suite favorable à la demande d’annulation pour excès de pouvoir de l’arrêté du 31 janvier 2022, porteur de la seconde dérogation, présentée par l’association Agir pour l’environnement, la confédération paysanne, la Fédération Nature et progrès et la Fédération française des apiculteurs professionnels.
Il a énoncé :
« ainsi que l’a jugé la Cour de justice de l’Union européenne dans son arrêt du 19 janvier 2023, les dispositions du paragraphe 1 de l’article 53 du règlement (CE) n° 1107/2009 du 21 octobre 2009 doivent être interprétées en ce sens qu’elles ne permettent pas à un Etat-membre d’autoriser la mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques en vue du traitement de semences, ainsi que la mise sur le marché et l’utilisation de semences traitées à l’aide de ces produits, dès lors que la mise sur le marché et l’utilisation de semences traitées à l’aide de ces produits ont été expressément interdites par un règlement d’exécution.
Or, par deux règlements d’exécution, la Commission européenne a interdit la mise sur le marché et l’utilisation de semences traitées à l’aide de ces deux substances actives, sauf aux fins de culture dans des serres permanentes, tout au long de leur cycle de vie, de sorte que la culture obtenue ne soit pas replantée à l’extérieur. Il en résulte, alors qu’il n’est pas allégué que des cultures de betteraves sucrières seraient pratiquées sous serre tout au long de leur cycle de vie, que le ministre de l’agriculture et de l’alimentation et la ministre de la transition écologique ne pouvaient légalement se fonder sur les dispositions de l’article 53 du règlement (UE) n° 1107/2002 pour autoriser l’emploi de semences de betteraves sucrières traitées avec des produits contenant de l’imidaclopride ou du thiaméthoxame » [6].
Ces décisions interviennent, opinément, alors que la France s’engageait sur la voie de la troisième dérogation d’utilisation des semences traitées aux néonicotinoïdes pour la filière betterave-sucre (envisageant un arrêt en 2024).
Elles s’inscrivent dans le contexte global d’une urgence désormais admise et dans une logique de plus fort encadrement voire de sanction de toute pratique qui serait de nature à permettre ou accélérer une dégradation de l’environnement.
Dit autrement, elles s’inscrivent dans une logique de changement, d’application du principe de non régression (au-delà du principe de précaution) et d’encouragement à la mise en œuvre de solutions alternatives vertueuses (telles que les plantes compagnes) [7]… et ce, sans plus attendre.