L’Ubérisation : un modèle mis en péril par la Cour de cassation.

Par Marouane Farhane, Juriste.

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Explorer : # requalification du contrat # subordination juridique # droits des travailleurs # plateformes numériques

Une décision inattendue ? En réalité la position prise par la Cour de cassation ne faisait juridiquement guère de doute.

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Le 4 mars 2020 la Cour de cassation a affirmé qu’une relation commerciale entre un chauffeur de VTC et la plateforme numérique Uber pouvait être requalifiée en contrat de travail. Cette solution s’inscrit dans le sillage de l’arrêt "Take Eat Easy" du 28 novembre 2018 au cours duquel la Haute juridiction avait considéré « que les livreurs à vélo de la société étant soumis à un lien de subordination existant, de ce fait, ils étaient salariés ». [1]

I : Un chemin incontournable vers la reconnaissance du statut de salarié.

En l’espèce, le chauffeur était lié par contrat avec la société Uber BV lui permettant son inscription sur la plateforme numérique opérée par cette société. Il exerçait en tant que chauffeur du 12 octobre 2016 jusqu’à courant avril 2017, période à l’issue de laquelle Uber a désactivé son compte. Cette mesure le privait de la possibilité de recevoir de nouvelles demandes de réservation.

En réaction, le chauffeur saisissait la juridiction prud’homale d’une demande en requalification de sa relation contractuelle avec la société Uber en contrat de travail.

Par jugement en date du 28 juin 2018, la Conseil de prud’homme de Paris considérait cependant que le contrat était de nature commerciale. Il s’était, dès lors, déclaré incompétent pour trancher du litige.

La Cour d’appel de Paris, par arrêt du 10 janvier 2019, avait ultérieurement infirmé le jugement. Statuant à nouveau, la juridiction d’appel avait jugé que le contrat liant le chauffeur à la société Uber BV était un contrat de travail.

Le 5 mars 2019, la société Uber BV s’est pourvu en cassation.

II : Une défense sous un « air de déjà vu ».

Au soutien de son pourvoi, la société Uber faisait grief à l’arrêt, par l’intermédiaire de moyens très motivés, d’avoir considéré que le contrat la liant au chauffeur était un contrat de travail. A ce titre, la société reprochait à la juridiction d’appel d’avoir caractérisé la totale dépendance du chauffeur de VTC vis-à-vis de la plateforme Uber.

Selon le moyen :

1 : “(…) le contrat de travail suppose qu’une personne physique s’engage à travailler pour le compte d’une autre personne, physique ou morale, moyennant rémunération et dans un rapport de subordination juridique ; que ne constitue donc pas un contrat de travail, le contrat conclu par un chauffeur VTC avec une plateforme numérique, portant sur la mise à disposition d’une application électronique de mise en relation avec des clients potentiels en échange du versement de frais de service, lorsque ce contrat n’emporte aucune obligation pour le chauffeur de travailler pour la plateforme numérique ni de se tenir à sa disposition et ne comporte aucun engagement susceptible de le contraindre à utiliser l’application pour exercer son activité.

2 : “qu’il résulte de l’article L. 8221-6 du Code du travail que la présomption de non-salariat pour l’exécution d’une activité donnant lieu à une immatriculation au répertoire des métiers n’est écartée que lorsqu’il est établi que la personne immatriculée fournit des prestations à un donneur d’ordre dans des conditions qui la placent dans un lien de subordination juridique permanente à l’égard de celui-ci ; que le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ; que le travail au sein d’un service organisé ne peut constituer un indice du lien de subordination que lorsque l’employeur détermine unilatéralement les conditions d’exécution du travail ; qu’aucun lien de subordination juridique permanent ne saurait résulter du contrat conclu entre une plateforme numérique et un chauffeur VTC”.

III : La position attendue de la Cour de cassation.

La Cour de casssation a, de façon traditionnelle, débuté son analyse par un rappel des termes de la présomption de non-salariat posée à l’article L8221-6-1 du Code du travail.

Rappelons que selon ce texte "est présumé travailleur indépendant celui dont les conditions de travail sont définies exclusivement par lui-même ou par le contrat les définissant avec son donneur d’ordre".

Cette présomption de non-salariat est une présomption simple. Dès lors s’il peut être démontré l’existence d’une situation de subordination juridique permanente, caractéristique du contrat de travail, l’intéressé bénéficiera de la législation du droit du travail.

La Cour poursuit en s’appuyant sur la définition du lien de subordination, telle qu’elle l’avait énoncée dans l’arrêt Société Générale, “caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné”. [2]

Ainsi la présomption légale de non-salariat, qui bénéficie aux personnes ayant le statut d’auto-entrepreneur, peut-elle être renversée s’il est établi que ces dernières fournissent directement ou par personne interposée des prestations au donneur d’ordre dans des conditions qui les placent dans un lien de subordination juridique permanente à l’égard de celui-ci [3].

En ce sens, la Cour relève que le chauffeur a été contraint, pour pouvoir devenir ‘partenaire’ de la société Uber BV et de son application éponyme, de s’inscrire au Registre des Métiers, sans pouvoir décider librement de l’organisation de son activité, de la possibilité de rechercher une clientèle ou de choisir ses fournisseurs. Le chauffeur a ainsi intégré un service de prestation de transport créé et entièrement organisé par la société Uber BV, qui n’existe que grâce à cette plateforme. Cet argument, adapté à la réalité de la situation, est déterminant pour montrer le caractère fictif du statut d’autoentrepreneur [4]

La Cour constate encore que le chauffeur était bien intégré dans un service organisé. Elle reprend, dès lors, la jurisprudence dégagée par la CJUE qui, dans son arrêt Uber du 20 décembre 2017, avait déjà constaté que les “travailleurs participent à un service organisé, travaillent selon les consignes données par la plateforme, leur rémunération est variable, calculée par l’algorithme, le contrôle est opéré par le client et la plateforme peut ‘déconnecter’ les moins performants”.

Concernant l’existence d’un pouvoir de contrôle, la Cour estime que ce dernier est caractérisé par le seul fait qu’il soit présent dans le contrat : “Uber se réserve également le droit de désactiver ou autrement de restreindre l’accès ou l’utilisation de l’Application Chauffeur ou des services Uber par le Client ou un quelconque de ses chauffeurs ou toute autre raison, à la discrétion raisonnable d’Uber”. En conséquence, la Haute juridiction constate que le chauffeur est à la disposition de la société Uber BV, sans pouvoir réellement choisir librement sa clientèle, comme le ferait un chauffeur indépendant.

Cette position fait résonnance aux conclusions de l’avocat général près de la CJUE, Maciej Szpunar, dans le cadre de l’arrêt Elite Taxi contre Uber [5]. Ce dernier affirmait que :

les chauffeurs qui roulent dans le cadre de la plateforme Uber n’exercent pas une activité propre qui existerait indépendamment de cette plateforme. Au contraire, cette activité peut exister uniquement grâce à la plateforme, sans laquelle elle n’aurait aucun sens”.
Enfin, la Cour de cassation a retenu l’existence d’un pouvoir de sanction en se fondant sur les différentes mesures identifiées par la juridiction d’appel dont la société Uber reconnaît l’existence.

Parmi celles-ci :
- les déconnexions temporaires à partir de trois refus de courses ;
- les corrections tarifaires appliquées si le chauffeur a choisi un ‘itinéraire inefficace’ ;
- la fixation par la société Uber BV d’un taux d’annulation de commandes, au demeurant variable dans ‘chaque ville’ selon la charte de la communauté Uber, pouvant entraîner la perte d’accès au compte y participe ;
- la perte définitive d’accès à l’application Uber en cas de signalements de ‘comportements problématiques’ par les utilisateurs, auxquels le chauffeur a été exposé.

A ce titre, peu important que les faits reprochés soient constitués ou que leur sanction soit proportionnée à leur commission ainsi que l’avait énoncé la Cour d’appel.

Dès qu’un système de contrôle est assorti de mécanismes de sanction, la subordination naît, le contrat de travail apparaît [6].

La Cour de cassation, en confirmant sa jurisprudence antérieure, s’inscrit néanmoins sur une position audacieuse, « adaptée aux situations actuelles, comme elle a su le faire en son temps pour les accidents du travail ou la responsabilité des gardiens de choses dangereuse » [7]

Les chauffeurs Uber pourront ainsi bénéficier d’un régime d’ordre public plus protecteur de leurs intérêts (temps de travail, hygiène et sécurité, rémunération, droit aux allocations chômage...) auquel le travailleur indépendant n’a en principe pas le droit. De ce fait, Uber devra payer des cotisations à l’URSSAF au titre d’une rétribution financière qui sera qualifiée de « salaire » et non plus « d’honoraire » [8].

Marouane FARHANE
Président, La Clinique de Droit Social Lyon II

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Notes de l'article:

[1Soc., 28 novembre 2018, Take Eat Easy, n° 17-20.079, AJ contrat 2019. 46, obs. L. Gamet. – sur cet arrêt, v. aussi C. Courcol-Bouchard, Th. Pasquier « Le livreur, la plateforme et la qualification du contrat », RDT 2018, n° 12, p. 812 ; B. Gomes, « Take Eat Easy : une première requalification en faveur des travailleurs des plateformes », SSL 2018, n° 1841, p. 6 ; P. Lokiec, « De la subordination au contrôle », SSL 2018, n° 1841, p. 10 ; M.-C. Escande Varniol, « Un ancrage stable dans un droit du travail en mutation », D. 2019, p. 177.

[2Cass. Soc., 13 nov. 1996, no 94-13.187, Société Générale.

[3Cass. 2e civ., 7 juill. 2016, n° 15-16.110.

[4Th. Pasquier, « Sens et limites de la qualification de contrat de travail. De l’arrêt FORMACAD aux travailleurs "ubérisés" », RDT 2017, p. 91.

[5CJUE 20 déc. 2017, aff. C-434/15, Asociación Profesional Elite Taxi c. Uber Systems Spain SL.

[6Les plateformes numériques dans la tourmente, Semaine Sociale Lamy n°1845, 2019, Th. Pasquier.

[7Uber est un service de transport, mais quel statut pour les chauffeurs ? Semaine Sociale Lamy n°1804, 2018, Marie-Cécile Escande-Varniol.

[8« La distinction travail indépendant /salariat » - Mathilde Zylberberg, Magistrat.

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