Cette décision nous interroge sur :
1- Le Tribunal de Grande Instance de Paris était-il compétent ?
2-Y a t-il un statut juridique des biens spoliés pendant la 2ème guerre mondiale ? L’applicabilité d’une prescription ?
3- La Loi applicable au titre de propriété de M.Troll
4- Les effets juridiques de la Bonne Foi
5-L’enrichissement produit par la nullité prononcée et l’indemnisation de la perte d’un bien acquis de bonne foi
6- L’avenir des expositions et du patrimoine des particuliers et des musées face à l’insécurité juridique des objets d’art.
1- Le tribunal de grande instance de Paris était-il compétent ?
1-1 : Sur la demande de saisie conservatoire
Article L 511-1 du Code des procédures civiles d’exécution
Monsieur Jean-Jacques Bauer, Français résidant en France est recevable à saisir la justice française. Le lieu de la saisie est à Paris attribuant juridiction au juge de l’exécution du Tribunal de grande instance de Paris pour statuer sur requête et autoriser une saisie conservatoire pour sureté du tableau revendiqué, dans l’attente d’une décision statuant sur la propriété du tableau :
Toute personne dont la créance paraît fondée en son principe peut solliciter du juge l’autorisation de pratiquer une mesure conservatoire sur les biens de son débiteur, sans commandement préalable, si elle justifie de circonstances susceptibles d’en menacer le recouvrement.
La mesure conservatoire prend la forme d’une saisie conservatoire ou d’une sûreté judiciaire.
1-2 : Sur la revendication de la propriété du tableau : application de l’ordonnance n° 45-770 du 21 avril 1945
Cette Ordonnance, de circonstance, a été promulguée par le Gouvernement provisoire de la République : Son intitulé est très long : « Ordonnance n° 45-770 du 21 avril 1945 portant deuxième application de l’Ordonnance du 12 novembre 1943 sur la nullité des actes de spoliation accomplis par l’ennemi ou sous son contrôle et édictant la restitution aux victimes de ces actes de leurs biens qui ont fait l’objet d’actes de disposition. »
Signée, entre autres, par « C. de GAULLE » cette ordonnance a ordonné le rétablissement dans leurs droits des personnes dépossédées par les mesures exceptionnelles prises par le gouvernement précédent.
Une procédure urgente de référé a été édictée à cette fin :
« Art. 17 - Dans les cas prévus par la présente ordonnance, la demande est portée devant le président du tribunal civil ou en matière commerciale devant le président du tribunal civil ou du tribunal de commerce au choix du demandeur.
Ceux-ci statuant en la forme des référés, décident au fond sur toutes les questions soulevées par l’application de la présente ordonnance, quelles que soient les personnes mises en cause. Ils peuvent prescrire toutes mesures d’instruction, entendre tous témoins en la forme prévue par les articles 407 et suivants du code de procédure civile. Ils statuent sur les dépens. Le ministère d’un avoué n’est pas obligatoire.
Le président qui constatera la nullité ou prononcera l’annulation des actes, ordonnera la restitution immédiate des biens, droits et intérêts avant toute mesure d’instruction qui pourrait être nécessaire pour régler les droits des parties et sauf accord contraire de celles-ci, désignera une personne compétente avec mission de faire l’inventaire des biens restitués. «
« Art. 18 - Les décisions rendues en vertu des dispositions de la présente ordonnance sont exécutoires nonobstant appel sur minute et avant enregistrement.
Elles ne sont pas susceptibles d’opposition lorsque la partie a été citée à personne. Elles sont toujours susceptibles d’appel dans le délai de quinzaine à dater du jour de leur signification. L’appel sera jugé sommairement et sans procédure conformément à l’article 809 du code de procédure civile. «
« Le pourvoi en cassation sera introduit dans les formes du droit commun. La voie de la tierce opposition sera ouverte à tout intéressé. »
Cette ordonnance provisoire fut-elle reprise par le gouvernement issu des élections ?
Le problème n’a pas été soulevé. Monsieur Bauer a choisi cette procédure exceptionnelle et de caractère exorbitant.
1-3 : Sur l’applicabilité de la loi française au litige et de l’ordonnance du 21 avril 1945 : violation de la règle de conflit de droit français renvoyant a la loi personnelle du défendeur
Le Tribunal de Grande Instance de Paris s’est déclaré compétent alors qu’il n’ y avait aucun critère de rattachement lui attribuant compétence. La situation provisoire en France du tableau ne confère aucune compétence à la juridiction parisienne. La règle de conflit du lieu de situation se rapporte aux biens immobiliers.
Les biens mobiliers sont rattachés à la personne de leur propriétaire ou des possesseurs de bonne foi.
Le Tribunal de Grande Instance de Paris n’était donc pas compétent sur le critère de la localisation provisoire du tableau.
1-4 : Sur l’applicabilité de l’article 14 du Code civil
Monsieur Bauer, Français pouvait-il exciper du privilège de juridiction de l’article 14 du Code Civil ? Il ne le semble par son action en revendication n’étant pas de nature contractuelle. L’analyse exégétique rende ces articles applicables à des obligations contractuelles et non à une action délictuelle :
« L’étranger, même non résidant en France, pourra être cité devant les tribunaux français, pour l’exécution des obligations par lui contractées en France avec un Français ; il pourra être traduit devant les tribunaux de France, pour les obligations par lui contractées en pays étranger envers des Français. »
Rappelons que le privilège de juridiction des articles 14 et 15 du Code civil n’est pas recevable à l’encontre d’un ressortissant de l’Union Européenne qui a ses propres règles de compétence juridictionnelle : Règlement (UE) n ° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale :
En matière civile et commerciale, la juridiction compétente est celle du lieu du domicile du défendeur :
« Article 4 »
« 1. Sous réserve du présent règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre. »
« 2. Les personnes qui ne possèdent pas la nationalité de l’État membre dans lequel elles sont domiciliées sont soumises aux règles de compétence applicables aux ressortissants de cet État membre. »
1-5 : Le reféré : Articles 808 et 809 du Code de procédure civile
L’article 808 du Code de procédure civile permet la saisine du juge des référé en cas d’urgence et d’absence de contestation sérieuse :
« Dans tous les cas d’urgence, le président du tribunal de grande instance peut ordonner en référé toutes les mesures qui ne se heurtent à aucune contestation sérieuse ou que justifie l’existence d’un différend. »
L’article 809 du même Code limite ses pouvoirs à des mesures conservatoires en cas de contestation sérieuse :
« Le président peut toujours, même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite. »
Rappelons que les ordonnances de référé n’ont pas autorité de chose jugée :
Article 484 du Code de procédure civile : « L’ordonnance de référé est une décision provisoire rendue à la demande d’une partie, l’autre présente ou appelée, dans les cas où la loi confère à un juge qui n’est pas saisi du principal le pouvoir d’ordonner immédiatement les mesures nécessaires. »
Article 489 du Code de procédure civile : « L’ordonnance de référé n’a pas, au principal, l’autorité de la chose jugée. »
La compétence française et de surcroit du juge des référés n’est pas fondée. Le juge du domicile du défendeur, l’État de New York est seul compétent, conformément au principe de droit international de conflit de loi.
2-Y a-t-il un statut juridique des biens spolies pendant la 2eme guerre mondiale ? L’applicabilité d’une prescription ?
2-1 : Biens spoliés et crimes de guerre
L’avocat de Monsieur Bauer a déclaré que « le droit à la restitution était imprescriptible car il découlait d’un crime contre l’humanité. »
Le crime contre l’humanité concerne seulement et strictement les crimes contre les personnes et non contre les biens.
« Les juristes, que ce soit en France ou à l’étranger, ont élaboré une définition précise du crime contre l’humanité par catégories, afin d’éviter des interprétations extensives. Ainsi, dans le nouveau code pénal français, quatre séries de crimes répondent à cette définition :
1) le génocide ;
2) la déportation, l’esclavage ainsi que les exécutions, les enlèvements et les tortures lorsqu’ils sont exécutés massivement et systématiquement ;
3) le crime contre l’humanité commis en temps de guerre sur des combattants ;
4) enfin l’entente pour commettre de tels crimes. »
Pierre Truche : www.l’histoire.fr/le crime mensuel N°168 daté juillet-août 1993
Le Code pénal français traite le génocide (article L 211-1) et les autres crimes contre l’humanité (article L 212-1) qui ne concernent que les crimes organisés contre les personnes.
2-2 : Le statut des biens spoliés : site français Rose-Valland – Musées Nationaux Récupération sur le Ministère de la Culture( culture.gouv.fr ).
Dès la libération, le restitution des biens spoliés dans toute l’Europe a été entreprise : Une liste de ces biens a été établie, recueillant les biens récupérés et les déclarations de spoliations par les victimes. Les États-Unis, Israël ont fait des archives consultables.
Le répertoire des biens spoliés a été publié en 1947 et 1949 par le Bureau Central des Récupérations - BCR - établi à Berlin a centralisé les déclarations de spoliations faites à l’Office des Biens et Intérêts Privés. Il a été mis fin à l’activité de la Commission de récupération artistique - CRA - à compter du 31 décembre 1949 par décret n° 49-1344 du 30 septembre 1949
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L’article 5 prévoit un délai légal de revendication :
Art. 5. - Sous réserve de la législation relative aux biens spoliés, une commission présidée par le directeur général des arts et lettres procédera à un choix des oeuvres d’art retrouvées hors de France, qui n’auront pas été restituées à leur propriétaire. Les oeuvres d’art choisies par la commission seront attribuées par l’office des biens et intérêts privés à la direction des musées de France, à charge pour elle de procéder dans un délai de trois mois à leur affectation ou à leur mise en dépôt dans les musées nationaux ou les musées de province.
Ces oeuvres d’art seront exposées dès leur entrée dans ces musées et inscrites sur un inventaire provisoire qui sera mis à la disposition des collectionneurs pillés ou spoliés jusqu’à expiration du délai légal de revendication. »
2-3 : Les conventions internationales
Ces conventions reconnaissent les « engagements volontaires de la part des gouvernements reposant sur le principe moral selon lequel les œuvres d’art et biens culturels confisqués par les nazis aux victimes de la Shoah doivent être restitués aux intéressés ou à leurs héritiers dans le respect des législations et réglementations nationales et des obligations internationales, de manière à parvenir à des solutions justes et équitables ».
2-3-1 : La Convention de Washington du 3 décembre 1998
Cette convention a posé le principe de faciliter la restitution des œuvres d’art confisquées par les nazis en recensant par fichiers les réclamations des personnes dépossédées et les œuvres non réclamées afin de régler à l’amiable et de trouver une solution juste et équitable pour les indemniser.
2-3-2 : La résolution adoptée le 4 novembre 1999 par le Conseil de l’Europe à la suite du rapport d’Emanuelis Zingeris
2-3-3 : La déclaration de Vilnius de 2000
2-3-4 : La déclaration de Terezin de 2009
Aucune convention ne prévoit des dispositions exorbitantes du droit notamment sur la prescription.
3- La loi applicable au titre de propriété de M.Troll
Suivant la règle de conflit française « locus regit actus », la loi de l’Etat de New-York est compétente pour apprécier la validité du titre de propriété de M.Troll.
Ce titre est incontestablement valable : le tableau a été acquis en 1995 lors d’ une vente Christie’s et un bordereau ainsi que le PV d’adjudication. Le prix de 800.000 $ a été payé, valeur de ce tableau à l’époque.
Cette vente aux enchères était la deuxième vente. La première ayant été également faite par Christie’s.
Le Tribunal n’a pas contesté le titre de propriété de M.Troll. La vente est parfaite.
4- Les effets juridiques de la bonne foi : Article 2276 du Code Civil français
Monsieur Troll a été déclaré acquéreur de bonne foi par le Tribunal. Cette notion est essentielle en matière de contrat de vente et de prescription acquisitive qu’il pouvait revendiquer en plus de son titre de propriété. Monsieur Troll remplissait les conditions du possesseur de bonne foi lui donnant un titre juridique opposable par application de l’article 2276 du Code civil : En fait de meubles, la possession vaut titre. Sa possession était non équivoque, paisible, publique, continue, et cela depuis 22 ans.
Il faut ajouter que le propriétaire dépossédé a un délai de trois ans pour revendiquer son bien perdu ou volé : Article 2276 alinéa 2 du Code civil.
Néanmoins, celui qui a perdu ou auquel il a été volé une chose peut la revendiquer pendant trois ans à compter du jour de la perte ou du vol, contre celui dans les mains duquel il la trouve ; sauf à celui-ci son recours contre celui duquel il la tient.
5-L’enrichissement produit par la nullité prononcée et l’indemnisation de la perte d’un bien acquis de bonne foi : violation de l’article 2277 du Code civil et de l’ordonnance du 21 avril 1945
Il faut noter la contradiction du Tribunal qui retient la bonne foi de Monsieur Troll sans en tirer les conséquences juridiques du droit à indemnisation.
5-1. Droit expressément prévu par l’article 2277 alinéa 1 du Code civil
Si le possesseur actuel de la chose volée ou perdue l’a achetée dans une foire ou dans un marché, ou dans une vente publique, ou d’un marchand vendant des choses pareilles, le propriétaire originaire ne peut se la faire rendre qu’en remboursant au possesseur le prix qu’elle lui a coûté.
5-2. Et à l’article 4 de l’ordonnance du 21 avril 1945 qui excepte de la présomption de mauvaise foi les acquéreurs de biens vendus sur autorité du gouvernement de Vichy dénommé, dans l’Ordonnance « autorité de fait se disant Gouvernement de l’État Français »
« La qualification de mauvaise foi ne sera pas retenue contre les personnes physiques ou morales qui pourront établir qu’elles ne se sont portées acquéreurs que sur demande de l’autorité de fait se disant gouvernement de l’État français et qu’en vue d’éviter le transfert à l’occupant d’actifs meubles ou immobiliers intéressant l’économie nationale ou le patrimoine artistique de la nation, ou de sauvegarder les droits des propriétaires dépossédés en accord avec ces derniers. »
La vente de la collection de tableaux de Monsieur Bauer avait été faite par un marchand d’art désigné par le commissariat général aux questions juives créé par le Gouvernement de Vichy, constituant précisément l’exception prévue par l’ordonnance, entendant ainsi limiter la nullité encourue aux seuls biens spoliés par les nazis.
5-3 : L’article 6 de l’Ordonnance prévoit une indemnisation à l’acquéreur évincé
« Le propriétaire dépossédé remboursera à l’acquéreur le prix versé par celui-ci ainsi que les intérêts y afférents .. »
6- L’avenir des expositions et du patrimoine des particuliers et des musées face a l’insécurité juridique des objets d’art
Cette décision rendue dans l’émotion n’a pas respecté les principes d’une part de l’insaisissabilité des œuvres prêtées, d’autre part, les règles de conflit de droit international privé du droit français. La valeur constitutionnelle de l’Ordonnance du 21 avril 1945 édictée dans la précipitation par un gouvernement provisoire, non élu, a été démontrée comme le domaine d’application des biens limités à la spoliation par l’ennemi et non par le gouvernement de Vichy.
Le principe de l’indemnisation de l’acquéreur de bonne foi pourtant déclaré a été escamoté.
Cette décision ne donne pas de fiabilité à la France qui se veut être partie prenante du marché de l’art, et notamment la place de Paris.
A titre d’exemple, le 12 juin 2015, Le Tribunal de Californie a rejeté la demande des propriétaires d’un Pissarro « rue Saint Honoré après-midi effet de pluie «
volé par les nazis, légué à un musée de Madrid. (www.le figaro.fr/culture//2015/06/12/03004-20150612ARTFIG00173-un-pissarro-vole-par-les-nazis-restera-a-madrid.). Le musée a déclaré qu’il apposerait une plaque commémorative du vol. Le Tribunal a motivé sa décision sur l’acquisition de bonne foi et la possession depuis 20 ans par le musée. En outre, les propriétaires avaient été indemnisés d’une somme de 13.000 dollars.
M.Bauer fut aussi indemnisé par l’État français.
Discussions en cours :
Goering pillait les œuvres d’art pour son compte sous la férule nazie. Berlin organisait son exposition sur l’art dégénéré. Des professeurs de droit comme Duverger et Burdeau, dont je recevrai l’enseignement après la Libération, commentaient les lois anti-juives de Vichy et la jurisprudence les appliquant. Les « excès » dénoncés par l’auteur de l’article ci-dessus dans l’édiction des textes de la Libération résonnent de la manière la plus étrange. Pas plus que les historiens, les juristes n’ont à refaire l’histoire au risque de perdre leur âme.
La lecture de cet article laisse comme un goût d’amertume, une résonance dérangeante et pleine de suspicion. car au fond quel est son intérêt ? De comparer le droit inaliénable des expositions d’art face à celui qui revendique un bien lui appartenant sans conteste, et qu’un système criminel lui a volé parce qu’il était juif ? Et de décortiquer sans état d’âme, ni affect les moyens retenus par la juridiction, pour en tirer la conclusion implacable que l’aventureuse victime à bénéficié de la complicité coupable de la Cour. L’amertume devient nausée. François CHARPIN