Les praticiens procédaient au départ à des cessions temporaires d’usufruits de parts de SCI : une SCI soumise à l’impôt sur le revenu achetait un immeuble et les associés cédaient l’usufruit de leurs parts à une société soumise à l’impôt sur les sociétés.
L’objectif était, par ce biais, de cumuler les avantages de l’impôt sur les sociétés avec ceux de l’impôt sur le revenu.
L’usufruit des parts peut être amorti, l’associé de la société soumise à l’impôt sur le revenu n’est taxé que sur les dividendes mis en distribution et, à l’extinction de l’usufruit, tant les parts de la SCI que l’immeuble bénéficieront du régime des plus-values immobilières des particuliers lors de l’éventuelle cession [1].
En effet, pour la nue-propriété, le compteur de la durée de détention afférent à la détermination des plus-values immobilières des particuliers continue de défiler dans la personne du nu-propriétaire.
Malheureusement, le législateur est venu, par l’article 15 de la loi n° 2012-1510 du 29 décembre 2012 de finances rectificatives pour 2012, mettre un terme à ce type de pratiques.
Selon l’article 13, 5° du CGI
« le produit résultant de la première cession à titre onéreux d’un même usufruit temporaire ou, si elle est supérieure, la valeur vénale de cet usufruit temporaire est imposable au nom du cédant, personne physique ou société ou groupement qui relève des articles 8 à 8 ter, dans la catégorie de revenus à laquelle se rattache, au jour de la cession, le bénéfice ou revenu procuré ou susceptible d’être procuré par le bien ou le droit sur lequel porte l’usufruit temporaire cédé ».
Concrètement, la cession à titre onéreux d’un usufruit temporaire à une société soumise à l’impôt sur les sociétés est devenue imposable à l’impôt sur le revenu, plus précisément dans la catégorie des revenus fonciers.
Lorsqu’avant 2012, seule la plus-value éventuelle était taxée, désormais le prix de cession de l’usufruit temporaire est taxé en tant que revenu.
Est-ce à dire que cela a marqué un coup d’arrêt à ce type de stratégie d’optimisation d’impôt sur le revenu ? [2].
Certains auteurs [3] avancent qu’il reste possible de pratiquer ce type d’opérations en cédant non plus un usufruit temporaire, mais ce qu’on a l’habitude d’opposer à ce dernier : un usufruit viager.
Céder un tel usufruit à une personne morale (société soumise à l’impôt sur les sociétés ici) peut se faire de deux façons.
La première consiste à céder à la personne morale, un usufruit viager préconstitué. L’hypothèse la plus courante est celle de la donation avec réserve d’usufruit [4], dans laquelle des parents donnent la nue-propriété d’un bien à leurs enfants et cèdent l’usufruit à une société.
L’usufruit viager sera ainsi acquis par la société pour la durée de vie du cédant [5].
Lorsque les contribuables procèdent de cette manière, l’administration fiscale admet volontiers l’inapplication de l’article 13, 5° du CGI [6].
Cette première façon de céder un usufruit viager n’étant pas toujours possible il faut aborder la seconde, celle qui nous intéressera pour la suite de la présente étude. La cession porte cette fois-ci sur un usufruit directement constitué, lors de la cession, au profit de la société soumise à l’impôt sur les sociétés, et ce pour la durée de vie d’une personne physique (généralement un dirigeant).
L’administration fiscale éprouve moins de sympathie à l’égard de cette seconde manière de céder un usufruit viager.
Savoir si le risque que l’opération tombe sous le coup de l’article 13, 5° du CGI est trop important passera par l’analyse de la position de l’administration fiscale (I), de la Cour de cassation (II), et du Conseil d’État (III).
I/ Position de l’administration fiscale.
Pour rappel l’article 13, 5° du CGI trouve à s’appliquer lorsque le vendeur est imposable à l’impôt sur le revenu, en présence d’une mutation à titre onéreux et surtout d’un usufruit temporaire. C’est aussi ce qui ressort de la doctrine fiscale : « Pour relever des dispositions du 5 de l’article 13 du CGI, la cession doit porter sur un usufruit temporaire » [7].
Pourtant, « Tout usufruit, par sa nature même de charge pesant sur la propriété d’autrui, est temporaire », indique le professeur Michel Leroy [8].
Qu’entend donc l’administration fiscale par "usufruit temporaire" ?
C’est pour elle « l’usufruit consenti pour une durée à terme fixe » [9], par opposition à l’usufruit viager dont le terme est incertain puisque consenti pour la durée de vie d’une personne physique.
Dès lors, sans doute que l’administration fiscale considère que l’usufruit cédé à une société soumise à l’impôt sur les sociétés pour la durée de vie de personnes physiques est de nature viagère.
Absolument pas. L’administration fiscale a, ce que le professeur Henri Hovasse [10] appelle « une conception particulière » de l’usufruit à terme fixe.
Il ressort en effet d’une réponse ministérielle [11] que « l’usufruit consenti à une société constitue par principe un usufruit temporaire, la durée de cet usufruit ne pouvant excéder trente ans conformément aux dispositions de l’article 619 du Code civil ». Peu importe le fait que l’usufruit ait été cédé pour la durée de vie d’une personne physique.
À en croire l’administration fiscale, l’usufruit cédé à une société pour la durée de vie d’une personne physique serait nécessairement à durée fixe.
Un exemple du BOFIP [12] confirme cette position
« Exemple 2 : Une personne titulaire de la pleine propriété d’un bien apporte l’usufruit de son bien à une société. En vertu de l’article 619 du Code civil, cet apport constitue une cession à titre onéreux d’un usufruit temporaire dont la durée est de trente ans. L’apport est dans le champ d’application des dispositions du 5 de l’article 13 du CGI ».
Elle s’appuie sur une lecture a contrario [13] de l’article 619 du Code civil selon lequel « L’usufruit qui n’est pas accordé à des particuliers, ne dure que trente ans ». Ce délai butoir implique, selon l’administration, que l’usufruit cédé à une personne morale ne peut pas aller au-delà de 30 ans. De sorte qu’un tel usufruit est forcément temporaire.
Fort heureusement, parole de l’administration fiscale n’est pas parole d’évangile : la Cour de cassation, dans son arrêt du 26 septembre 2018 [14] n’a pas adhéré à la thèse de l’administration.
II/ Position de la Cour de cassation.
Pour la Cour de cassation [15], l’usufruit qui n’est cédé à une personne morale que pour la durée de la survivance de personnes physiques est de nature viagère, peu important que cet usufruit ne puisse excéder trente ans aux termes de l’article 619 du Code civil.
Le délai butoir de 30 ans de l’article 619 du Code civil, n’est donc pas de nature à remettre en cause la nature viagère de l’usufruit.
Si l’arrêt portait sur la question fiscale du calcul des droits d’enregistrement - question relevant de la compétence de la chambre commerciale de la Cour de cassation -, l’enjeu était également civil. La question du sens de l’article 619 du Code civil était centrale.
La qualification fiscale étant « dans la dépendance de celle du droit civil » [16], l’arrêt risque aussi d’impacter le champ d’application de l’article 13, 5° du CGI. Reste à savoir si les juridictions administratives adopteront la même analyse en matière d’impôt sur le revenu.
La doctrine majoritaire [17] valide cette position de la Cour de cassation qui condamne la thèse de l’administration fiscale déjà évoquée supra.
Effectivement, ce n’est pas de l’attribut de personne physique ou morale que résulte la qualification d’un contrat [18].
C’est de l’analyse du contenu du contrat, plus précisément de la clause de durée de l’usufruit, que doit s’apprécier la nature viagère ou temporaire [19].
Si la Cour de cassation permet de contractuellement prévoir que la durée d’un usufruit dépende de la vie d’une personne physique non-usufruitière, alors un tel usufruit est nécessairement viager [20].
Nul besoin que les qualités de détenteur de l’usufruit et de personne physique dont dépend la durée de l’usufruit, soient réunies dans la même personne pour que l’usufruit soit viager. Il faut et il suffit que la durée de l’usufruit dépende de la durée de vie d’une personne physique.
Si plusieurs articles laissent croire le contraire - notamment l’article 617 du Code civil et l’article 669 du CGI -, l’article 620 du Code civil est un parfait contre-exemple. Cet article démontre qu’il est possible que le détenteur de l’usufruit et la personne physique dont dépend la durée de l’usufruit, soient des personnes différentes [21].
Selon ce dernier « L’usufruit accordé jusqu’à ce qu’un tiers ait atteint un âge fixe dure jusqu’à cette époque, encore que le tiers soit mort avant l’âge fixé ».
Il n’en demeure pas moins que, malgré cet arrêt de la Cour de cassation, l’administration fiscale a laissé inchangée sa doctrine.
Le véritable enjeu, pour la viabilité d’un tel montage, est donc celui de l’accueil par les juridictions administratives de la jurisprudence de la Cour de cassation en fait d’impôt sur le revenu.
III/ Spéculations sur la position du Conseil d’État.
La partie n’est pas gagnée d’avance signalent certains auteurs qui appellent à la prudence [22]. Il n’est pas certain que le Conseil d’État s’aligne sur la position de la Cour de cassation.
L’article 13, 5° du CGI relève en effet des dispositifs anti-abus ayant vocation à neutraliser certaines stratégies d’optimisation fiscale [23].
Il n’est donc pas exclu que le Conseil d’État considère que l’article 13, 5° du CGI doive s’analyser au regard de l’objectif du législateur. Et par suite, qu’il considère que l’usufruit viager cédé à une personne morale entre dans le champ d’application de l’article 13, 5° du CGI.
L’objectif du législateur n’étant pas tant de sanctionner les usufruits à terme fixe, mais plutôt de mettre fin à ce type de pratiques entrainant une évasion fiscale conséquente [24].
La doctrine relève cependant que l’adoption par le Conseil d’État d’une position contraire à celle de la Cour de cassation est « peu probable » [25]. D’autant qu’une pareille divergence contrasterait avec la jurisprudence du Conseil d’État en fait d’abus de droit [26], qui consiste à se ranger du côté de la conception civile [27].
En somme, même si le risque que l’opération tombe sous le coup de l’article 13, 5° existe et que la présente étude est forcée d’appeler à la prudence des praticiens, ce risque doit être tempéré.