La problématique des contrats conclus avant l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des obligations, du régime général et de la preuve des obligations demeure récurrente, particulièrement en raison du flux du contentieux qui ne tarit pas. Dès lors, la mise en œuvre des règles relatives à la charge de la preuve en cas d’inexécution d’un contrat, de résiliation ou de résolution de celui-ci suscite encore bien des difficultés dans l’esprit des parties ; ce qui ne manque de surprendre, tant la question semble dorénavant classique. Aussi, face à cette insuffisance et à cette inadaptation des parties à la réglementation juridique inhérente à la réforme survenue depuis le 10 février 2016, la Cour de cassation se trouve contrainte, pour garantir une sécurité juridique essentielle à la vie des affaires, d’effectuer des rappels utiles, propres à assurer l’application sérieuse de ces principes, notamment en matière de preuve en cas de manquement à l’obligation contractuelle.
Il est alors intéressant de constater que, dans son arrêt du 22 novembre 2023, la chambre commerciale de la Cour de cassation a ressenti la nécessité de réaffirmer un principe bien acquis en droit positif, principe selon lequel la gravité du comportement d’une partie à un contrat non soumis aux dispositions issues de l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016 peut justifier que l’autre partie y mette fin de façon unilatérale à ses risques et périls. En cas de contestation, c’est à la partie qui a mis fin au contrat de rapporter la preuve d’un tel comportement.
En l’occurrence, la société D-Vine, spécialisée dans la vente de vins, confia à la société Valexcel la recherche d’investisseurs. La société D-Vine rompt par la suite, de manière anticipée, le contrat qui la liait à son cocontractant. Le cocontractant assigna la société D-Vine en paiement de commissions et en réparation de ses préjudices.
Si les juges du fond considèrent comme fautive la résolution unilatérale du contrat opérée par la société D-Vine, ils rejettent ses demandes de résolution judiciaire du contrat aux torts de son partenaire économique, la société Valexcel, et de réduction du prix du contrat et d’indemnisation.
La société D-Vine se pourvoit alors en cassation en alléguant que la cour d’appel aurait dû considérer qu’il incombait au débiteur de rapporter la preuve qu’il avait scrupuleusement rempli ses obligations contractuelles.
La Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par la société D-Vine, et affirma que la gravité du comportement d’une partie à un contrat non soumis aux dispositions issues de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 peut justifier que l’autre partie y mette fin de façon unilatérale à ses risques et périls. En cas de contestation, c’est à la partie qui a mis fin au contrat de rapporter la preuve d’un tel comportement.
En s’alignant sur l’appréciation souveraine des juges du fond, la Cour régulatrice effectue un rappel nécessaire du renversement de la charge de la preuve en cas de résolution unilatérale du contrat imputable au créancier (I), de sorte qu’il est permis d’analyser cette décision sous le prisme du droit nouveau qui entérine la solution retenue par les arrêts de principe de la Cour de cassation sur la charge de la preuve pour inexécution contractuelle (II).
I- Le renversement de la charge de la preuve en cas de résolution unilatérale.
Cet arrêt pourrait paraître une routine pour la Cour de cassation. En effet, à s’en tenir à la lettre de l’ancien article 1315 du Code civil, lorsque le créancier a prouvé l’existence de l’obligation, ce serait toujours au débiteur d’établir l’exécution.
Mais en vérité, cette règle ne vaut guère que si l’obligation n’a reçu aucune exécution ; c’est alors au débiteur, qui prétend avoir exécuté l’obligation, de la prouver. Cette hypothèse d’inexécution totale était cependant assez rare. Car le plus souvent, le créancier se plaignait d’une mauvaise exécution contractuelle sans contester le fait que le contrat ait reçu pour le moins un début d’exécution. Il lui revenait alors de prouver l’exécution défectueuse du contrat par le débiteur pour engager la responsabilité contractuelle de ce dernier. Quant à l’objet de cette preuve, il variait selon que l’obligation était de résultat ou de moyens : dans une obligation de résultat, l’absence de résultat promis établissait l’inexécution contractuelle, sauf au débiteur à se libérer par la preuve d’une cause étrangère ; dans une obligation de moyens, le créancier devait prouver la faute dans l’exécution.
Tout cela paraissait assez simple en théorie. Et pourtant, en l’espèce, la chambre commerciale de la Cour de cassation renverse la charge de la preuve en rappelant que « la gravité du comportement d’une partie à un contrat non soumis aux dispositions issues de l’ordonnance du 10 février 2016 peut justifier que l’autre partie y mette fin de façon unilatérale à ses risques et périls. En cas de contestation, c’est à la partie qui a mis fin au contrat de rapporter la preuve d’un tel comportement ». Une telle affirmation s’inscrit dans une évolution prétorienne bien connue des spécialistes du droit des obligations puisqu’elle fait écho à l’arrêt Tocqueville [1].
Antérieurement à l’arrêt Tocqueville, plusieurs arrêts de principes témoignèrent d’un contentieux persistant sur l’application des principes relatifs à la charge de la preuve en cas d’inexécution contractuelle. En guise d’exemples, l’on peut en relever deux qui émanent de deux formations distinctes de la Cour de cassation.
Dans la première décision, le contentieux ayant trait à la charge de la preuve concernait un contrat d’entreprise. Il s’agissait d’une société qui avait été chargée de l’exécution de divers travaux, mais qui arguait n’avoir pas été intégralement payée.
Les juges du fond la déboutèrent de sa demande en paiement en relevant que les parties au contrat s’opposaient sur l’existence de malfaçons et retenues de garantie à admettre, estimant par conséquent qu’il appartenait à l’entrepreneur de rapporter la preuve que les prétentions du maître de l’ouvrage étaient erronées.
Sans surprise, la troisième chambre civile de la Cour de cassation [2] a censuré cette décision : en statuant ainsi, alors que l’exécution des travaux n’était pas contestée et qu’il appartenait au maître de l’ouvrage de prouver la réalité de ses prétentions, la cour d’appel a inversé la charge de la preuve. Objectivement, le maître de l’ouvrage devait en conséquence établir les malfaçons litigieuses [3].
Dans la seconde décision, il était question d’un contrat de vente. Il s’agissait, en l’occurrence, de l’acquéreur d’une automobile qui prétendait que le véhicule commandé n’avait pas été livré conformément à la commande et au délai convenu dans les stipulations contractuelles.
La cour d’appel prononça la résolution de la vente en alléguant que le vendeur n’établissait pas avoir mis à la disposition de l’acquéreur, dans le délai convenu, un véhicule conforme aux caractéristiques de la commande.
La première chambre civile de la Cour de cassation [4] approuva la cour d’appel et affirma qu’« il incombait au vendeur de prouver qu’il avait mis la chose vendue à la disposition de l’acheteur dans le délai convenu ».
Dans cette espèce, c’est l’existence même de l’exécution qui était contestée, et non seulement sa qualité. Cela n’est pas sans soulever des interrogations légitimes, de sorte que distinguer la mauvaise exécution du non-respect contractuel peut se révéler délicat. Cela l’est d’autant plus qu’attribuer une nature différente au non-respect d’un délai et à la conformité de la chose vendue dont la preuve incombe à l’acheteur [5] laisse perplexe.
D’autres exemples, tels que le défaut d’information ou de conseil, mettent en exergue la difficulté à différencier l’inexécution de l’exécution défectueuse du contrat. Naturellement, la facilité juridique supposerait qu’il faille attribuer, en cas d’inexécution, la charge de la preuve au débiteur. Seulement, en pratique, la jurisprudence attribue tantôt la charge de la preuve du manquement contractuel au créancier [6], tantôt au débiteur [7].
Toutefois, il importe d’avoir à l’esprit que la distribution de la charge de la preuve opérée par la jurisprudence ne se substitue pas à la distinction des obligations de résultat et de moyens qui joue un rôle cardinal quant à l’objet de la preuve. A cet égard, lorsque la contestation ne porte que sur la mauvaise exécution du contrat, le créancier, à qui il incombe de la prouver, doit, si l’obligation est de résultat, pouvoir se contenter d’établir l’absence de résultat promis, renvoyant le débiteur à prouver le cas échéant la cause étrangère. Autrement dit, l’attribution au créancier de la charge de la preuve d’une mauvaise exécution contractuelle ne doit conduire à lui imposer également de prouver une faute dans l’exécution contractuelle que lorsque l’obligation est de moyens.
Or, l’on observe que la jurisprudence n’a pas toujours minutieusement prêté attention à cette dissociation entre charge de la preuve et objet de la preuve. Ainsi, comme illustration, à propos de la responsabilité du mandataire, la jurisprudence a, par une formule bien trop générale, mis à la charge du mandant la preuve de la faute du mandataire dans le cas d’une mauvaise exécution de l’obligation, pour ne présumer, sauf cas fortuit, la faute du mandataire que dans l’hypothèse d’une inexécution totale [8]. Il y a alors confusion entre la charge de la preuve de la mauvaise exécution, qui incombe au mandant, et l’objet de cette preuve, qui est la faute seulement si l’obligation du mandataire est de moyens et non de résultat. Or, il est des hypothèses ou le mandataire est tenu d’un résultat, le mandant n’ayant plus alors à prouver la faute mais seulement le manque d’obtention du résultat convenu pour établir l’existence d’une inexécution contractuelle.
Dans la décision commentée, la résolution unilatérale ne faisait guère de doute, la Haute juridiction ayant seulement entériné une construction jurisprudentielle qui sous-tend une thèse qui admet que cette forme de résolution unilatérale doit se faire aux risques et périls du créancier qui en est à l’initiative, et que la contestation de cette résolution doit assurément faire peser sur le créancier la charge de la preuve du comportement grave ayant abouti à la décision de résoudre unilatéralement le contrat. Le créancier doit donc en assumer toute la responsabilité, à charge pour lui de démontrer, en cas de contentieux, qu’il a actionné la résolution unilatérale pour de bonnes raisons, et apporté la preuve du comportement grave du débiteur l’ayant conduit à une telle décision. Se posera alors, comme en l’espèce, la question de la charge de la preuve pour inexécution contractuelle (II).
II- La charge de la preuve pour inexécution contractuelle.
Il est acquis en droit des obligations que le créancier ne peut mettre en œuvre sa faculté de résolution unilatérale du contrat qu’en l’hypothèse d’un manquement grave du débiteur, et ce sans qu’aucune clause n’ait autorisé une telle sanction, et hors intervention du juge. Cette faculté exceptionnelle de résolution unilatérale du contrat par le créancier fut reconnue par des arrêts de principe du 13 octobre 1998 et du 20 février 2001, la première chambre civile de la Cour de cassation ayant affirmé que « la gravité du comportement d’une partie à un contrat peut justifier que l’autre partie y mette fin de façon unilatérale à ses risques et périls » [9]. La « gravité du comportement » du cocontractant justifie donc pour la Cour régulatrice le droit de résiliation unilatérale du contrat par le créancier. Cette appréciation, qui relève du pouvoir judiciaire, s’attache davantage à l’attitude du cocontractant qu’aux conséquences de ses actes. La notion de « gravité du comportement » ne s’identifie pas davantage à la seule inexécution d’obligation contractuelle pourtant seule à ouvrir les voies à l’application de l’ancien article 1184 du Code civil [10].
En outre, la résiliation unilatérale intervient aux « risques et périls » de celui qui la met en œuvre, l’intervention judiciaire étant alors simplement déplacée. Par conséquent, si le juge ne prononce pas la résiliation du contrat, il en constate, a priori, la légitimité et le bien-fondé. Partant, la préservation du lien contractuel semblant bien difficile en cas de résiliation inopinée, la résiliation du contrat, outre la mise en œuvre d’une clause résolutoire de plein droit déjà entrée dans les faits, avait été admise par la jurisprudence en présence d’un péril imminent, ou dans le contexte de relations contractuelles empreintes d’intuitu personae, sinon de relations de confiance particulière, spécialement dans le cadre de relation de travail [11], en précisant, à cet égard « que le contrat soit à durée déterminée ou non » [12].
Par la suite, la chambre commerciale s’est ralliée à la solution des arrêts de principe du 13 octobre 1998 et du 20 février 2001 de la première chambre civile selon laquelle
« la gravité du comportement d’une partie à un contrat peut justifier que l’autre partie y mette fin de façon unilatérale à ses risques et périls », tout en apportant sa propre contribution à la jurisprudence de la Cour de cassation en ajoutant qu’une telle rupture peut être mise en œuvre « peu important les modalités formelles de la résiliation contractuelle ».
Ces arrêts ont-ils contribué à fragiliser par leur solution la force obligatoire des contrats ? Certainement pas, ceci à une double condition.
D’une part, il importe que les risques et périls qu’il y a à ne pas respecter les clauses de sortie figurant au contrat soient bien réels. Aussi, toute rupture unilatérale infondée du contrat doit-elle être sanctionnée par les juges : soit par des dommages-intérêts qui tiennent compte du montant de l’éventuelle indemnité de rupture stipulée au contrat, soit par la poursuite de la convention lorsque celle-ci semble encore possible. D’autre part, il faut opérer un contrôle sérieux sur le critère légitimant la rupture, à savoir le comportement grave. A cet égard, l’arrêt rapporté s’inscrit dans ces conditions. Et l’utilisation d’une même formule signifie clairement que la chambre commerciale de la Cour de cassation n’entend guère s’en tenir à une exception, mais rappeler un principe qu’elle consacra déjà avant l’ordonnance du 10 février 2016. Ce qui renforce indubitablement la portée que la Cour régulatrice entend donner à son arrêt.
Cette solution fut justement entérinée par l’ordonnance précitée. L’article 1226 du Code civil constitue dorénavant le fondement légal de la résolution unilatérale du contrat. La nécessité d’un manquement contractuel d’une gravité suffisante pour justifier la résolution subsiste dans le nouveau texte qui y surajoute néanmoins celle d’une mise en demeure préalable et d’une notification de la résolution assortie d’une obligation. C’est pourquoi, si la notification matérialise l’exercice par le créancier de son droit potestatif à résoudre unilatéralement le contrat, l’article 1226 alinéa 3 du Code civil exige de cette notification qu’elle soit motivée. Autrement dit, le créancier a l’obligation de préciser dans l’acte le manquement contractuel qu’il estime suffisamment grave pour justifier sa résolution unilatérale. Cela a pour finalité, a fortiori, l’appréciation par le juge et le débiteur de la légitimité et du bien-fondé de la décision du créancier.
De plus, la jurisprudence traditionnelle étant fondée sur le souci de préserver à la fois les intérêts du débiteur malchanceux et la force obligatoire du contrat en donnant au contrat le maximum de chance d’être exécuté par les parties, l’arrêt rapporté tente de ne pas sacrifier ce souci en relevant, d’une part, que le créancier ne peut mettre fin au contrat que si le manquement du débiteur est d’une gravité suffisante, et que, d’autre part, ce créancier agit à ses risques et périls en usant de cette faculté exceptionnelle.
Quoi qu’il en soit, en cas de contentieux, c’est au créancier qu’il reviendra de prouver la gravité de l’inexécution contractuelle. Si la solution est acquise pour les contrats conclus à partir du 1er octobre 2016, elle est ouverte également aux contrats qui n’y sont pas soumis, comme l’affirme la Cour de cassation en l’espèce. Effectivement, l’article 1226, alinéa 4 du Code civil, disposant expressément qu’en cas de contestation de la résolution par le débiteur, « le créancier doit [...] prouver la gravité de l’inexécution », est tout à fait conforme à l’esprit de la jurisprudence antérieure.
De même, en précisant que la faculté de résolution s’exerçait aux « risques et périls » du créancier, la Cour de cassation fait peser la charge de la preuve sur lui, en cas de contestation par le débiteur. Ce qui explique le renversement de la charge de la preuve, celle-ci devant peser, en principe, sur le débiteur.
Supportant la charge de la preuve, le créancier en assume également le risque, symbolisé dans l’affaire commentée, par le refus des magistrats du 5 Quai de l’Horloge de constater la résolution du contrat et la condamnation de la société l’ayant décidée à indemniser celle qui en avait été injustement victime.
Le nouveau ne faisant pas toujours table rase de l’ancien, ni le présent toujours du passé, de tels rappels sont toujours bienvenus pour éclaircir la vie des affaires, et pour la bonne compréhension du droit par les parties.