« L’être intelligent traverse toujours les moments difficiles par son intelligence » : c’est par ces mots de Dawhens Débot que nous devons prendre conscience du fait que la phase que le monde est en train de traverser doit au moins laisser, ne serait-ce qu’un semblant de positivité, une positivité que doivent impliquer les réflexions que nous sommes dans l’obligation d’avoir et de tenir.
Parmi ces réflexions, celle qui doit être orientée vers les répercussions sensiblement négatives de cette période assez particulière sur l’accès au financement. En effet, au Maroc, cette période va de pair avec un handicap majeur qui freine aujourd’hui le développement économique du royaume : l’accès, quasi impossible, des entreprises au financement. Si ce constat concerne les plus grandes entreprises et sociétés du tissu économique marocain, force est de se poser la question suivante : comment peut-on envisager un développement économique, aussi minime soit-il, quand on prend conscience que les TPE et les PME (les très petites entreprises, les petites et moyennes entreprises) constituent 94% des entreprises marocaines ?
Ces catégories d’entreprises, mais également les entrepreneurs, se retrouvent aujourd’hui dans l’embarras, de telle manière que leurs initiatives entrepreneuriales se heurtent forcément à divers obstacles, notamment les difficultés suivantes :
Les sources de financement classiques, comme le prêt bancaire, exigent de l’entreprise ou de l’entrepreneur de fortes garanties pour pallier le risque lié au financement, des garanties qu’ils ne peuvent généralement pas produire,
Les montants nécessaires à l’amorce des initiatives entrepreneuriales sont généralement des montants moindres, ce qui peut dissuader les entreprises à l’origine de celles-ci d’enclencher les processus classiques de financements.
Il est vrai que ces obstacles ont toujours existé, mais se sont vus accentués durant cette période marquée par la propagation de la Covid19. Il a donc toujours été question de réfléchir à une nouvelle formule de financement, une formule qui doit jouer le rôle d’une véritable bouée de sauvetage pour ces entreprises. C’est ainsi que les diverses réflexions menées autour de cette thématique ont conduit ces entreprises et entrepreneurs à utiliser les nouvelles technologies d’information et de communication pour obtenir des fonds destinés à amorcer leurs initiatives et ce auprès de personnes désirant participer à cette amorce et qui elles aussi comptent sur lesdites technologies.
C’est ainsi que le « crowdfunding » a vu le jour, une véritable lueur d’espoir dans le sombre couloir de l’accès au financement, marqué par des banques récalcitrantes quant au fait d’assumer leur rôle auprès des petites et moyennes entreprises [1]. Le « Crowdfunding », terme résultant de la mise en relation de deux termes anglais « crowd » (foule) et « funding » (financement), équivalent du financement participatif en langue française, ou encore financement collaboratif, est une nouvelle technique de financement, qui s’est développée en France en 2008, et dont les plateformes ont connu un accroissement considérable dans la région Mena depuis 2014 [2], qui diffère des techniques de financement classiques, en ce qu’elle consiste, de manière vulgarisée, et au lieu de demander à quelques personnes de grosses sommes d’argent, à lever des fonds en demandant à un grand nombre d’investisseurs une somme d’argent relativement moindre [3]. En 2020, en dépit de la crise économique, effet néfaste de la propagation de La Covid19, le financement via le « Crowdfunding » se chiffrait à 34 milliards de dollars contre 1,5 milliard de dollars en 2011. Il devrait atteindre 140 milliards de dollars en 2022.
Donc, le fait d’envisager l’analyse de ce type de financement et de son émergence au Maroc présente un intérêt des plus certains, surtout que le Maroc vient tout juste de rejoindre la liste des pays qui ont décidé d’encadrer le « crowdfunding » par un texte juridique, à savoir la loi 15-18 promulguée par le dahir n° 1-21-24 du 10 Rejeb 1442 (22 février 2021). On est en droit de se poser la question de savoir qu’est-ce que le « crowdfunding » en pratique ? En quoi consiste-t-il ? Comment est-il encadré dans le cadre de la loi 15-18 ? Quels sont les avantages et inconvénients de ce financement ? Quelle est la véritable valeur du projet de loi 15-18 ?
En vue de traiter lesdites problématiques, en restant essentiellement attachés aux dispositions du texte de loi marocain organisant cette pratique, il sera en premier lieu question de se rabattre sur le « crowdfunding » en tant que technique de financement, en essayant, d’une part, de donner une définition à celle-ci et d’autre part, de présenter les différentes formes de cette dernière. En second lieu, il sera question de s’intéresser aux avantages et inconvénients de ce financement, et d’évaluer la réelle portée de cette loi.
I) Le crowdfunding : un moyen de financement adaptable par l’entremise d’un tiers intervenant :
Le financement participatif est, comme on a pu y faire référence, une porte d’accès au financement. Ceci dit, la spécificité de cette technique repose sur le fait qu’elle implique une volonté accrue de vouloir profiter des avantages offerts par les nouvelles technologies de communication et de l’information ou que peuvent offrir ces dernières dans le domaine du financement. La spécificité du « crowdfunding » découle également de son processus.
C’est ainsi qu’il convient tout d’abord de définir le concept même du financement participatif, puis de s’intéresser aux différentes formes qu’il peut prendre.
A) Le crowdfunding : un mode de financement basé sur la collaboration.
Le crowfunding est un mode de financement, basé sur la collaboration (d’où le caractère participatif), qui permet aux porteurs de projets de trouver des financements auprès d’un certain nombre d’épargnants, généralement particuliers, via des plateformes Internet.
Les définitions de ce mode de financement sont nombreuses : Le législateur Tunisien, par exemple, dans le cadre de la loi n° 2020-37 du 6 août 2020, publiée au journal officiel de la République tunisienne du 18 août 2020, a défini le « crowdfunding » comme étant
« un mode de financement qui repose sur la levée de fonds auprès du public via une plateforme internet dédiée à cet effet en vue de financer des projets ou des sociétés à travers l’investissement dans des valeurs mobilières, des prêts, des dons ou des libéralités » [4].
Le législateur marocain, quant à lui, a défini le « crowfunding » comme étant une opération de collecte de fonds du public, menée par une société de financement collaboratif en mettant en relation des porteurs de projets et des contributeurs, via une plateforme de financement collaboratif, gérée par une société de financement collaboratif [5]. À noter que le législateur marocain, contrairement à son homologue français, emploi l’expression « financement collaboratif » et non pas « financement participatif », expression équivalente à celle employée dans la version en langue arabe, publiée au bulletin officiel du royaume en date du 8 mars 2021 « التمويل التعاوني ».
La définition employée par le législateur marocain demeure assez complète, dans la mesure où elle comporte les « expressions » phares que chaque définition du « crowdfunding » doit retracer : le public, la société de financement collaboratif, les porteurs de projets, la plateforme de financement collaboratif.
Le terme « public » désigne les « épargnants », à savoir les personnes, physiques ou morales, se trouvant au sein du territoire Marocain ou hors de celui-ci, et qui désirent financer un projet via une plateforme de « crowdfunding ». Ces derniers sont mis en relation avec des porteurs de projets, à savoir une ou plusieurs personnes, physiques ou morales proposant des projets sur une plateforme de financement collaboratif.
Quand on parle de projet, on parle d’une initiative, à but lucratif ou non lucratif, et dont l’objet, la durée et le prix sont connus et déterminés à l’avance. À vrai dire, le législateur, dans ce cadre précis, ne conditionne pas l’admissibilité du projet au financement par collecte de fonds du public, et subordonne celle-ci à la seule licéité de l’initiative à l’origine du projet [6].
Par contre, pour ce qui est des personnes à l’origine de ces initiatives, désignées par l’expression « porteurs de projets », il est à dire qu’en principe, toute personne physique ou morale ayant un projet et qui a besoin de financement, peut recourir au « crowdfunding » ; cependant, le législateur, motivé par la nécessité de protéger les épargnants, paraît-il, a instauré des restrictions : en effet, les sociétés faisant appel public à l’épargne au sens de la loi 44.12 et de la loi 17-95 ainsi que les sociétés en liquidation ne peuvent en aucun cas aspirer à faire financer leurs projets dans ce cadre. De plus, toutes les personnes figurant dans une liste « noire », dont les modalités de mise en place et de tenues seront fixées par voie réglementaire, se verront interdire l’accès à ce type de financement [7].
Le crowfunding offre trois modes de financement, d’où sa nature modulable. En effet, il peut prendre la forme d’un don, d’un prêt ou d’un investissement.
B) Le financement collaboratif : un financement de nature modulable.
Comme on a pu y faire référence, le « crowdfunding » est un mode de financement modulable et adaptable. En effet, il peut être question d’un don, d’un prêt ou d’un investissement.
Concernant le « crowdfunding » en don, ou le « crowdgiving » généralement présent dans le cadre de projets à but non lucratif, c’est un financement sous forme de donation. Cette dernière implique, de manière générale, l’absence de contrepartie.
Cependant, la spécificité de la donation dans ce cadre découle du fait qu’elle peut impliquer une « contrepartie ». C’est ainsi qu’on peut distinguer, d’une part, le « crowdgiving » où la donation n’implique aucune contrepartie, et, d’autre part, le « reward-based crowdgiving » qui prend la forme d’une donation impliquant une contrepartie, parfois symbolique [8].
Ensuite, il y a le « crowdfunding » en prêt ou « crowdlending ». C’est un financement qui prend la forme d’un prêt, avec ou sans intérêts, non assimilable aux opérations de crédit au sens de la loi 103.12. Dans le cadre de la loi 15.18, le législateur marocain interdit aux porteurs de projets à but non lucratif (associations …) d’opter pour le financement collaboratif en prêt avec intérêts. Il est à savoir que le taux d’intérêt, dans le cadre du financement collaboratif en prêt avec intérêt, ne peut dépasser un taux de base que Bank Al-Maghrib devra fixer.
Au final, il y a le « crowdfunding » en investissement ou encore « crowdequity ».
C’est la subdivision du financement collaboratif où les épargnants deviennent des investisseurs, en investissant directement dans le capital d’une société commerciale, de manière directe ou indirecte. Dans le cadre de la loi 15-18, la spécificité de ce dernier réside dans le fait qu’une étude très approfondie doit être réalisée à propos du projet, en mettant en exergue les causes sérieuses qui ont motivé le recours au financement collaboratif en investissement, et non pas en prêt ou en don.
La distinction entre les trois modes de financement offerts par le « crowdfunding » n’est pas sans intérêt : nous avons volontairement omis de nous intéresser aux sociétés de financement collaboratif dans la section précédente, et ce parce que celles-ci demeurent attachées à la nature du mode de « crowdfunding » qu’elles proposent. En effet, quand ces sociétés proposent un financement collaboratif en prêt ou en don, elles ont comme autorité de tutelle « Bank Al Maghrib ». Cependant, quand il est question du financement collaboratif en investissement, c’est l’autorité marocaine des marchés de capitaux qui entre en jeu.
Ceci étant, le « crowfunding » demeure une technique de financement qui se déroule d’une manière assez spécifique sur laquelle il faut se rabattre, tout en mettant en exergue cette spécificité dans le cadre de la loi 15-18.
II) Le crowdfunding dans le cadre de la loi 15-18 : un déroulement conditionné.
Le législateur, dans le cadre de la loi 15-18, a essayé de décrire le déroulement, en pratique, du financement collaboratif. En effet, c’est un financement mettant en relation des porteurs de projets d’une part, et les épargnants d’autre part, dans le cadre d’une plateforme de financement collaboratif par une société de financement collaboratif, qui à notre avis, demeure l’intervenant le plus important dans le cadre de cette opération.
C’est ainsi qu’il convient, dans ce cadre, de s’intéresser au déroulement pratique du financement collaboratif, en mettant en exergue le rôle majeur de la société de financement collaboratif. D’autre part, il est impératif de mesurer la véritable portée de la loi 15-18.
A) Le déroulement pratique de l’opération support du crowfunding.
Dans le cadre de l’article 45 de la loi 15-18, le législateur marocain a organisé, de manière pratique, le déroulement de chaque opération de « crowdfunding ».
Chaque opération prend impérativement la forme d’un acte écrit, conclu entre le porteur de projet et l’épargnant, sur un support en papier ou tout autre support, notamment électronique, ce qui de fait implique le respect des dispositions en vigueur dans ce cadre. Il est à noter qu’une circulaire de Bank Al-Maghrib est attendue pour mettre en place un contrat type de « crowdfunding » en prêt ou en don, et qu’une circulaire de l’autorité marocaine des marchés de capitaux est attendue quant à elle pour la mise en place d’un contrat type de « crowdequity », et la conformité de tout contrat de « crowdfunding » avec ces contrats types sera, dès lors, de mise.
Pour ce qui est de la mise à disposition des fonds récoltés, il convient d’apporter quelques précisions : La société de financement collaboratif, pour exercer son activité principale, à savoir la gestion d’une plateforme de « crowdfunding », doit impérativement conclure un contrat de prestation de service avec un établissement de crédit au sens de la loi 103.12. Pour tout projet proposé sur la plateforme de crowfunding, un compte sous-jacent à celui-ci est ouvert auprès dudit établissement de crédit et reste destiné au dépôt des fonds obtenus auprès des épargnants pour son financement.
C’est ainsi que la société de financement collaboratif, qui joue, en théorie, le rôle d’intermédiaire entre les porteurs de projets et les épargnants, est à notre avis, l’intervenant le plus important, en pratique, dans le cadre de cette opération.
Quand on parle de société de financement collaboratif, on parle d’une société commerciale, constituée impérativement sous forme d’une société anonyme ou d’une société à responsabilité limitée. C’est une société de Droit marocain, dont la principale activité est la création et la gestion d’une plateforme de crowfunding, et qui peut exercer d’autres activités, mais des activités devant être essentiellement connexes à cette dernière, notamment le « conseil » en matière de « crowdfunding ». Ces sociétés sont strictement encadrées par la loi 15-18 quant à leur constitution, leur gestion, leur fonctionnement, leur activité et leur surveillance, et ceci s’explique par le rôle capital qu’elles jouent dans le cadre de ce financement, et par le fait que la sécurisation de cette opération vis-à-vis des porteurs de projets et des épargnants passe d’abord par le strict encadrement de l’activité de ces sociétés.
C’est ainsi que le législateur marocain, à travers la rédaction de la loi 15-18, a veillé à encadrer les opérations de crowfunding de la manière la plus efficace possible. Il convient, dès lors, de mesurer la réelle portée de cette loi, en essayant de mettre en relief, en parallèle, les avantages et inconvénients de ce mode de financement.
B) La loi 15-18 : un véritable facteur de succès du crowdfunding.
Le crowfunding faisait l’objet d’une forte demande de la part des porteurs de projet qui désiraient accéder à un mode de financement beaucoup moins contraignant que les voies de financement classiques. L’absence d’une réglementation constituait un frein majeur au développement de ce mode de financement.
Désormais, il y a une réglementation en vigueur, découlant de la loi 15-18, et cela ne peut constituer qu’un facteur de développement et de succès du crowfunding au Maroc, surtout que cette technique offre la possibilité aux porteurs de projets d’obtenir un financement plus au moins rapidement, loin de la rigidité et de la lenteur des voies de financement classiques. Le fait pour un porteur de projet d’opter par le financement provenant du public présente d’autres avantages, surtout vis-à-vis du projet en lui-même, notamment en ce que la présence du projet sur une plateforme de crowfunding permet de mettre en avant le projet et de lui assurer une certaine visibilité.
Comme a pu y faire référence, le législateur marocain a veillé à ériger le crowfunding en mode de financement sécurisé, en assurant la protection des intérêts des porteurs de projets d’une part, et ceux des épargnants d’autre part. Parmi les points reflétant cette volonté le législateur, l’obligation, pesant sur les sociétés de financement collaboratif, de publier sur la plateforme qu’elles gèrent, un quotient d’échec sous forme d’un pourcentage d’échec des projets financés via ladite plateforme. Le législateur a veillé à protéger les fonds rassemblés par les sociétés de financement collaboratif contre d’éventuelles saisies orchestrées par les créanciers de celles-ci, et ce en mettant en place une interdiction expresse dans ce cadre [9].
Egalement, les dispositions de la loi 15-18 ont été mises en conformité et doivent permettre le strict respect des dispositions de la loi 09-08 relative à la protection des données à caractère personnel ainsi que les dispositions de la loi 43-05 relative à la lutte contre le blanchiment des capitaux, notamment en ce qui concerne l’obligation de vigilance,l’obligation de déclaration de soupçons ainsi que les obligations du même ordre.
Cependant, et malgré la volonté du législateur d’ériger le crowfunding en mode de financement sécurisé, il convient de relever un problème majeur : un grand nombre de points essentiels qui devaient, normalement, être encadrés par la loi, ont vu leur encadrement être reporté et confié à la voie réglementaire. Ceci réduit significativement l’efficacité du texte de loi, surtout que les textes réglementaires ne verront pas le jour d’aussitôt.
Le financement collaboratif, et malgré l’encadrement de celui-ci par le législateur, demeure un mode de financement risqué, surtout pour les épargnants, car aucun projet n’est à l’abri de l’échec. Il peut présenter un risque pour les porteurs de projets également, car tous les projets ne sont pas à financer par le crowfunding.