Analyse de l’expression "domaine réservé" du Président.

Par Raphael Piastra, Maitre de Conférences.

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Explorer : # défense nationale # cohabitation politique # pouvoirs présidentiels

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Cet article met en évidence le rôle clé du président français en matière de défense et de diplomatie. Le président est le garant de l'indépendance nationale, le chef des armées, et prend les décisions majeures en matière de forces armées. Il représente la France à l'étranger et négocie les traités. En cas de cohabitation, ces domaines sont partagés avec le Premier ministre.
Description rédigée par l'IA du Village

On désigne par "domaine réservé" certains secteurs de la politique nationale (la défense nationale et la politique étrangère notamment) dans lesquels l’usage, plutôt que la Constitution elle-même, reconnaît la prééminence du président de la République.

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Cette expression a été utilisée pour la première fois par Jacques Chaban-Delmas en 1959 alors qu’il était président de l’Assemblée Nationale (après avoir été le dernier ministre de la Défense de la IVᵉ).

Il s’est exprimé à plusieurs reprises sur ce sujet car la majorité des observateurs et des acteurs politiques avaient mal interprété son propos. Et il nous a honoré à la fin des années 90 d’un rendez-vous téléphonique où il a été notamment question de ce thème :

"Le gaulliste que je suis n’a jamais voulu minorer le rôle du chef de l’État en ces domaines. Simplement j’ai voulu signifier que comme le spécifie notre Constitution, l’action en matière de politique étrangère et de défense ne relève pas du seul président de la République. Et l’ancien maire de Bordeaux, fin connaisseur de notre texte suprême, de rajouter que d’ailleurs au titre de l’art. 19 C le contreseing du Premier Ministre et des ministres est apposé sur les actes présidentiels en ces domaines".

Mais il ne manqua pas de nous indiquer aussi que si le gouvernement dispose de la force armée et que le Premier ministre est responsable de la Défense nationale, les principales décisions militaires et diplomatiques relèvent bien entendu de l’Elysée.

Il faut préciser que l’on parle aussi parfois de "domaine partagé". Ce serait juridiquement plus exact. Passons un peu en revue les pouvoirs en la matière.

1) Le rôle présidentiel clef en matière de Défense.

Madame Le Pen, qui prétend à la fonction suprême, a estimé récemment : chef des armées, pour le Président, c’est un titre honorifique puisque c’est le Premier ministre qui tient les cordons de la bourse (Télégramme, 27/6/24). C’est assez singulier et quelque peu fallacieux comme conception !

La Constitution confère au Président un rôle majeur en matière de défense nationale, puisqu’il est le garant de l’indépendance nationale et de l’intégrité du territoire national (art. 5) et surtout il est le "chef des armées" (art. 15). Par ailleurs, le Président préside les conseils et comités supérieurs de la défense nationale et, depuis le décret du 15 mai 2002, le Conseil de sécurité intérieure. Précisons aussi que, contrairement à ce que prétend Mme Le Pen, c’est le président qui décide des lois de programmation militaire qui sont ensuite votées par le Parlement. Ainsi, depuis le 22 mai 2024, les députés examinaient le projet de loi de programmation militaire (LPM), qui prévoit un budget des armées de 413 milliards d’euros sur sept ans (2024-2030).

Monsieur Macron a opté pour un budget gigantesque et sans précédent en hausse de près de 41% par rapport à celui de la précédente LPM (295 milliards d’euros d’enveloppe budgétaire pour la période 2019-2025). A cet égard c’est le chef de l’État qui a fait le choix d’un porte-avions de nouvelle génération, à propulsion nucléaire, en remplacement du Charles-de-Gaulle. Un projet à 10 milliards d’euros qui devrait être opérationnel en 2028. La dissolution a tout suspendu. Qu’en sera-t-il dans la prochaine législature ? Tout ou partie sera peut-être revu !

Rappelons qu’en 2019 c’est le président et lui seul qui a décidé la construction du premier engin d’une série de six nouveaux sous-marins nucléaires d’attaque.

Toujours en matière de Défense, c’est le président qui est en charge des OPEX (Opérations Extérieures). Ex : envoi de troupes au Mali ou au retrait de celles du Niger. Le Parlement est consulté et, au-delà d’un certain délai, doit donner son avis.

Reste l’épineux problème de la dissuasion nucléaire. On sait qu’au total, la France possède près de 300 têtes réparties dans les deux composantes. Un grain de poussière en comparaison avec la Russie, dont le stock se situe à près des 6 000 unités ou encore celui des Etats-Unis qui affiche 5 400 têtes. La France occuperait le 3e rang mondial (juste devant la Chine dont on ne connait pas la réalité exacte de la puissance).

Le président détient aussi, et lui seul, ce que Samy Cohen appelait "le feu nucléaire". Ce dernier est, comme l’ensemble de l’arsenal français, de nature dissuasive. Cela signifie, pour faire simple, que la France n’usera de sa force que si elle est attaquée.

Ce "feu" contient les armes aériennes, terrestres et navals. Alors comme nous l’avons le premier remarqué dans notre thèse ("Du contreseing ministériel sous la Vᵉ", ANRT, 1997) cet engagement de l’outil nucléaire ne figure pas au rang des pouvoirs propres selon l’art. 19C. Donc théoriquement, il relève des pouvoirs partagés.

Mais il va de soi qu’en cas d’attaque, il sera difficile au chef de l’État d’élaborer un décret et de recueillir les contreseings ! Les Conseils et Comités de défense, réunis automatiquement autour de lui, lui permettront d’agir au mieux des intérêts du pays et en son âme et conscience. Comme on dit dans le langage commun, c’est le chef de l’État (et lui seul) qui "appuie sur le bouton". Plus exactement qui compose des codes.

Pour résumer, et clarifier certains esprits politiques un peu hésitants ces temps-ci, on reprendra volontiers ce que disait le président Mitterrand en 1983 en pleine crise des euromissiles : "la dissuasion, c’est moi". La commande du porte-avion nucléaire C. de Gaulle ce fut lui en 1986 et pleine cohabitation. Tout comme l’arrêt des essais nucléaires dans le Pacifique. A l’inverse leur reprise ce fut J. Chirac. Leur arrêt définitif aussi. Tout comme la suppression du Service National.

Il nous apparait que dans ce bref rappel des données, on s’aperçoit que la pierre angulaire de la Défense c’est bel et bien le chef de l’État. Le Premier ministre et le gouvernement sont des supplétifs (deux Premiers ministres nous l’ont dit ainsi que trois ministres). D’ailleurs au défilé, on ne peut plus symbolique du 14 juillet, il est celui vers qui tous les regards convergent. Comme nous l’a confié un jour un général trois étoiles en retraite "le patron, c’est lui".

Précision finale : les titulaires du maroquin de la Défense sont en prise plus ou moins direct avec le président (souvent sans passer par Matignon). Ce sont en principes des personnalités qui connaissent la diplomatie, cultivent des réseaux et sont dotées d’une certaine épaisseur et de hauteur de vue.

2) La diplomatie française incarnée par le chef de l’État.

La diplomatie constitue le second domaine de compétences privilégié du président de la République et ce à deux égards :

  • il désigne et accrédite les ambassadeurs français à l’étranger (art. 14 C)
  • il négocie et ratifie les traités (art. 52C).

Lorsqu’on lit de plus près les règles relatives au Gouvernement, on s’aperçoit que, sauf dans la détermination de la politique de la Nation (faite à la vérité par le chef de l’État hors cohabitation), le gouvernement et encore moins le Premier ministre n’ont de compétences diplomatiques. Il existe un ministre des Affaires Étrangères qui est, là encore, en prise plus ou moins directe avec l’Élysée plus qu’avec Matignon. On peut dire qu’il "seconde" ou supplée le chef de l’État.

C’est surtout la pratique qui a fait du chef de l’État l’acteur majeur de la politique étrangère française. Le général De Gaulle a instauré un mode de gouvernement que ses successeurs ont, avec plus ou moins de talent, choisi de reproduire. Il repose sur deux bases essentielles :

  • c’est le Président qui entre en relation directe avec les chefs d’État étrangers et qui assure la représentation de la France sur la scène internationale (par exemple, au sein du G7 ou de l’UE) ; c’est aussi lui qui accrédite les ambassadeurs et envoyés extraordinaires des États et qui reçoit celles des ambassadeurs et envoyés auprès de la France. On peut dire qu’il est le patron de nos ambassadeurs. Les principaux traités c’est l’Elysée. Les contacts avec ses homologues étrangers, c’est lui.
  • si le Premier ministre peut à l’évidence, dans le cadre d’un voyage officiel, prendre la parole à l’étranger au nom de la France, il le fera toujours dans un cadre défini, d’un commun accord, avec le Président. Tout comme il peut faire certains voyages de représentation avec l’aval de l’Élysée. Mais là encore, le rôle sera supplétif (peut-être encore plus pour le Premier ministre que pour le ministre).

Pour illustrer le magistère exercé par le président de la République sur la diplomatie française, il n’est qu’à observer le cavalier seul qu’a fait E. Macron sur le conflit en Ukraine. À aucun instant, il n’a laissé Matignon ou le Quai d’Orsay œuvrer. Le réacteur diplomatique était à l’Élysée. De de Gaulle à Macron, pas un président n’a cédé un pouce de terrain sur ce qui est l’incarnation de la France à l’étranger. Et cette mission là est tout sauf "honorifique".

3) Quid du "domaine réservé" en cohabitation ?

On doit s’interroger, puisque nous risquons d’en connaitre une quatrième, sur ce qu’il en est en cohabitation ? La France en a connu trois. La première en 1986. Elle fut d’emblée conflictuelle. Notamment sur le régalien. Ainsi, la désignation des ministres de la défense et des affaires étrangères a représenté un point d’achoppement entre François Mitterrand et Jacques Chirac, nommé Premier ministre à la suite de la victoire d’une majorité d’un bord opposé à celui du Président. Ainsi, Monsieur Léotard fut refusé aux Armées et au Quai d’Orsay le président toléra seulement un technicien, JB Raimond. Comme nous l’a confié Monsieur Charasse qui était au cœur du réacteur élyséen à l’époque,

"ça été très conflictuel les premiers mois. Chirac avait mis en place une cellule diplomatique pour concurrencer le président. Il s’est imposé sur certains voyages. A force de négociations, ardues parfois, on est arrivé à un modus vivendi".

Et l’ancien ministre du Budget de nous dire un rien malicieux, "à un moment donné Mitterrand qui connaissait les ambitions de Chirac, lui a fait comprendre qu’il n’était pas de son intérêt d’attenter à la fonction". C’est à l’occasion de cette première cohabitation et d’un voyage à l’étranger que Mitterrand a posé la règle en matière diplomatique : "La France parle d’une seule voix. La mienne". Tout est dit.

Du fait de la notion de "domaine partagé", le choix du titulaire de ces postes s’est porté sur des personnalités recueillant aussi bien l’assentiment présidentiel que celui de son chef de gouvernement - un usage respecté de nouveau en 1993 et en 1997.

Rappelons qu’en 1993 a lieu la seconde cohabitation. Du fait de la maladie du président Mitterrand et du tempérament plutôt diplomate d’E. Balladur, il n’y eut pas de « "chicanerie" quant à ces postes clefs. En revanche le président trouva l’énergie pour batailler sur le budget de l’armée. En Mai 1994, le président Mitterrand a fait un discours sur la politique de défense nucléaire et sur l’Europe. Ni le Premier ministre (E. Balladur), ni le ministre des Affaires Étrangères (A. Juppé) et de la Défense (F. Léotard que Mitterrand valida cette fois) n’y furent associés. Citons ce passage : demain comme aujourd’hui, un adversaire potentiel qui projetterait de s’en prendre à notre pays ne sera vraiment dissuadé de le faire que s’il sait qu’il y a en France un pouvoir qui soit en mesure de prendre immédiatement la décision qui convient. J’ai dit ce que je pensais sur le rôle de l’État, ce qui ne réduit en rien le rôle du gouvernement et du nécessaire conseil des gens qualifiés, en particulier de l’état-major militaire. J’ai déjà dit que, si le temps le permettait, le chef d’État aurait bien entendu pour devoir de demander conseil. Si le temps lui est mesuré, il dispose de moyens de commandement. Il en résulte que la France, au sein de l’Alliance atlantique, maintient son autonomie ultime de décision.

En 1997, du fait de la dissolution faite par J. Chirac, la France connait sa troisième cohabitation. Contre toute attente il la perd largement au profit de la gauche. La marge de manœuvre et de discussion du président fut très réduite et il dut nommer L. Jospin à Matignon. Ce dernier reste à ce jour le Premier ministre le plus fort de la Vé. Le locataire de Matignon s’activa sur la scène internationale comme aucun de ses prédécesseurs de cohabitation ne l’avait fait. Notamment les deux premières années où J. Chirac, quasi dépressif, fut avant tout un spectateur. Par la suite il y eut entre les deux un code de bonne conduite sur la répartition des affaires du "domaine réservé". Par nature et aussi culture, comme nous l’a confié un de ses ex-conseillers, Jospin n’était pas très porté sur les affaires militaires. Il laissa volontiers le président œuvrer.

Le 8 juillet prochain va certainement s’ouvrir la quatrième cohabitation de la Vᵉ République. Qu’en sera-t-il ? Une certitude, le président s’appellera toujours Emmanuel Macron. La majorité nouvelle à l’Assemblée reposera soit sur le RN, soit sur le NFP. Le président devra alors choisir le candidat qui va avec. A peine nommé, il y aura à mettre en place un gouvernement car les affaires de la France n’attendent pas.

Et puis surtout, celles diplomatiques, plus encore que celles militaires, ayant horreur du vide, il conviendra que l’Élysée et Matignon cohabitent aussi là-dessus.

"Dans un même appartement, on peut toujours cohabiter sans être obligé au concubinage" (C. Pasqua).

Raphael Piastra, Maitre de Conférences en droit public des universités

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Discussion en cours :

  • par Jean-Claude HERGOT , Le 8 juillet 2024 à 19:26

    Merci pour ce rappel d’histoire constitutionnelle.
    Indispensable en ces temps ou le savoir disparait derrière les formules péremptoires.

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