Le droit privé français : le poumon de l'activité économique ? Par Adhémar Autrand, Etudiant en droit.

Le droit privé français : le poumon de l’activité économique ?

Par Adhémar Autrand, Etudiant en droit.

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Explorer : # droit privé # activité économique # liberté contractuelle # protection des travailleurs

Le droit privé français est souvent critiqué pour sa rigidité. Il serait néfaste à l’activité économique.
Qui sont les critiques du droit français ? Quels sont leurs arguments ? Le droit français est-il vraiment si mauvais ?

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Lorsque Télémaque, ayant perdu Mentor vendu comme esclave, arrive en Crète, il est ébloui par l’activité économique de l’île et par sa vitalité. Alors qu’il demande à un marchand d’où vient cette bonne santé économique, il se voit répondre que le Prince doit mettre tout en œuvre pour favoriser cette activité. Ainsi, il ne doit pas faire de lois restrictives des affaires, il doit attirer les bons artisans et ne pas accabler de taxes l’économie. On retrouve ici la pensée libérale (physiocrate) du XVIIème siècle, époque à laquelle Fénelon écrit ses Aventures de Télémaque. Cette leçon donne une sorte de recette miracle juridique : il ne faudrait faire aucune loi qui restreint ou limite le développement de l’activité économique.

C’est quelque peu l’esprit que l’on retrouve dans les rapports Doing Business de la Banque mondiale. Ces rapports, publiés depuis 2004, cherchent à mesurer l’efficacité économique des droits nationaux en se basant sur des critères objectifs : facilité d’investir, de créer une société, d’embaucher et de licencier, pression fiscale sur la vie des affaires, etc. La France, si elle est remontée dans le classement depuis 2004, reste mal classée et ceci à cause de son système juridique jugé comme pas assez commode au développement de l’activité économique.

Cependant, l’activité économique d’un État ne dépend pas que de son système juridique. Ainsi, pour Schumpeter, le moteur de l’activité économique est avant tout l’entrepreneur. Dire que le droit privé est le poumon de l’activité, cela signifie seulement qu’il doit permettre au monde des affaires de respirer, il doit lui laisser assez de liberté tout en lui insufflant sa vitalité.

Les spécificités du droit privé français sont jugées par la Banque mondiale comme empêchant un développement optimal de l’activité économique. Cependant, ces spécificités permettent d’atteindre d’autres buts comme la protection du consommateur ou du travailleur.

Ainsi, la question qui se pose est celle de savoir si le droit privé français doit garder ses spécificités propres ou s’il doit s’aligner sur les critères définis par les rapports Doing Business de la Banque mondiale.

Nous n’étudierons pas ici le droit fiscal en raison de sa nature hybride. Tout d’abord, nous verrons que le droit privé français est globalement un droit permettant la vie de l’activité économique (I) et ensuite, nous verrons que le droit privé français, dans les deux activités principales de l’activité économique : la création de société et l’emploi, est un droit qui balance entre plusieurs objectifs : la création de l’activité économique et la protection des travailleurs (II).

I) Le droit privé français pris dans sa globalité : un droit cherchant à favoriser l’activité économique en laissant une grande liberté contractuelle :

On verra en premier lieu que l’Ancien Droit comme le moderne vise l’efficacité économique (A) et en second lieu que la liberté contractuelle laisse une place importante à l’innovation juridique mais est limitée par certains impératifs de protection des co-contractants (B).

A) La visée économique du droit : une recherche d’efficacité :

Dans une approché historico-juridique, on étudiera successivement l’Ancien Droit puis le moderne.

Jadis, les différentes juridictions seigneuriales et la diversité des usages et des pratiques commerciales nuisaient au bon développement de l’activité économique : trop de taxes, peu de sécurité juridique… Cependant, quelques épisodes économiques du Moyen-Age ont permis de dégager des pratiques juridiques cohérentes, comme par exemple pendant les Foires de Champagne. Cela restait néanmoins isolé et l’on est sorti de ce brouillard juridique que bien plus tard sous l’impulsion de Colbert, principal ministre de Louis XIV. En 1671, son Ordonnance sur le commerce eut un grand retentissement en Europe, notamment grâce aux Commentaires qu’en fit Savary, grand négociant parisien en mercerie. L’ordonnance et ses commentaires furent traduits en anglais, italien, allemand et hollandais, les langues ces principales puissances commerciales de l’époque car ils correspondaient à la nécessité d’unification des pratiques commerciales, permettaient de lutter efficacement contre la fraude et étaient en totale adéquation avec l’activité économique d’alors. Si cette ordonnance fut critiquée notamment pour son mauvais traitement du droit des sociétés (les sociétés (les sociétés de capitaux étaient absentes de l’ordonnance), l’Ordonnance de 1673 sur la Marine fut parfaite et permis un véritable renouveau de l’activité économique maritime, elle lui dona un souffle nouveau. On voit déjà ici la volonté française de créer un ordre juridique cohérent, symbole de l’autorité étatique et moyen d’encouragement à l’économie.

Cette rationalisation de l’Ancien Droit se retrouve encore plus fortement dans le Code Civil de 1804. Plus large que les ordonnances commerciales, il s’intéresse ainsi à tout le droit et non plus seulement au droit commercial. A nouveau, on constate l’instauration d’un système juridique libéral et adapté à son temps. Il a permis notamment une baisse des fraudes commerciales par un certain rigorisme procédural : les ventes immobilières doivent être conclues devant notaire, les contrats synallagmatiques signés en deux exemplaires, chaque partie en ayant un… Dans le même souci de rendre plus efficace et mieux adapté à l’activité économique le droit privé, le Code civil pose aussi la définition de la société dans son article 1832. Malheureusement, le Code de commerce de 1807 ne fut pas une si belle réussite car il n’a fait que reprendre les précédentes ordonnances de Colbert. On peut noter une amélioration pour le droit des faillites qui est rendu plus sévère afin d’éviter les fraudes et le manque de sérieux dans les activités économiques. Plus tard encore, le Code des assurances a été mis en place afin de limiter les risques dus aux activités économiques et aujourd’hui, le droit de l’Union Européenne, partie intégrante du droit privé français, permet d’avoir de grandes libertés dans son activité économique : création de sociétés où l’on le souhaite, moins de barrières à l’entrée sur les marchés, etc. On voit bien ainsi la pensée très libérale du droit privé français et Portalis, dans son Discours Préliminaire au Code civil des Français, notait qu’il ne fallait pas trop de lois et que la loi devait rester celle que se donnait le peuple. Cela correspond à l’esprit du Code civil en ce qu’il est la réunion d’usages fermentés pendant des siècles et qu’il laisse place à la liberté contractuelle.

B) La place importante de la liberté contractuelle dans le droit privé français, une place limitée par des règles protectrices d’intérêts en apparence autres que la seule activité économique :

La liberté contractuelle est le fondement de notre droit des obligations mais celle-ci nécessite d’être bridée.

Le Code civil, dans son article 1101, dispose que le contrat comporte ce que les parties ont « librement contracté ». Ce principe fondamental est à lier avec les principes tout aussi fondamentaux de relativité et d’intangibilité des conventions présentes à l’article 1134 du Code civil. Ainsi, le contrat, puisque les parties l’ont librement décidé, est une « loi d’airain entre les parties » (Yves Lequette, Grands arrêts de la jurisprudence civile). Dès lors, on comprend que la révision pour imprévision soit interdite en droit français (Chambre des requêtes de la Cour de Cassation, arrêt de 1871, Canal de Craponne). Si certains auteurs comme Denis Mazeaud mettent en avant le solidarisme contractuel pour critiquer cette règle, la pratique juridique a, grâce à la liberté contractuelle, trouvé une solution de contournement de ce principe en insérant des clauses de hardship (renégociation) dans les contrats. On voit que le libre cours laissé à l’innovation et à l’imagination juridique permet de trouver des solutions efficaces et propices à l’activité économique. De même, certains contrats disposant aujourd’hui d’un régime propre et bien défini sont nés de la pratique contractuelle, des usages, de la lex mercatoria, comme, pour n’en citer qu’un, le contrat de leasing. Finalement, cette liberté est bénéfique puisqu’elle permet à la pratique d’innover et de découvrir des mécanismes contractuels ignorés jusqu’alors.

Des limites à cette liberté contractuelle ont néanmoins dues être posées. Ainsi, on arrive après ce tableau très libéral du droit français à l’une de ses spécificités les plus critiquées par les détracteurs de la continental law : la protection des acteurs économiques les plus faibles. Par exemple, le Code de la consommation est très protecteur du consommateur et fait peser sur les vendeurs professionnels de nombreuses obligations et garanties (garanties découlant essentiellement du droit de la vente) : devoir d’information étendu aux « caractéristiques essentielles » du bien vendu, garantie des vices cachés, délai de rétractation de sept jours des acheteurs lors d’une vente à domicile, etc. De même, le droit privé français a mis en place un certain nombre de protections pour les emprunteurs avec par exemple l’interdiction des crédits revolving, le devoir de mise en garde de l’établissement de crédit envers l’emprunteur… On peut évidemment faire une critique néo-libérale de ce but affiché de protection mais il apparaît véritablement nécessaire de protéger les sujets de droit, qui sont aussi acteurs de l’économie. Tout d’abord afin d’éviter les abus de faiblesse des grands groupes de distributeurs pour la consommation :petits caractères, vente d’un produit défectueux, fausses caractéristiques essentielles… Quant au crédit, il faut éviter les drames individuels dus au surendettement mais également éviter de nous retrouver dans une société où tout l’activité économique ne serait basée que sur un abus du recous au crédit. Il suffit de regarder Outre-Atlantique pour comprendre que la protection de l’emprunteur est nécessaire à la bonne santé de l’activité économique.

Si le droit français est globalement bénéfique pour l’activité économique, il convient de s’intéresser plus précisément à deux domaines majeurs de l’activité économique : l’entreprise et l’emploi.

II) De la facilité de créer et de maintenir une activité salariale ou sociétale :

On verra en premier lieu que le droit français des sociétés est un droit cohérent malgré quelques imperfections et qu’il permet le bon développement de l’activité économique (A) et en second lieu que le droit du travail, s’il n’est pas très propice à la création d’emplois, est très protecteur du salarié (B).

A) La relative cohérence du droit des sociétés français, un soutien à l’activité économique :

La diversité des sociétés et leur facilité de constitution permettent de favoriser l’activité économique et l’action du législateur dans ce domaine et dans celui des entreprises en difficulté est à noter.

La société, définie à l’article 1832 du Code civil, a connu bien des évolutions. Désormais, elle peut être créée « par l’acte de volonté d’une seule personne » (alinéa 1) dans les cas « prévus par la loi » (alinéa 3) et elle peut être constituée dans le but de réaliser une économie (alinéa 1). Cela a quelque peu chamboulé la définition traditionnelle de la société qui était jusqu’alors un contrat entre deux ou plusieurs personnes afin de mettre en commun un apport pour une entreprise commune dans le but d’en retirer des bénéfices. Cette évolution n’est en réalité pas néfaste puisqu’elle a permis une diversification des formes de sociétés répondant à tous les impératifs de l’activité économique. Par exemple, dans la récente affaire Sea France, on voit que les salariés cherchent à reprendre la société en difficulté par une forme de société particulière, la SCOP, qui permet aux salariés de racheter leur entreprise. Ainsi, la diversité des formes sociales répond bien à la diversité des raisons qui poussent à constituer une société. En outre, la jurisprudence se montre peu sévère pour les constitutions de société non régulières. La constitution d’une société avait déjà été rendue aisée par la mise en place d’un formulaire unique de constitution d’une société afin d’éviter les trop nombreuses formalités administratives, la jurisprudence a étendu cette facilité aux sociétés qui souffrent de nullité de constitution. En effet, elle leur donne un délai de près d’un an et demi pour régulariser leur situation afin de ne pas nuire à l’activité économique. De même, la Cour de cassation se montre flexible pour les opérations de capital-investissement : pour ne pas entraver le développement de l’activité économique, elle les valide et ne les déclare pas léonines. Il faut de surcroît noter que le législateur favorise la création de sociétés et protège celles déjà constituées.

Le législateur, en créant de nouvelles formes sociales unipersonnelles ou à responsabilité limitée, cherche à encourager les acteurs économiques à créer une société tout en leur permettant de limiter leurs risques. Ainsi, l’EIRL, l’EURL et le statut d’auto-entrepreneur, s’ils ne relèvent pas tous du droit des sociétés, montrent bien cette ligne de force : le législateur cherche à encourager la création d’activités économiques. De même, par des incitations fiscales comme le crédit impôt recherche ou la niche fiscale destinée aux business angels, le législateur veut donner un souffle à l’activité économique. Le législateur protège en outre les entreprises en difficulté. Le droit des entreprises en difficulté est aujourd’hui beaucoup moins sévère que l’ancien droit des faillites et, inspiré du modèle du chapitre 11 de la loi sur les faillites américaine, il protège les entreprises. Ainsi, il y a un blocage des dettes et les ventes sont facilitées et gérées directement par les Tribunaux de commerce afin de permettre de conserver le plus possible d’activité économique et d’emplois. On retrouve cette volonté de protection du droit privé français. Dans les rapports Doing Business, ce n’est pas cependant le domaine dans lequel la France est la moins bien classée : c’est à cause du droit du travail que le bât blesse.

B) Un droit du travail peu propice à la création d’emplois mais très protecteur du salarié :

Le droit du travail français n’est pas le droit le plus pratique pour l’embauche mais c’est assurément l’un des droits les plus protecteurs.

Les normes du droit du travail français sont très favorables aux travailleurs : il existe un salaire minimum (qui n’existe pas par exemple en Allemagne), il y a de nombreux syndicats, un droit de grève protégé constitutionnellement, etc. En outre, tout projet de loi relevant du droit social doit nécessairement être négocié avec les partenaires sociaux représentatifs, en vertu de l’article L1 du Code du travail. La contrepartie est que ce droit est très défavorable à l’employeur qui hésitera à embaucher en raison de ces avantages et du coût que cela représentera pour lui. Ainsi, à titre d’exemple, un arrêt du 10 juillet 2002 de la Chambre Sociale de la Cour de cassation a exigé que les clauses de non-concurrence comportent une contrepartie financière payée par l’employeur du salarié. La Cour a rendu cette décision au vu du « principe fondamental de la liberté de travailler ». Néanmoins, les employeurs ont certains outils à leur disposition pour tester les compétences des salariés potentiels comme le stage et la période probatoire par exemple. Il en reste que tous ces avantages sont peu propices à l’emploi. Moins d’avantages pour le salarié permettraient peut-être de faire baisser le taux de chômage et de redonner du souffle à l’activité économique mais ce serait au détriment de la protection du travailleur.

Dans l’esprit français, il est normal de protéger les salariés, chevilles ouvrières de l’activité économique et pourtant les plus faibles. Rappelons-nous Victor Hugo haranguant l’Assemblée Constituante en 1848 : « la travailleur, mon frère le travailleur ! ». Cela se reflète dans notre droit du licenciement et de rupture des relations de travail. Le droit du licenciement empêche ce que l’on appelle le fire at will (feu à volonté ou licenciement à volonté). Ainsi, il faut une raison impérieuse pour licencier quelqu’un, une faute grave, sans laquelle le licencié partira avec des indemnités de licenciement. De même lors d’un licenciement économique, le salarié a droit à des indemnités. Lorsqu’un salarié est engagé en contrat à durée déterminée (CDD) et que ceux-ci se succèdent de façon abusive, le salarié peut voir ses contrats à durée déterminée successifs requalifiés en contrat à durée indéterminée. Il touchera alors le « Jackpot » (C. Roy-Loustaneau) puisqu’il bénéficiera de ses indemnités de précarité dues grâce à son CDD, des indemnités de licenciement (s’il y a rupture de la relation de travail), et des indemnités de requalification du contrat. Cela est parfaitement compréhensible au regard de l’impératif de protection du travailleur devant les abus des employeurs. Ainsi, les CDD successifs sont possibles nous dit un arrêt de la Chambre sociale de la Cour de cassation de 2007 mais à la condition qu’ils soient signés en raison « d’éléments objectifs constituant la caractère par nature temporaire de l’emploi ». La France est très critiquée pour cette protection à outrance mais elle est justifiée et nécessaire. L’activité économique ne peut primer sur l’homme qui est par ailleurs acteur économique. Protéger les travailleurs, c’est avant tout protéger les hommes mais aussi ensuite protéger la croissance, la consommation, etc.

Le droit privé français, par sa spécificité de protection des plus faibles acteurs économiques, semble dénigré par les oracles de la Banque mondiale et par les canons de leurs rapports Doing Business. Pourtant, la France ne doit pas abandonner son système juridique pour autant : il permet d’avoir une activité économique forte (la France est la cinquième puissance économique mondiale) tout en répondant aux impératifs de protection qu’elle s’est fixée. Enfin, qualifier le droit privé français de « poumon de l’activité économique » serait dédouaner les autres acteurs de leurs responsabilités et rendre responsable le droit de tous les maux économiques.

Adhémar Autrand, Etudiant en droit
Assas, Oxford, HEC

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