L’irréparable de la traite et l’esclavage enfin reconnue comme réparable par la Cour de cassation.

Par Alain Manville, Avocat.

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Explorer : # réparation # esclavage # Monde de la justice # héritiers

La responsabilité de l’état pour la commission des deux crimes de la traite et de l’esclavage est elle vraiment devenue immune contre une action en réparation au titre de la prescription après l’arrêt de la cour suprême rejetant le pourvoi contre l’arrêt de la Cour d’appel de Fort de France déboutant les requérants ?

La Cour de cassation affirme que non.

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Si la Cour de cassation avait en 2013 voulu faire barrage aux procédures introduites contre l’Etat français par les héritiers des victimes de la traite et de l’esclavage en jugeant, que la loi Taubira était une loi dépourvue de portée normative, par l’effet d’une ruse de la raison, elle vient de juger que le droit de créance que ces héritiers ont sur l’Etat n’est pas nécessairement prescrit en vertu des dispositions de la loi du 31 décembre 1968 sur la prescription quadriennale et du principe général du droit, "contra non valentem agire non currit praesciptio

Une étape décisive a en effet été atteinte avec la dernière décision rendue par la Haute cour dans cette affaire dans le feuilleton qui s’est ouvert en mai 2005 par un grand éclat de rire de la cite des juristes et en premier lieu de l’état français sur le caractère exotique sinon fantaisiste de l’action engagée par deux associations représentant des descendants des déportés et des mis en esclavage.

Cette action visait la loi Taubira et réclamait réparation pour les deux crimes contre l’humanité de la traite et de l’esclavage qualifié comme telle par la dite loi.

Elle a abouti le 17 avril 2019 à un arrêt de la Cour de cassation qui par sa motivation à une portée dont ses rédacteurs n’ont pas soupçonné la mesure.

Contrairement à ce que certains journalistes ont pu dire, cette décision de la Haute cour, loin de refermer un chapitre de cette histoire qui s’est déroulée pendant plus de 13 années devant les juridictions françaises en ouvre une multitude.

Cette décision si elle n’est pas satisfactoire pour ceux qui sont à l’origine de la procédure et qui voient leur pourvoi rejeté est plus que satisfaisante pour tous ceux qui, demain, saisiront les juridictions pour obtenir le droit à réparation que leur a enfin reconnu le plus haut juge français.

Il pourra apparaître paradoxal que les demandeurs à cette action introduite il y a plus de 13 ans et qui aboutit in fine à un arrêt de confirmation par la Cour de cassation de la décision de la Cour d’appel de Fort de France qui les a déboutés de l’ensemble de leurs demandes puissent trouver dans une réponse négative à leur action la satisfaction et le sentiment qu’ils ont néanmoins gagné ce procès.

Outre les procédures qui vont se poursuivre devant les juridictions internationales devant lesquels la France doit rendre des comptes sur sa manière de juger et du respect qu’elle a pour les principe qui fondent l’ordre juridique légitime qui régit et doit régir les sociétés dites démocratiques, la décision de la Cour de cassation, à être lue avec attention, est un succès pour la problématique juridique de la réparation.

Cette dernière tellement décriée par les juristes qui font autorité dans la cité juridique ainsi que par les idéologues des valeurs suprêmes et universelles de la République se voit aujourd’hui validée juridiquement par la Cour suprême.

Tous ceux qui depuis la proclamation de la loi Taubira n’ont eu cesse de travailler à diffuser l’idée que la question de la réparation est une fausse question qui est génératrice de division et de résurgence des vieilles haines et qu’elle n’a pas de place dans le cadre que définit le système du droit se voient formellement contredits par cette décision qui doit faire pour eux autorité.

A l’éclat de rire provoquée au départ par la conviction que l’assignation introduite contre l’Etat était une mauvaise plaisanterie, répond aujourd’hui une réalité juridique qui confirme que l’action entreprise, plus qu’être simplement sérieuse, était fondée en droit et que les demandeurs avaient bien une voie judiciaire ouverte pour faire reconnaître leurs droits à réparation devant les juridictions françaises.
Dans un article précédent consacré à ce procès qui a connu multiples péripéties à travers lesquelles la position des demandeurs n’a cessé de se renforcer, les questions auxquelles la Cour de cassation allait devoir répondre étaient exposées à partir de l’arrêt rendu par les juges du fond de la cour d’Appel de Fort de France.

La Cour d’appel de Fort de France déboutait les requérants avec les motifs suivants qu’il convient de citer dans leur intégralité :

Les faits et actes en cause qui sont dénoncés par les demandeurs appelants ont été commis antérieurement au 24 mai 1848.
Une action en responsabilité ayant pour fondement l’article 1382 du code civil invoqué par les appelants, étant susceptible d’être engagée à cette date indépendamment de toute qualification pénale des fait, le législateur de 1848, affirmant que l’esclavage est un attentat contre la dignité humaine et qu’en détruisant le libre arbitre de ‘homme, il supprimait le principe naturel du droit et des devoirs.
Cette action était soumise, en droit commun, à la prescription de l’ancien article 2262 du Code civil. Il existait aussi une déchéance quadriennale des créances contre l’état instituée alors par la loi du 29 janvier 1831, désormais formulée à l’article Ier de la loi du 31 décembre 1968.

Toutefois bien que remis en pleine capacité théorique d’action en justice, il est illusoire de considérer que les esclaves affranchis par la loi ont pu avoir immédiatement pleine conscience de leur droit d’agir en justice contre l’Etat et surtout qu’ils avaient alors la possibilité matérielle et morale de l’exercer devant une juridiction de ce même Etat.

L’action a été suspendue jusqu’au jour où les victimes de leurs ayants droit ont été en mesure d’agir conformément au principe "contra non valentem agire non currit praescriptio" dont se prévalent les appelants.

Pour autant ceux-ci ne démontrent pas un empêchement qui se serait prolongé durant plus de cent ans et qui aurait fait obstacle à ce qu’au moins les héritiers des anciens esclaves agissant bien avant l’assignation délivrée seulement le 25 mai 2005 et encore postérieurement pour les personnes physiques intervenantes volontaires. La prescription de droit civil est donc acquise sur la base des textes alors en vigueur.

La Cour de cassation a esquivé les difficultés qu’une réponse juridique cohérente aux moyens développés par les demandeurs exigeait pour faire choix de se placer sur le terrain qu’avait retenu la Cour d’appel de fort de France pour débouter les requérants ( la question du caractère imprescriptible du crime contre l’humanité, la discrimination de la loi Taubira comme loi sans portée normative, le statut d’exception/d’exclusion des ayants droits de victimes des deux crimes en regard de leur statut de victime).

En passant elle devait rejeter les deux questions prioritaires de constitutionnalité qui avaient accompagné le pourvoi reprenant son motif de 2013 où, pour servir les intérêts dit généraux de la puissance publique elle avait déclaré que la loi Taubira constituerait une loi mémorielle, privée comme telle de portée normative.
Reprenant sa jurisprudence de 2013, la Cour de cassation décidait que la loi Taubira étant privée de porte normative ne pouvait faire l’objet d’une QPC puisque n’ayant pas de portée normative elle ne pouvait violer un des principes de droit garantis par la Constitution.

Ce positionnement de la Cour de cassation se substituant d’office au pouvoir juridictionnel exclusif du Conseil constitutionnel seul habilité à dire la constitutionnalité d’une loi outre qu’il viole la séparation des pouvoirs respectifs du conseil constitutionnel et de la Cour de cassation elle-même repose sur une analyse dénaturante de la loi Taubira dont la structure et le contenu ne se prêtent en tout état de cause pas à une telle assimilation la dégradant en loi purement mémorielle.

La jurisprudence constante qu’établie ainsi la Haute cour par les décisions de 2013 et de 2019 a donc fait elle-même l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité dont est saisie la Cour d’appel de Fort de France dans une procédure parallèle à la première où d’ autres parties et ayants droits des victimes des deux crimes réclament également réparation à l’Etat français.

Il faut attendre ce que décidera la Cour d’appel de Fort de France sur le sérieux de cette question pour voir si elle est transmise à la Cour de cassation, ou pas, la dite question devant en tout état de cause revenir devant la dite cour lors du pourvoi que sans aucun doute amènera la décision du juge du fond d’appel qui selon la plus grande probabilité, trouvera un nouveau moyen pour débouter les requérants.

Saisi dans le cadre du pourvoi, la Cour de cassation ne pourra alors que transmettre au Conseil constitutionnel la QPC relative à sa jurisprudence, ne pouvant en la matière être juge et partie sans violer l’article 6 de la CEDH et le principe du procès équitable consacré par l’ensemble des traités internationaux qui lient la France et ses juridictions nationales.
Pour l’heure la question n’est pas de cet ordre et concerne les conséquences juridiques qui peuvent être tirées de l’arrêt du 17 avril 2019 par lequel la cour suprême a rejeté le pourvoi.

Dans son arrêt, la Cour suprême motive sa décision par le motif suivant après avoir dit non sérieux les autres moyens qu’articule le pourvoi :
Citation "Mais attendu que l’arrêt retient à bon droit que les articles 211-1 et 212-1 du code pénal réprimant les crimes contre l’humanité, sont entrés en vigueur le Ier mars 1994 et ne peuvent s’appliquer aux faits antérieurs à cette date, en raison des principes de légalité des délits et des crimes et de la non rétroactivité de la loi pénale plus sévère.

Et attendu, qu’après avoir énoncé que la loi du 21 mai 2001 n’avait apporté aucune atténuation à ces principes et que l’action sur le fondement de l’article 1382, devenu 1240 du Code civil, de nature à engager la responsabilité de l’Etat indépendamment de toute qualification pénale des faits, était soumise à la fois à la prescription de l’ancien article 2262 du même code et à la déchéance des créances contre l’état prévue à l’article 9 de la loi du 29 janvier 183, devenu l’article Ier de la loi du 31 décembre 1968, la Cour d’appel a exactement décidé que cette action, en tant qu’elle portait sur des faits ayant pris fin en 1848 et malgré la suspension de la prescription jusqu’au jour où les victimes ou leurs ayants droits ont été en mesure d’agir, était prescrite en l’absence de démonstration d’un empêchement qui se serait prolongé durant plus de cent ans". 

Cette motivation qui est le fondement du dispositif de l’arrêt et en fonde le principe dit, lorsqu’on donne attention à ce que juge la Cour et plus précisément ce qui en autorise l’énoncé, que les demandeurs ont effectivement un droit à réparation comme l’a constaté le juge du fond et un action en réparation contre l’Etat français.
La Haute cour ajoute que cependant il n’a pu être fait droit à leur prétention légitime et bien fondée faute par les demandeurs d’avoir démontré que le principe, invoqué à juste titre et défini à l’article 3 de la loi du 31 décembre 1968 sur la prescription des créances contre l’état ,pouvait après 1948 toujours s’ appliquer, comme l’a justement jugé le juge du fond qui reconnait qu’il y a eu suspension du cous de la prescription jusqu’en 1948.

Cette affirmation de la Cour de cassation vient donc valider l’action entreprise il y a quinze ans par les ayants droits de victimes des deux crimes et affirme même que l’action de ces derniers qui a été rejetée pour des motifs de pure procédure pourrait ne pas être prescrite comme ne cessent de l’affirmer les demandeurs.

En effet l’arrêt de la Haute cour ne dit en aucun cas que l’action des requérants serait prescrite mais uniquement que ces deniers n’ont pas su répondre à l’exception de procédure d’une fin de non recevoir que leur opposait l’état en ne démontrant pas que l’empêchement à agir des ayants droits s’était poursuivi après 1948.

Il suffirait donc à des ayants droits de victimes de rapporter la preuve que cet empêchement s’est poursuivi jusqu’à aujourd’hui pour être dit recevable en leur action et voir leurs droits validés et consacrés par la condamnation de l’état à réparer.

C’est là où la décision de la Haute cour prend toute sa portée, porte normative éminente qui vient contrebalancer la privation que cette dernière avait fait subir à la loi Taubira en la déclarant texte sans portée normative, simple déclaration sans substance de l’existence de leur caractère de crime contre l’humanité.

La voie des procédures à venir en réparation des deux crimes s’est ainsi vue ouverte avec cette décision qui a quasiment force de loi pour tous les contentieux futurs qui pourront surgir lorsque la conscience et la connaissance par les ayant droits des victimes de leur créance aura permis de perdre la confidentialité totale dans laquelle cette réalité est aujourd’hui plongée.

Pour cela il faudra que le travail de mémoire qui est inscrit dans la loi Taubira échappe aux mains de l’Etat français qui l’a confisqué et dont l’objectif majeur, contrairement à ses proclamations, est de maintenir les deux crimes dans un oubli qui fait oublier (ou plus précisément ignorer) aux descendants nègres des mis en esclavage la créance qu’ils ont sur l’Etat.

En effet toutes les initiatives que l’état français a mis en place depuis un certain nombre d’années durant lesquelles la question de la reconnaissance de la traite et de l’esclavage comme crime contre l’humanité a été réveillée est de refouler la question de la réparation, de la disqualifier politiquement, moralement et juridiquement.

En face de ce travail de dénégation et négation du droit à réparation des descendants des déportés et des mis en esclavage, ces derniers ne peuvent encore aujourd’hui percevoir l’existence de ce droit et doivent donc toujours être considérés comme légitimés à ignorer leur créance sur l’Etat français.

L’exemple du Mémorial acte de Point à Pitre qui loin de faire travail de mémoire est un instrument de l’oubli de ce qu’ont été réellement la traite et l’esclavage euphémisés à l’extrême par une mise en scène révisionniste sinon négationniste des deux crimes tout comme la suspension/retrait de l’article 5 de la loi Taubira visant la réparation ou encore les déclarations faites par les plus hauts magistrats de France sont paradigmatiques de cette politique du refoulement et de l’occultation à la conscience des nègres des droits qui sont les leurs.

La République française qui se dit République des lumières travaille depuis l’abolition à maintenir les ayants des droits des victimes des deux crimes dans l’obscurité la plus épaisse sur le sort qui a été réservé à leurs ancêtres et sur les droits qui sont aujourd’hui les leurs.

L’action des requérants est le flambeau qui permet de sortir de la caverne platonicienne ou l’état français a maintenu les victimes des deux crimes et leurs ayants droits dans l’ignorance de la vérité et de la justice qui leur est due.

Aujourd’hui ces derniers vont pouvoir entamer les gestes permettant qu’enfin les juges français reconnaissent leurs droits, ce droit à réparation et au savoir du crime qui est réclamé à travers la demande d’expertise et de provision qui ont été formalisées devant les juridictions.

Alain Manville, Avocat.

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