I. Présentation de l’affaire.
1°. Faits.
Depuis 1995, les époux L., requérants, étaient propriétaires d’une maison située dans un village du littoral du département des Côtes d’Armor.
Leur voisin, Monsieur M., exploitait un bar tabac incluant une cour intérieure, attenante au jardin des époux L.
En 2017, Monsieur B. avait donné à bail son fonds de commerce à la SAS C.
A compter de ce changement d’exploitant, les époux L. s’étaient plaints de nuisances sonores générées par l’organisation d’événements festifs organisés dans la cour intérieure de cet établissement (concerts, barbecues, etc.).
2°. Procédure.
Dès 2017, les requérants avaient mis en demeure la SAS C. de faire cesser les nuisances sonores.
En l’absence d’amélioration de la situation, les époux L. avaient sollicité un référé expertise et obtenu la désignation d’un expert acousticien par ordonnance du 31 janvier 2019.
Le rapport d’expertise, rendu en novembre 2019, concluait au fait que :
« Les valeurs d’émergences globales et spectrales [étaient] très supérieures aux valeurs admissibles ;
La durée cumulée des sources perturbatrices (concert et voix) [s’entendait] en période nocturne (entre 22 h et 7 h) sur une course comprise entre 22 h 00 et la fin du concert et/ou le départ de la cliente / en période diurne (entre 7 h et 22 h) sur une course intermédiaire comprise entre le début du concert et/ou des discussions à voix hautes ;
De tels niveaux d’émergence sonore [s’avéraient] incompatibles avec une jouissance normale des lieux ;
Tant les concerts que les activités festives hors concert [généraient] un niveau sonore tel que la tranquillité des époux s’en trouvait significativement perturbée, voire impossible ».
En décembre 2019, les époux L. assignaient au fond la SAS C. ainsi que son bailleur, Monsieur M., devant le Tribunal judiciaire de Saint-Brieuc afin de demander à cette juridiction de :
1. condamner Monsieur M. et la SAS C. in solidum, à la cessation définitive de toute organisation d’activités festives ou de concerts en extérieur ;
2. condamner Monsieur M. et la SAS C. in solidum, à réaliser une Etude de l’Impact des Nuisances Sonores provenant de son établissement ;
3. condamner Monsieur M. et la SAS C. in solidum, à réaliser les travaux prescrits par cette EINS ;
4. condamner Monsieur M. et la SAS C. in solidum, à condamner définitivement la baie vitrée donnant sur la cour intérieure de l’établissement ;
5. condamner Monsieur M. et la SAS C. in solidum, au paiement des sommes de :
4 000 euros en réparation de leur préjudice de santé ;
3 000 euros en réparation de leur préjudice moral ;
2 128,60 euros en réparation de leur préjudice de jouissance ;
14 245,01 euros au titre des frais d’avocat et d’huissier ;
7 446,13 euros au titre des dépens comprenant les frais d’expertise judiciaire.
La SAS C. quant à elle, considérait qu’il ne résultait pas du rapport d’expertise que le fonctionnement du bar fut source d’un trouble anormal de voisinage et concluait, à titre principal, au rejet des demandes des époux L. et à leur condamnation aux dépens, ainsi qu’au paiement de la somme de 5 000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
A titre subsidiaire, la SAS C. concluait à la réduction à plus juste proportion des sommes sollicitées par les époux L.
2°. Décision du juge.
Le Tribunal judiciaire de Saint-Brieuc a reconnu en la circonstance, l’existence d’un trouble anormal de voisinage et condamné :
la SAS C. et son bailleur in solidum à :
- faire réaliser une EINS par un bureau d’étude ;
- verser aux époux L. la somme de 2 000 euros en réparation de leur préjudice de jouissance ;
- verser aux époux L. la somme de 3 000 euros en réparation de leur préjudice moral ;
- verser aux époux L. la somme de 4 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux entiers dépens.
La SAS C. a été condamnée à cesser la réalisation d’activités festives ou de concerts à l’extérieur de l’enceinte de l’établissement.
Les autres moyens furent rejetés.
II. Observations.
Dans cette décision reproduite en texte intégral ci-dessous, le Tribunal judiciaire de Saint-Brieuc a admis l’existence d’un trouble anormal de voisinage (A) et condamné la SAS C. et son bailleur, sur ce fondement, à faire cesser les nuisances sonores et indemniser les préjudices subis par les époux L. (B).
A. Sur la reconnaissance d’un trouble anormal de voisinage.
Les juges ont rappelé que la caractérisation d’un trouble anormal de voisinage est indépendante de la notion de respect de la règlementation en vigueur (1), et s’effectue in concreto, en prenant en compte la nature et le lieu d’implantation de l’établissement (2).
1. La caractérisation d’un trouble anormal de voisinage même en cas de respect des normes applicables.
Pour démontrer l’existence d’un trouble anormal de voisinage, les juges ont rappelé que les requérants devaient démontrer son anormalité, caractérisée notamment par sa permanence et sa gravité.
La SAS C. ne contestait pas que les animations organisées aient été source de bruit, mais soutenait que ces nuisances n’étaient pas anormales, dès lors qu’aucune plainte ou poursuite pénale n’avait été engagée et que les normes réglementaires étaient respectées (autorisation préalable par la mairie, réduction des nuisances à partir de 22 heures, etc.).
Le Tribunal judiciaire de Saint Brieuc a alors rappelé le caractère objectif de la théorie jurisprudentielle des troubles anormaux de voisinage, qui ne présuppose aucune faute de la part de l’auteur des nuisances.
Ainsi, ni la circonstance que les événements festifs aient été autorisés par les autorités municipales, ni le respect des normes acoustiques en vigueur, ni l’absence de faute pénale, ne pouvaient exonérer la SAS C. de sa responsabilité.
Les juges ont ainsi confirmé qu’un trouble de voisinage « pouvait être considéré comme anormal nonobstant [ces circonstances], la limite de la normalité des troubles de voisinage [dépendant] des circonstances de temps et de lieu ».
2. La prise en compte de la nature et du lieu d’implantation du bar exploité par la SAS C.
Pour justifier de l’absence de nuisances sonores, la SAS C. alléguait être soutenue par un grand nombre de clients, ainsi que par la commune, du fait du rôle social important qu’occupait le bar tabac.
Dans le cadre de leur appréciation in concreto du trouble de voisinage, les juges n’ont pas manqué de prendre en compte la nature ainsi que le lieu d’implantation du bar tabac.
Concernant la prise en compte de la nature de l’exploitation, les juges ont affirmé que « si une certaine tolérance [était] attendue de la part des voisins d’un bar, dont l’animation qu’il apporte est facteur de lien social, il n’en [demeurait] pas moins qu’il [appartenait] à l’exploitant de prendre les mesures nécessaires pour limiter les nuisances ».
Le tribunal mettait alors en balance la tranquillité des époux L. avec l’utilité sociale d’un bar tabac, notamment dans des petites villes, et les nuisances inhérentes à cette activité.
Concernant la prise en compte de l’implantation du tabac, les juges ont affirmé que s’« il [était] indéniable que la SAS C. [bénéficiait] du soutien de ses clients et de la commune, en raison du lien social qu’elle [apportait], cela ne la [dispensait] pas d’adapter son projet commercial à son environnement, dès lors qu’elle [était] située dans un quartier résidentiel, quand bien même il [était] à proximité d’un port et d’une salle des fêtes, étant précisé qu’aucun élément [n’indiquait] que ladite salle [était] utilisée de manière intensive ».
Les juges opéraient ainsi une prise en compte très concrète de l’environnement des parties, pour considérer que la circonstance que ces dernières soient implantées dans une ville portuaire et à proximité d’une salle des fêtes ne suffisait pas, en soi, à exonérer la SAS C. de sa responsabilité sur le fondement des troubles anormaux de voisinage, et ce d’autant plus que les calculs de l’émergence sonore, effectués par l’expert judiciaire, avaient tenu compte du bruit résiduel.
B. Sur la condamnation de la SAS C. et de son bailleur à faire cesser les nuisances et indemniser les époux L.
Après avoir reconnu l’existence d’un trouble anormal de voisinage, le Tribunal a pris les mesures nécessaires afin de garantir aux requérants la cessation des nuisances (1), ainsi que la réparation des préjudices subis (2).
1. La condamnation à faire cesser les nuisances sonores.
Concernant les nuisances sonores émanant de l’extérieur du bar, la SAS C. avait été condamnée à cesser toute activité d’animation ainsi que tout concert.
Les juges se sont ainsi appuyés sur le rapport de l’expert qui indiquait « qu’aucun dispositif ne permettrait d’éviter les nuisances sonores d’événements organisés à l’extérieur ».
Cette mesure, qui aurait pu apparaître comme « drastique », ou attentatoire à la liberté d’entreprendre de la société, apparaissait toutefois comme la seule permettant de faire cesser les nuisances sonores et garantir la tranquillité des époux L.
Concernant les nuisances sonores émanant de l’intérieur du bar, les juges ont estimé que la SAS C. organisait de façon répétée des événements musicaux et diffusait à titre habituel de la musique amplifiée, et était ainsi soumise aux prescriptions du code de l’environnement, relatives aux lieux à diffusion de sons amplifiés.
Ainsi, la SAS C. était dans l’obligation légale d’établir une EINS afin de prévenir les nuisances sonores pouvant porter atteinte à la tranquillité des riverains.
La société et son bailleur ont donc été condamnés, in solidum, à faire réaliser cette EINS par un bureau d’étude technique en acoustique, dans un délai de trois mois.
2. La condamnation de la SAS C. et de son bailleur à réparer le préjudice subi.
La SAS C. ainsi que Monsieur B., le bailleur de la société, ont également tous deux été condamnés, in solidum, à réparer le préjudice de jouissance et le préjudice moral des époux L., ainsi qu’au paiement des frais liés à l’instance (avocats, huissiers, expertise).
Cette condamnation in solidum, implique que les époux L. pourront solliciter le versement de l’intégralité des sommes à la société ou à son bailleur, à charge ensuite pour le défendeur ayant versé les sommes, de se retourner contre son codébiteur.
Ce mécanisme juridique vise à garantir aux requérants le versement effectif des sommes dues, sans que pèse sur eux l’éventuelle insolvabilité de l’un des débiteurs.
Seule la démonstration, par Monsieur B., des démarches effectuées auprès de son locataire, pour obtenir la cessation des nuisances, aurait pu l’exonérer d’une telle condamnation in solidum.
III. Conclusion.
Dans ce jugement, le Tribunal judiciaire de Saint Brieuc a opéré une appréciation in concreto de la situation des parties afin d’évaluer l’existence d’un trouble anormal de voisinage.
Les juges ont ainsi mis en balance le rôle social et fédérateur d’un bar tabac (et les nuisances inhérentes à cet établissement), avec le droit des riverains de jouir tranquillement de leur habitation et condamné la société, laquelle ne démontrait pas avoir pris de mesures visant à réduire les risques de nuisances.
Plus encore, ils ont fait une appréciation concrète du lieu d’implantation du bar qui, bien que situé à proximité d’un port et d’une salle des fêtes, n’exonérait pas l’exploitant d’adapter son activité pour préserver le bien-être des riverains.
Cette jurisprudence démontre l’étendue du pouvoir des juges du fond, lesquels n’ont pas hésité à ordonner la cessation de tout événement festif extérieur, dès lors qu’il ressortait du rapport d’expertise judiciaire qu’il s’agissait de l’unique moyen de faire cesser les nuisances sonores constatées.
Discussion en cours :
1er Excellent jugement et 2ème Excellente analyse