Requalification des contrats contre ubérisation des processus de production.

Par Sandy-David Noisette, Docteur en droit.

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Explorer : # requalification des contrats # ubérisation # lien de subordination # protection des travailleurs

Par son arrêt du 4 mars 2020 [1], la Cour de cassation a requalifié en contrat de travail la relation contractuelle entre la société de droit néerlandais Uber BV et un chauffeur VTC. Si cette requalification s’avère opportune, elle ne répond pas de façon suffisante aux contraintes posées par un modèle économique qui évolue plus vite que le cadre normatif.

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Par son arrêt n° 374 du 4 mars 2020, la formation plénière de la Chambre sociale de la Cour de cassation a rendu un arrêt requalifiant en contrat de travail la relation contractuelle entre une plate-forme numérique et un auto-entrepreneur inscrit au répertoire des métiers.

Trois ans après l’entrée en vigueur de la loi n° 2016-1920 du 29 décembre 2016 relative à la régulation, à la responsabilisation et à la simplification dans le secteur du transport public particulier de personnes (Loi dite loi « Grandguillaume »), la décision était prévisible et attendue. Elle pourrait, selon les cas d’espèce, concerner 200.000 fournisseurs de services [2], œuvrant pour les entreprises de la nouvelle ère, ouvertes, travaillant en réseau et orientées projets. L’arrêt est d’autant plus retentissant que derrière la magie de l’ubérisation, la juridiction suprême permet enfin d’exposer au grand jour la face sociale et cachée d’un modèle économique de tous les dangers.

I - Un arrêt du 4 mars 2020 qui fera jurisprudence.

Faits et procédure.

La société de droit néerlandais Uber BV met en relation, via une plateforme numérique, des chauffeurs VTC et des clients. Une fois déréférencé par Uber, un des chauffeurs a demandé le 20 juin 2017 au Conseil des prud’hommes de Paris de requalifier la relation contractuelle avec Uber en contrat de travail. En première instance, le 28 juin 2018, le Conseil des prud’hommes s’est déclaré incompétent au profit du Tribunal de commerce de Paris. Saisie ultérieurement d’un recours à l’encontre de la décision prud’homale, par son arrêt du 10 janvier 2019, la Cour d’appel a fait droit à sa demande [3]. Elle a retenu l’existence d’un contrat de travail.

La question posée à la Cour de cassation.

Lorsqu’il réalise une prestation pour une plate-forme, un fournisseur de service inscrit au répertoire des métiers comme travailleur indépendant, est-il lié par un lien de subordination avec cette société, situation de nature à justifier la requalification de la relation contractuelle en contrat de travail ?

La réponse de la haute juridiction.

Les critères du travail indépendant tiennent notamment à la possibilité de constituer sa propre clientèle, la liberté de fixer ses tarifs et la liberté de définir les conditions d’exécution de sa prestation de service. A l’inverse, dans le cadre d’un contrat de travail, selon la jurisprudence constante de la Cour [4], le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné, comme par exemple le non-respect des instructions données. Selon cette même jurisprudence, peut constituer un indice de subordination le travail au sein d’un service organisé lorsque l’employeur en détermine unilatéralement les conditions d’exécution.

A cet égard, le fournisseur de service qui a recours à l’application Uber est contraint d’adopter les conditions d’organisation de la plate-forme. Obligé par ailleurs de s’inscrire au Registre des Métiers, il ne constitue pas sa propre clientèle, ne fixe pas librement ses tarifs et ne détermine pas les conditions d’exécution de sa prestation de transport. L’itinéraire lui est imposé par la société et, s’il ne le suit pas [5] des corrections tarifaires sont appliquées. La destination n’est pas connue du chauffeur, révélant ainsi qu’il ne peut choisir librement la course qui lui convient.

Par ailleurs, à partir de trois refus de courses, la société Uber peut déconnecter temporairement le chauffeur de son application [6]. En cas de dépassement d’un taux d’annulation de commandes ou de signalements de « comportements problématiques », le chauffeur peut perdre l’accès définitif à son compte. C’est ce qui est arrivé au chauffeur en question à partir d’avril 2017. Enfin, ledit chauffeur participe à un service organisé de transport dont la société Uber définit unilatéralement les conditions d’exercice.

Ainsi, l’ensemble de ces éléments caractérise, à chaque connexion à la plateforme numérique, l’existence d’un lien de subordination entre le chauffeur et la société Uber BV. Selon la Cour, la société Uber BV a adressé des directives, a contrôlé l’exécution du travail, et a exercé son pouvoir de sanction. Le statut d’indépendant est donc réputé fictif. Le fait que le chauffeur n’ait pas l’obligation de se connecter à la plateforme et que cette absence de connexion, quelle qu’en soit la durée, ne l’expose à aucune sanction, n’entre pas en compte dans la caractérisation du lien de subordination.

II – Une jurisprudence adaptée ?

Une jurisprudence adaptée aux emplois d’aujourd’hui.

On l’observe et on le mesure… Pour l’ensemble des travailleurs, salariés ou non, les conditions de travail évoluent : vers plus d’autonomie, vers moins d’autorité et de contrôle, vers une logique de parcours plus que de carrière. L’économie du service à la demande (la "gig economy" chez les Anglo-Saxons) et l’intelligence artificielle transforment les emplois et leur implantation. Pour les travailleurs de « l’invisible », et notamment ceux qui relèvent de la logistique dite du dernier kilomètre, les requalifications et les dispositions de l’Article L8221-6 C. trav. (Titre II) s’érigent en rempart et s’avèrent des plus protectrices : « L’existence d’un contrat de travail peut toutefois être établie lorsque les personnes mentionnées au I fournissent directement ou par une personne interposée des prestations à un donneur d’ordre dans des conditions qui les placent dans un lien de subordination juridique permanente à l’égard de celui-ci ».

Les fournisseurs de services, travailleurs ubérisés notamment, peuvent alors bénéficier des nombreuses dispositions prévues par la loi du travail et le champ conventionnel, tels les congés payés, le SMIC, le droit à la formation, le droit à la protection sociale, le respect du temps de travail, ou encore, l’obtention d’indemnités de licenciement. C’est pourquoi les derniers arrêts de la Chambre sociale de la Cour de cassation paraissent adaptés à un contexte marqué par les abus de rationalité économique ainsi que par les situations de forçage du consentement - de droit et de fait - dont font l’objet les travailleurs précarisés.

L’arrêt de rejet du 4 mars 2020 s’inscrit dans un série de décisions récentes prises par les juges du fond, ayant permis la condamnation de diverses plates-formes numériques telles que « Deliveroo », « Clic and Walk » [7]. L’arrêt « Take eat easy » [8] en particulier, rendu par la chambre sociale le 28 novembre 2018, avait constitué une décision propédeutique à celle du 4 mars 2020.

Il précisait que l’application numérique « Take eat easy » était dotée d’un système de géo-localisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus, de sorte que le rôle de la plate-forme ne se limitait pas à la mise en relation du restaurateur, du client et du coursier, et, d’autre part, que la société disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier, constatations dont il résultait l’existence d’un pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution de la prestation du livreur caractérisant un lien de subordination.

Les juges du fond ne pouvaient donc, en l’espèce, écarter la qualification de contrat de travail.

Une jurisprudence inadaptée aux emplois de demain.

Les mutations économiques et sociales prenant appui sur les progrès de la robotisation et des algorithmes accroissent la segmentation du marché du travail, et en particulier, les inégalités. Traditionnellement, celles-ci opposent les insiders aux outsiders, les salariés hautement qualifiés et bien rémunérés, bénéficiant d’un contrat et d’une protection stables, aux travailleurs - salariés et indépendants - peu qualifiés, mal payés et précarisés [9].

Chaque jour, la polarisation œuvre, ce dont témoigne tristement la situation du chauffeur Uber BV qui, dans le cas d’espèce, a demandé la requalification de sa relation contractuelle en contrat de travail.

La situation est extrêmement complexe du point de vue juridique. A la destruction-créatrice [10] relevant de la nature des emplois exercés [11] s’ajoute une nouvelle substitution, relative aux cadres juridiques, qui ne s’avère pas pour autant prospectivement pertinente : la protection du contrat de travail de droit français est-elle adaptée d’une part, à l’ubérisation des emplois, et d’autre part, à l’uniformisation planétaire du modèle économique ? Tout en s’internationalisant, les mutations touchent la nature même des emplois.

Elles interrogent de surcroît la capacité des systèmes normatifs nationaux à les réguler.

Ainsi qu’en témoigne l’arrêt du 4 mars 2020, s’ils peuvent à court terme permettre de protéger les travailleurs indépendants abusés, à long terme, ils révèlent une extraordinaire propension à devenir inopérants. Deux raisons permettent de l’affirmer :
- La première, prend appui sur le mouvement de dérégulation du cadre juridique occidental de l’emploi, dont se saisissent à merveille les algorithmes développés par les GAFAM [12] et autres BATX [13]. La « plateformisation » de l’économie par les géants du numérique renforce la globalisation tout en se jouant des systèmes normatifs des Etats. Comme acte d’hégémonie, la nouvelle ère les contourne, pour mieux les affaiblir. Ceux-ci finissent par en devenir ineffectifs : combien de travailleurs indépendants au consentement forcé feront-ils valoir, in fine, leurs droits à requalification ?
- La seconde, relève du modèle économique. Les protections actuelles, devenues massivement inopérantes pour tous les travailleurs « invisibles », sont marquées par leur caractère inadapté aux modèles économiques actuels et en devenir. Construites sur la trame du salariat, elles requièrent des avancées que seule l’ingénierie juridique en matière de protection sociale et de représentation de la collectivité de travail permettra de solutionner. La doctrine dispose là d’un large sujet d’études !

III – Conclusion.

Ainsi que le soutient le Pr. Franck Petit, lorsque le cadre juridique est vécu comme une contrainte insurmontable par l’employeur, la tentation est grande de l’évincer.

En l’absence manifeste de « bonne foi » dans les relations contractuelles liant les plates-formes aux fournisseurs de services, et dans l’attente d’une évolution normative qui posera enfin un cadre contraignant à celle du modèle économique, il convient, plus encore, de protéger les travailleurs ubérisés, qui souhaitent pour la plupart, non pas la disparition de leur statut de travailleurs indépendants, mais son aménagement en vue d’une plus grande protection : garantie d’un minimum de prestations, amélioration de la protection sociale, organisation d’un droit collectif en vue d’appuyer des revendications professionnelles, suppression des clauses d’exclusivité, aménagement du déréférencement et des baisses de commissions que les plateformes sont tentées d’imposer.

En ce domaine, l’ingénierie juridique a devant elle un merveilleux champ des possibles. Au risque de voir disparaître le modèle même du salariat, il convient désormais de l’investir.

Dans l’attente, on observe que tel le cycle de l’eau, le cycle économique s’engouffre toujours vers les points bas. A l’image d’un barrage, il reste à espérer que la résistance du Juge suffira à réguler les contournements du droit, à défaut de pouvoir les stopper.

La préservation d’un contrat social national en est l’enjeu.

Pour aller plus loin :
Allegre (G.), « Quand le travail s’ubérise », Alternatives Economiques, 1er fév. 2016, HS n° 108.
Amellal (K.), La révolution de la servitude, Démopolis, 2018.
VTC, LOTI, UBER : ce que dit la loi Grandguillaume. Par Marie-Laure Arbez-Nicolas, Avocat.
La Cour de cassation reconnait l’existence d’un contrat de travail entre un chauffeur VTC et Uber. Par Gabriel Halimi, Avocat.
Petit (F.), « Le droit social et l’analyse économique du droit : l’ubérisation et le contrat de travail », Colloque Droit et économie : des divergences aux convergences, 6 avr. 2017, ICES, La Roche-sur-Yon.
Petit (F.), « Les prestations des chauffeurs VTC requalifiées en contrat de travail : vers la fin du modèle Uber ? », Le Club des Juristes, janvier 2019.

Sandy-David Noisette,
Aix-Marseille Université, Centre de Droit Social, UR 901, Aix-en-Provence, France.

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Notes de l'article:

[119-13.316.

[2Dont 30.000 chauffeurs VTC en France.

[3CA Paris, 10 janvier 2019, n°18/08357.

[4Cass. soc. 13 nov. 1996, n° 94-13187 ; Cass. soc. 28 nov. 2018, n°17-20.079.

[5Itinéraire réputé « inefficace » par Uber.

[6Déréférencement en droit de la distribution.

[7CPH Paris, 4 février 2020, n°19/07738 et CA Douai, 10 février 2020, n°19/00137.

[8Cass. soc. 28 novembre 2018, n°17-20.079.

[925,2% de la population active occupée selon l’Insee en 2018.

[10Chère à Joseph Schumpeter.

[11Les emplois de services et de l’écologie remplacent, par exemple, ceux du commerce et de l’industrie.

[12Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft, géants du web américain.

[13Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi, géants du web chinois.

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