Les règles de la réparation des dommages commis par le manutentionnaire portuaire ivoirien.

Par Vincent Bile Abia, Doctorant.

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Explorer : # responsabilité civile # manutention portuaire # réparation des dommages

L’entreprise de manutention portuaire, qui s’était substituée dans la deuxième moitié du XIXème siècle aux portefaix, s’est au fil du temps imposée comme un auxiliaire terrestre incontournable du transporteur maritime, sans lequel aucun transport maritime ne saurait s’achever. Ses activités sont aujourd’hui très diversifiées, allant de la simple opération de déchargement et d’entreposage aux opérations complexes de gestion de terminaux, et faisant appel à l’application des règles de droit privé et de droit public.

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Pourtant, aucune réglementation tant nationale, communautaire qu’internationale n’est intervenue pour préciser clairement son statut juridique et lui assigner un régime de responsabilité. La jurisprudence, en suppléant cette défaillance, qualifie essentiellement l’entreprise de manutention portuaire de mandataire, tantôt du destinataire, tantôt du transporteur maritime, sur la base de justifications aussi variées qu’injustifiées, toutes bâties autour de l’idée selon laquelle, le manutentionnaire interviendrait absolument sur l’instruction d’une des parties au contrat de transport, pour procéder à la livraison des marchandises, surtout en présence d’une clause déchargement d’office ou de livraison sous palan. Mais en réalité, l’entreprise de manutention qui a le choix de ses hommes, de son matériel et de ses moyens d’intervention, et qui ne reçoit aucun ordre quelconque, ni du transporteur maritime quant à l’organisation et l’exécution de sa mission, ni du destinataire avec lequel il n’a aucun lien de droit direct, n’est qu’un simple entrepreneur indépendant. Elle accomplit des opérations à la fois matérielle et juridique, moyennant le paiement d’un prix.

Le régime de la responsabilité de cette entreprise est donc fonction de la qualification retenue par le juge. Cette responsabilité est présumée, que ce soit sur le terrain contractuel ou délictuel, étant considérée comme assujettie à une obligation de résultat. Or, le manutentionnaire portuaire, en tant que simple entrepreneur, qui ne promet aucun résultat, sa faute doit être prouvée.

Malheureusement, sa responsabilité est constamment mise à rude épreuve, notamment par le destinataire auquel la jurisprudence reconnait un droit d’action contractuel. Il s’expose ainsi à accorder des réparations aux personnes qui s’estiment victimes de son intervention dans le cadre d’un transport maritime.

Les voies de la réparation, c’est-à-dire les moyens susceptibles d’être usités pour effectivement parvenir à la réparation, sont aujourd’hui diversifiées. Elle peut être conventionnelle, au travers d’un accord négocié entre les parties intéressées, sous la forme d’une transaction leur donnant plus ou moins satisfaction. En pratique, cette voie est la plus usuelle, car permettant aux parties de faire une économie en temps et en frais de procédure en justice, même si elle comporte parfois le risque d’être abusive eu égard à la disproportion entre le poids financier des entreprises ivoiriennes de manutention en majorité constituées de multinationales et la fragilité économique des prétendants à la réparation. Elle est être également judiciaire. Dans ce cas, les parties s’en remettent aux juges pour vider les contestations nées entre elles.

Toutefois, quelle que soit la voie empruntée, la réparation est assujettie à des règles qui sont multiples, mais nous nous limiterons à mettre en exergue deux qui nous paraissent fondamentales, à savoir les principes de la réparation et son évaluation.
Les principes généraux de la réparation du dommage sont de deux ordres, à savoir, la réparation compensatrice ou par équivalent et la réparation intégrale.

Le but de la réparation vise en principe à faire en sorte que le dommage n’ait pas existé, en rétablissant la situation antérieure. Mais très tôt, les civilistes se sont aperçus qu’un tel effacement n’était pas toujours évident. C’est ainsi que la jurisprudence a rejeté la réparation en nature comme ayant un caractère contraignant. En définitive, il a été retenu une réparation de nature à compenser le dommage subi par la partie qui la réclame. C’est pourquoi, en matière maritime, il est unanimement admis la réparation par l’octroi de dommages et intérêts, qui est une réparation compensatrice ou par équivalent. En effet, le propre de la responsabilité civile n’est-il pas de rétablir aussi exactement que possible, l’équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime, aux dépens du responsable, dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable ne s’était point produit ?

Cependant, rien n’interdit, à notre avis, aux parties de convenir d’une réparation en nature dès lors que cela est librement consenti, car en réalité, ce que l’on cherche à éviter, c’est la contrainte d’une réparation en nature.

Le dédommagement doit tendre à réparer intégralement le préjudice, en allouant au réclamant une somme, soit pour la remise en état de la chose endommagée, soit pour son remplacement.

Jusqu’à ce jour, le principe de la réparation intégrale est strictement appliqué par les tribunaux ivoiriens à l’encontre de l’entreprise de manutention portuaire qui, a réclamé en vain, l’application de la limitation de responsabilité dont bénéficie le transporteur maritime.

C’est ainsi que dans une espèce, l’acconier a soutenu qu’en l’absence de convention contraire inscrite au connaissement, le contrat de transport maritime se poursuivant jusqu’à la livraison, elle est fondée, en tant que mandataire du transporteur maritime à se prévaloir des clauses de limitation de responsabilité prévues par l’article 5 de la loi du 02 avril 1936. La Cour d’Appel d’Abidjan a rejeté ses prétentions aux motifs que « La loi du 2 avril 1936 dispose en son article 1 que la présente loi régit exclusivement les transports de mer. Elle s’applique seulement depuis la prise en charge des marchandises sous palan jusqu’à leur remise sous palan au destinataire ; que l’acconier ne peut donc se prévaloir des clauses limitatives de responsabilité prévues par l’article de ladite loi puisque son intervention débute à partir de la livraison sous palan et est de ce fait étrangère au transport maritime proprement dit ».

Dans une autre espèce, où un manutentionnaire ivoirien s’était également prévalu des clauses du connaissement pour plaider la limitation de sa responsabilité, la Cour Suprême lui a refusé ce bénéfice, en arguant que « le connaissement est un titre faisant la preuve du contrat de transport maritime conclu entre le transporteur maritime et le destinataire ; que la SDVCI étant intervenue en qualité de mandataire du transporteur maritime, n’est pas partie à ce contrat, et ne peut donc se prévaloir des clauses et conditions du connaissement ; qu’il s’ensuit que la limitation de responsabilité résultant du connaissement ne peut lui profiter » .

1. La question qui se pose est celle de savoir si nos tribunaux font une saine application de loi maritime, surtout lorsqu’on se réfère au décret n°94-291 du 25 mai 1994 portant aménagement des tarifs des auxiliaires des transports maritimes.

En effet, ce décret prévoit en son annexe II, une limitation de la responsabilité des entreprises de manutention, en disposant que « La responsabilité du stevedore est limitée aux seules avaries de manutention telles que définies ci-dessus, les avaries de chargement faisant partie de l’aventure maritime à la charge de l’armateur ou de l’affréteur. Les avaries subies par les parties fragiles du navire (treuils, échelles, manches à air, hiloires, jambettes de pavois, canalisations, circuit électrique, tunnel vaigrage, etc.) ne pourront être prises en considération que pour autant qu’elles soient parfaitement protégées par tous moyens appropriés ». Les avaries de manutention sont définies par le décret comme celles « dues aux fautes caractérisées du personnel ou à la défaillance du matériel fourni par le manutentionnaire dans le cadre de prestations rémunérées. ».

Comme on le constate, la limitation de responsabilité en droit ivoirien n’est pas exprimée en termes monétaires, comme c’est le cas de la convention de Bruxelles du 25 août 1924 sur l’unification de certaines règles en matière de connaissement et de la loi du 2 avril 1936 relative aux transports ces marchandises par mer. Cela est donc de nature à rendre son application difficile, d’autant plus que la responsabilité de l’entreprise de manutention est pécuniaire.

De notre point de vue, il s’agit ici d’une limitation de responsabilité théorique sans un réel contenu susceptible d’être exploité par les acteurs du commerce maritime, notamment les entreprises de manutention portuaires, censées en être les bénéficiaire.

La prise de ce texte, étant intervenue après de longues années de pratique d’une responsabilité lourde à l’égard de l’entreprise de manutention, qui, pour rappel, est astreinte à une obligation de résultat, il n’est pas étonnant que ce texte reste à ce jour théorique voire obsolète. En effet, l’application de ce texte requiert que le juge ivoirien s’attèle à rechercher sinon à démontrer, non plus uniquement la faute commise par le personnel de l’entreprise de manutention, mais plutôt sa nature caractérisée voire inexcusable. Il en va de même de la défaillance du matériel de manutention à l’origine des dommages. Or nous avons démontré que les tribunaux ne s’adonnent pas à un tel exercice, ce qui est, à notre avis, fort regrettable pour l’économie du Droit ivoirien. Il serait certainement judicieux d’envisager une réforme formelle sur le statut de l’entreprise de manutention portuaire, en lui faisant également bénéficier la limitation de la responsabilité du même type que celle reconnue au transporteur maritime.

L’évaluation est la technique de traduction du dommage en somme d’argent. Cette tâche revient en principe de droit au juge. Toutefois, les parties peuvent d’avance fixer un seuil à la réparation.

L’évaluation judiciaire, qui consiste à traduire en somme d’argent le préjudice allégué, n’est pas un exercice facile, car source de nombreuses contestations. C’est pourquoi, le juge a souvent recours aux rapports d’expertise qui doivent être contradictoirement dressés pour avoir une valeur probante. Le juge procède à cette évaluation en respectant le principe indemnitaire de la réparation, laquelle, en l’état de notre droit positif, doit être intégrale.

L’application de ce principe a pour conséquence d’exclure du champ de la fixation du montant de la réparation, la gravité de la faute. Comme le soutiennent, à propos, les Professeurs FLOUR, AUBERT et Eric SAVAUX, la réparation doit couvrir « tout le dommage, mais pas plus que le dommage…il ne s’agit pas de punir l’auteur du dommage, le Droit pénal s’en chargera s’il y a à la fois faute civile et faute pénale, il ne s’agit que d’indemniser la victime ».

Cependant, les conséquences du principe de la réparation intégrale connaissent un assouplissement dans deux situations. Tout d’abord, en cas de cumul de faute entre le responsable du dommage et sa victime. Dans une telle hypothèse, la gravité respective de ces fautes sert alors de base de partage de responsabilité. C’est ainsi que la Cour d’Appel d’Abidjan a décidé que « la fausse déclaration commise dans le connaissement imputable à l’importateur entraine une exonération partielle de la responsabilité de l’acconier qui ne doit supporter que le tiers du dommage ». Ensuite, dans l’hypothèse d’une pluralité de responsables. Certes, le principe de la réparation est commandé par les règles de la solidarité et de l’obligation in solidum, selon lesquelles, la victime peut demander à l’un quelconque des condamnés à réparer la totalité du dommage, il reste qu’en définitive, la décision de répartition de la réparation entre les coobligés tient compte de la gravité de leurs fautes respectives.

C’est dans ce sens que s’est prononcé le Tribunal de Première Instance d’Abidjan Plateau, en ces termes : « Attendu que le rapport d’expertise homologué aussi bien par le Tribunal que par la Cour d’Appel d’Abidjan précisant que 926 sacs avariés sont imputables à la Société SDV CI et 40 sacs imputables à la Société TECRAM TRANSIT ; Attendu que l’ensemble du préjudice subi par la Société COTICI a été évalué à 4.189.190 francs ; Que la Société SDV CI ayant payé l’intégralité de ladite somme à la Société SAFFARIV subrogée dans les droits et action de la Société SOTICI, c’est à juste titre qu’elle se retourne contre la Société TECRAM TRANSIT pour le payement de sa quote-part de condamnation ; Qu’il y a lieu de la condamner à concurrence de la valeur des 40 sacs avariés qui lui sont imputés, soit 4.336 x 40 = 173.465 F CFA, en raison de 4.336 le prix d’un sac ».

Pour ce qui concerne la date de l’évaluation de la réparation, selon les Professeurs Philippe MALAURIE et Laurent AYNES, « la jurisprudence décide depuis 1942 que le préjudice doit être évalué au jour de la décision qui calcule et accorde les dommages intérêts ». On parle alors de jugement constitutif de droit qui fait également courir les intérêts moratoires à partir de son prononcé. En dépit de l’existence d’un débat doctrinal autour de la question, la jurisprudence a maintenu sa position. Toutefois, à titre exceptionnel, lorsque la victime a remplacé ou réparé la chose endommagée avant le jour de la décision du juge, elle n’aura droit qu’au remboursement de la somme effectivement déboursée pour le remplacement et la réparation.

Des difficultés avaient surgi à propos des variations de l’état du dommage ou de son expression en monnaie du jour de sa survenance au jour de la décision du juge. Sur la question, la jurisprudence a opté de se placer au jour du jugement, faisant ainsi exception au principe de l’équivalence de la réparation. En effet, dans l’hypothèse de la variation de l’état du dommage, c’est-à-dire, une variation intrinsèque du dommage, par exemple, après une déchirure des caisses contenant des tôles, celles-ci subissent une oxydation pendant qu’elles sont en attente d’une expertise, le juge doit tenir compte de l’importance que représente le dommage au jour de sa décision, à condition, bien entendu que, cette variation ait un lien direct avec la faute. Il en va de même, dans l’hypothèse où le prix d’achat de la marchandise endommagée a subi une variation, le juge est tenu de se placer au jour de sa décision. Toutefois, lorsque les frais de remise en état de la marchandise endommagée sont supérieurs à ceux de son remplacement, la Cour de cassation française, décide que la moindre des deux sommes est uniquement due, sauf lorsqu’il est impossible de remplacer la chose endommagée parce qu’il n’existe aucun objet équivalent. En ce cas, le droit au remboursement se limite alors à la valeur de remplacement. Cette situation est très fréquente en matière de manutention d’automobile.

L’évaluation conventionnelle est spécifique à la responsabilité contractuelle où les parties ont la latitude de prévoir d’avance dans leur accord, les modalités de règlement des différends qui interviendraient entre elles. Les clauses élisives de la responsabilité voisinent toujours avec celles fixant un certain plafond. En France, ces deux clauses n’ont pas fait de difficultés, elles sont valables dès lors qu’elles ont été librement voulues et acceptées, sauf cas de dol, c’est-à-dire lorsqu’il y a eu manifestement une faute intentionnelle de la part d’une partie, ayant pour objet de tromper ou de nuire l’autre partie (il s’agit là de la faute dite dolosive). De telles clauses sont également exclues en cas de faute inexcusable d’une des parties au contrat, appelée encore faute de témérité, apparue dans le Droit des transports maritimes à la faveur du protocole du 23 février 1968 portant modification de la convention du 25 août 1924. Cependant, ce protocole n’ayant pas été ratifié par l’Etat de Côte d’Ivoire, le Droit positif ivoirien continue de faire référence au dol qui résulte de la convention de Bruxelles de 1924.

En Côte d’Ivoire, la pratique des clauses limitatives de la réparation est très courante dans la corporation des entreprises de manutention portuaire. Ces dernières les insèrent dans les formulaires destinés à la clientèle ou au verso de leurs documents administratifs, tels que les entêtes, les bordereaux de livraison, les cotations, les bordereaux d’interchange, les factures, etc., ou les affichent dans leurs locaux. Dans la majorité des cas, ces clauses ne sont pas acceptées par le cocontractant et ne peuvent donc être considérées comme valables.

Même dans l’hypothèse où elles sont voulues et acceptées par les parties, ces clauses n’ont aucun effet devant les tribunaux, qui semblent être guidés par le souci de protéger les victimes, qui sont généralement des novices du commerce maritime ou des analphabètes, contre le professionnalisme des entreprises de manutention. Ainsi, le principe de la réparation intégrale est appliqué dans toute sa rigueur. Mais, à notre avis, la position de la jurisprudence ivoirienne parait abusive et même contraire aux règles d’intangibilité des conventions résultant de l’article 1134 du code civil. Le contrat de manutention étant un contrat consensuel, il devrait déployer ses effets dès lors que les volontés ont été fermes, éclairées, libres et sans équivoque. Il n’appartient donc pas aux tribunaux, sous le prétexte que la clause n’est pas équitable, de les invalider, à moins de démontrer que l’entreprise de manutention a usé de manœuvres dolosives, qui ne doivent pas être confondues avec la faute lourde, comme l’avaient faite au départ certaines juridictions, même si la faute lourde, d’origine romaine, était équipollente au dol (culpa lata dolo aequiparatur). En effet, la faute lourde a été circonscrite par la Cour de cassation française comme la « négligence d’une extrême gravité, confinant au dol » , sans pour autant l’assimiler à la faute dolosive.
Ainsi, pour l’heure, le Droit maritime ivoirien ne reconnait comme seul mode de limitation de la réparation, que les causes d’exonération de responsabilité.

Vincent BILE ABIA, Doctorant en Droit privé

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