En finir avec les administrateurs-juges ! Par Emro Decemme, Docteur en droit.

En finir avec les administrateurs-juges !

Par Emro Decemme, Docteur en droit.

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Explorer : # séparation des pouvoirs # juridiction administrative # indépendance judiciaire # réforme judiciaire

Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté... » (Montesquieu, L’Esprit des lois, 1748).

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Prenez l’article 21 de la Constitution française qui attribue le pouvoir réglementaire au 1er ministre et ajoutez l’article 37 de ce même texte qui dispose « Les matières autres que celles qui sont du domaine de la loi ont un caractère réglementaire » et déjà vous vous dites qu’en substituant « réglementaire » à « législative », l’atteinte à la liberté se dessine !

La lecture de la partie réglementaire des différents codes applicables en France montre à l’évidence que la crainte est pertinente. Ainsi la déclaration d’utilité publique qui permet l’expropriation des biens est de la compétence de la « puissance exécutrice » (cf. Art. R.121-1 & s Code de l’expropriation), les contraventions relèvent de la partie réglementaire du Code pénal, les utilisations privatives du domaine public sont consenties par l’autorité administrative (cf. art. R. 2122-1 Code général de la propriété des personnes publiques) …
Il y a lieu de s’alarmer plus encore, lorsqu’en opérant toujours cette substitution, l’on se penche sur cet autre extrait de l’ouvrage de Montesquieu : « Il n’y a point encore de liberté, si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire ; car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d’un oppresseur ».

La juridiction administrative prête le flanc à la critique même si la Cour européenne des droits de l’homme considère que « la Convention n’oblige pas les États à se conformer à telle ou telle notion constitutionnelle théorique concernant les limites admissibles à l’interaction entre le pouvoir exécutif et l’autorité judiciaire (…) ». Il n’y a (donc) pas lieu d’appliquer une doctrine particulière de droit constitutionnel à la situation du Conseil d’État français et de statuer dans l’abstrait sur la compatibilité organique et fonctionnelle en ce qui concerne les projets de loi et les décrets d’application avec l’article 6 § 1 (CDEH, 9 nov. 2006, n° 65411/01, Sacilor-Lormines c/France).

Quelle est la situation ? Les membres de la juridiction administrative, non formés pour juger mais pour administrer, sont nommés par « la puissance exécutrice » à l’issue de leur formation ou par volonté du « prince ». Le Conseil d’État placé au sommet de la juridiction administrative exerce une double fonction puisqu’il est juge suprême et conseiller de la puissance exécutrice (cf. Art. L. 112-1 du Code de justice administrative).
L’article L. 112-4 du même code permet la désignation d’un membre du Conseil d’État pour assister une « administration dans l’élaboration d’un projet de texte déterminé » et par ailleurs, les membres de la juridiction administrative sont tenus d’effectuer une période de mobilité (2 ans minimum) notamment au sein des services de l’État.
Tant au titre de cette mobilité que pour la gestion de leur carrière, les membres de la juridiction administrative effectuent de multiples migrations entre leur juridiction et diverses administrations. En consultant les organigrammes des ministères et les publications qui s’intéressent à ce maelstrom, on découvre facilement la grande perméabilité entre la fonction de juger et celle d’administrateur.

Ainsi et sans prétendre à l’exhaustivité mais uniquement en exerçant notre curiosité, avons-nous constaté qu’au ministère de l’Intérieur, la Cheffe du service conseil juridique et contentieux était membre du corps des Tribunaux administratifs et Cours administratives d’appel (Mme P. Leglise), le directeur des libertés publiques et des affaires juridiques était maître des requêtes au Conseil d’État, (M.T. Campeaux) ; que l’on en retrouve dans les cabinets ministériels (cf. par ex. Mme J. Burguburu (cabinet 1er ministre), T. Andrieu (cabinet Garde des sceaux), A. Duplan (cabinet Garde des sceaux) ; et certains peuvent être titulaires de postes ministériels (cf. par ex. M. Touraine, M. Sapin ou M. Fickl).
Rappelons, enfin, que l’actuel Vice-Président du Conseil d’État, J.M. Sauvé est un ancien secrétaire général du Gouvernement et que M. Guillaume, actuel secrétaire général du Gouvernement, est un conseiller d’État.

D’aucuns souligneront que le principe de l’administrateur-juge constitue la spécificité de la juridiction administrative française et que le constat n’est pas nouveau ! Le Vice-Président du Conseil d’État lors d’une intervention à l’Institut d’études judiciaires de l’Université Panthéon-Assas, le 10 février 2014, n’hésite pas à disserter sur le thème « Justice administrative et État de droit » et conclut son propos introductif en assénant que cela « lui permet de mieux assumer sa mission ».

Le magazine « Vie publique » notait néanmoins en 2013 que cette organisation juridictionnelle était critiquée notamment au regard du privilège de juridiction dont bénéficie l’administration et « d’une critique majeure : les juges administratifs ne seraient pas indépendants" que le magazine effarouché par son audace s’empressait de considérer comme "une critique particulièrement sévère ».

Cette situation institutionnelle doit cesser car c’est l’atteinte au principe de séparation du/des pouvoir(s) qui est insupportable indépendamment des qualités et des défauts de ces femmes et hommes « administrateurs-juges ».

Quelle solution ?

1. Sans remettre en cause, l’existence d’une juridiction administrative reconnue par le Conseil Constitutionnel, les magistrats administratifs doivent relever pleinement de l’autorité judiciaire et comme tels être formés à l’école nationale de la magistrature.
2. Les magistrats administratifs doivent exercer exclusivement des fonctions juridictionnelles, les attributions administratives effectuées antérieurement seront exclusivement dévolues à des femmes et des hommes issus des organismes de formations aux fonctions administratives (ENA, IRA).
3. Le conseil supérieur de la magistrature aurait compétence pour les magistrats administratifs.

Cette évolution, à défaut de solutionner la confusion de la production normative réglementaire avec « la puissance exécutrice », permettrait de garantir le citoyen contre les décisions administratives attentatoires aux libertés.

Emro Decemme
Docteur en droit

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