L’indemnisation des préjudices professionnels à l’aune de la jurisprudence 2023.

Par Vincent Levaufre-Houis, Avocat.

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Explorer : # indemnisation des préjudices professionnels # réparation intégrale # inaptitude au travail # perte de droits à la retraite

Avant tout, rappelons que l’indemnisation des préjudices professionnels de la victime regroupe deux postes de préjudices distincts : les pertes de gains professionnels (actuels et futurs) et l’incidence professionnelle. Chacun réparant des préjudices distincts, il est acquis que la victime peut, à certaines conditions, solliciter cumulativement leur réparation [1]. Chaque année, le contour et les limites de chacun sont l’occasion de jurisprudences fournies de la part de la Cour de cassation dont on peut retenir du cru 2023 les éléments suivants.

-

Pertes de gains professionnels futurs et inaptitude au poste antérieur.

L’inaptitude au poste, en l’absence de recours exercé contre l’avis de la médecine du travail, s’impose au salarié victime et à son employeur [2].

Dans un arrêt du 6 juillet 2023, la Cour de cassation censure une cour d’appel qui avait indemnisé la victime, licenciée pour inapte suite au fait dommageable, sur la base de la perte totale de ses revenus professionnels jusqu’à l’âge de la retraite au motif que celle-ci ne se trouverait pas privée de la possibilité d’exercer une activité professionnelle [3].

On ne peut que s’étonner d’une telle solution, laquelle apparaît totalement contraire au principe d’appréciation in concreto des préjudices de la victime et en rupture avec la jurisprudence antérieure selon laquelle cette perte doit être calculée sur la totalité de la rémunération antérieure à l’accident dès lors que l’inaptitude y est imputable et quand bien même elle ne se rapporte qu’au poste antérieurement exercé et non pas à tout poste [4].

N’appartenant pas à la victime d’avoir à limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable, l’indemnisation des pertes professionnelles futures, ne pouvait être réduite, notamment en raison du refus de reclassement de la victime [5] et/ou en raison d’une absence de recherche d’emploi [6].

Il est effectivement constant qu’en application du principe de réparation intégrale, et de la censure systématique de toute indemnisation forfaitaire, l’indemnisation des pertes futures ne peut sérieusement se réaliser que par comparaison entre les revenus de la victime antérieurs à l’accident et ceux qui sont les siens après le fait dommageable.

Dès lors que ce fait dommageable est à l’origine d’une inaptitude ayant conduit au licenciement de la victime, laquelle n’a pas retrouvé d’emploi suite à l’accident, l’indemnisation doit se faire sur la totalité de la perte ainsi éprouvée.

Il ne peut en être autrement sauf à procéder à des projections purement hypothétiques sur ce qui sera l’avenir professionnel de la victime, parfois plusieurs années après que le débat de son indemnisation ait été tranché définitivement.

La seconde chambre civile entre ainsi en contradiction avec elle-même qui censurait il y a peu de temps une cour d’appel qui avait unilatéralement jugé que la victime était en capacité de retrouver un emploi lui procurant un salaire au moins égal au SMIC [7].

Nul doute que l’affaire ayant donné lieu à son arrêt du 6 juillet 2023 reviendra à nouveau devant elle lorsque la cour d’appel aura statué à son tour pour la seconde fois …

Evaluation des pertes professionnelles et avantage en nature.

Là encore, le principe de réparation intégrale doit être regardée comme le phare guidant l’indemnisation des victimes.

Indemnisation qui doit donc, pour satisfaire au principe de réparation intégrale, être appréciée individuellement.

Ainsi, l’évaluation des pertes professionnelles doit intégrer la perte des avantages en nature dont bénéficiait avant le fait dommageable.

La perte du bénéfice de tickets restaurants doit être ainsi évaluer au titre des pertes de gains professionnels [8]. Selon la jurisprudence [9], il s’agit effectivement d’un accessoire de la rémunération défiscalisée et, par conséquent, un avantage en nature dont la perte doit être évaluée à la valeur de la part du titre prise en charge par l’employeur.

Il en est de même s’agissant du logement de fonction dont bénéficiait la victime auparavant. La perte doit être ici évaluée en considérant la totalité des loyers dont la victime doit désormais s’acquitter, et non pas seulement à la moitié [10].

Pas de tierce personne dans la sphère professionnelle.

Les besoins en assistance par une tierce personne ne sont réparables que pour l’accomplissement des actes de la vie quotidienne non accomplissables par la victime seule.

En revanche, ceux-ci ne sont pas indemnisables au titre de l’assistance par tierce personne lorsque celle-ci concerne la sphère professionnelle.

Ainsi la victime ne peut prétendre à une indemnisation, en se fondant sur la tierce personne, au titre du surcoût de charges, généré par l’embauche d’un salarié pour l’aide dans son activité professionnelle [11].

La solution est ici parfaitement logique, la Cour de cassation ne faisant qu’interdire la double indemnisation d’un même préjudice. Lorsque la victime exerce une profession indépendante et que l’accident a généré l’obligation d’embauche d’un ou plusieurs salariés afin d’épauler la victime dans son activité professionnelle, l’embauche de ces salariés vient en réalité diminuer le bénéfice annuel et donc les revenus de la victime après l’accident. A ce titre, ce surcoût doit être intégré, calculé et indemnisation au titre des pertes professionnelles et non pas au titre de l’assistance par tierce personne.

Incidence professionnelle et dévalorisation sociale.

L’inaptitude de la victime à tout emploi crée chez elle une « dévalorisation sociale » indemnisable au titre de l’incidence professionnelle [12].

Ce principe a été rappelé par la Cour de cassation en 2023 [13].

Celle-ci a toutefois précisé la condition sine qua none d’une telle indemnisation.

Afin d’obtenir réparation du préjudice tiré d’une « dévalorisation sociale », la victime doit être déclarée définitivement inapte à tout emploi et, de fait, exclue du monde du travail.

Tel n’est pas le cas lorsque celle-ci a repris une activité professionnelle, même après une longue période d’arrêt [14].

Incidence professionnelle et perte de droits à la retraite.

La diminution du droit à la retraite doit en principe être indemnisée au titre de l’incidence professionnelle (sauf lorsqu’en raison du jeune âge de la victime il est impossible de déterminer l’âge de départ théorique à la retraire, auquel cas l’indemnisation des pertes de droits à la retraire est calculée au sein des pertes de gains professionnels futurs par application d’un coefficient viager).

La nomenclature Dintilhac indiquant, s’agissant de l’incidence professionnelle : « ce poste de préjudice cherche … à indemniser la perte de retraire que la victime va devoir supporter en raison de son handicap, c’est-à-dire le déficit de revenus futurs, estimé imputable à l’accident, qui va avoir une incidence sur le montant de la pension auquel pourra prétendre la victime au moment de sa prise de retraite ».

Lorsque la victime subit une perte de gains professionnels futurs totale, celle-ci subit nécessairement et également une perte de droits à la retraite qui doit faire l’objet d’une indemnisation distincte [15].

Une victime ne peut donc être déboutée de sa demande d’indemnisation formée à ce titre dès lors qu’elle se trouve dans l’impossibilité de reprendre son activité antérieure [16].

Vincent Levaufre-Houis
Avocat au barreau de Rouen
Indemnisation du dommage corporel
https://www.avocats-dethier.fr/

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Notes de l'article:

[1Civ. 2ème, 6 mai 2021, n°18-81.035.

[2Ch. Soc., 17 décembre 2014, n°13-12.277.

[3Civ. 2ème, 6 juillet 2023, n°22-10.347.

[4Ch. Crim., 27 février 2018, n°16-86.642.

[5Civ. 2ème, 26 mars 2015, n°14-16.011.

[6Civ. 2ème, 8 mars 2018, n°17-10.151.

[7Civ. 2ème, 9 mai 2019, n°18-14.839.

[8Civ. 2ème, 30 mars 2023, n°21-21.070.

[9V. notamment Ch. Soc., 1er mars 2017, n°15-18.833 et 15-18.079.

[10Civ. 2ème, 9 mars 2023, n°21-16.045.

[11Civ. 2ème, 9 février 2023, n°21-21.217.

[12Ch. Crim., 6 septembre 2022, n°21-87.172 ; Ch. Crim., 18 octobre 2022, n°21-86.346.

[13Civ. 2ème, 9 mars 2023, n°21-19.322.

[14Civ. 2ème, 20 avril 2023, n°21-21.490.

[15Civ. 2ème, 6 juillet 2023, n°21-25.667.

[16Ch. Crim., 18 octobre 2022, n°21-85.063.

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