QPC, Cour de cassation : quand les hauts magistrats s’arrogent un temps de prolongation.

Par Samy Merlo, Élève-Avocat.

2073 lectures 1re Parution: Modifié: 2 commentaires 4.6  /5

Explorer : # question prioritaire de constitutionnalité # délai légal # cour de cassation # mémoire de qpc

L’arrêt commenté ci-après (QPC Crim 28 juillet 2021 n° H 21-83.557) émane de la Chambre criminelle de la Cour de cassation.
Il a été rendu le 28 juillet 2021 - en pleine période de jeux olympiques tokyoïtes - et porte le numéro H 21-83.557.
Les hauts magistrats sont-ils de fins amateurs de compétitions sportives ? Ont-ils décidé de rendre un subtil hommage - un « clin d’oeil », pour ainsi dire - au concept footballistique de prolongation, qui autorise la poursuite du jeu nonobstant le coup de sifflet censé y mettre un terme ?
Explications.

-

En date du 13 avril 2021, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence rendait un arrêt, en matière correctionnelle, suscitant le mécontentement de la personne mise en cause.

Celle-ci formait un pourvoi en cassation par déclaration au greffe le lendemain, soit le 14 avril 2021, et, concomitamment, déposait un mémoire spécial de Question prioritaire de constitutionnalité (QPC), ainsi qu’il est dit à l’article 584 du code de procédure pénale [1].

En l’occurrence, la déclaration de pourvoi porte ainsi une mention manuscrite, en ces termes :
« Je dépose un mémoire de QPC contre l’article 567-1-1 du code de procédure pénale, en 2 exemplaires ».

En date du 7 juin 2021, soit 1 mois et 3 semaines plus tard, la Cour d’appel transmettait - bien tardivement ! - le mémoire de QPC à la Cour de cassation.

Enfin, l’audience de la haute juridiction était fixée au 28 juillet 2021, soit 3 mois et 2 semaines après le dépôt du mémoire de QPC concomitant à la déclaration de pourvoi.

De manière tout à fait étonnante, la Cour de cassation rendait alors une décision, non pas de renvoi de plein droit après avoir constaté le dépassement du délai légal trimestriel impératif pour statuer, mais au contraire une décision de non-lieu à renvoi, jugeant par là même que le délai n’était pas arrivé à terme [2].

Pour ce faire, elle a statué en ces termes :

« 1. En application de l’article 23-4 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 la Cour de cassation se prononce sur le renvoi de la question prioritaire de constitutionnalité dans un délai de trois mois à compter de la réception de la transmission de cette question et du mémoire. En l’espèce cette réception est intervenue au greffe de la Cour de cassation le 7 juin 2021. »

Après avoir explicité la démarche du requérant pour introduire sa QPC (I), il sera démontré que la décision de la Cour est, en réalité, rien de moins qu’illégale (II).

I) La démarche du requérant.

Le site internet de la Cour de cassation, en sa rubrique « QPC », regorge à foison de décisions de fins de non-recevoir pour dépôt tardif du mémoire.

Par exemple, la Cour de cassation a statué en ces termes, dans un arrêt du 5 novembre 2014 [3] :

« Attendu que, lorsque la question prioritaire de constitutionnalité est soulevée à l’occasion d’un pourvoi en cassation, le mémoire distinct et personnel qui la présente doit être déposé dans les formes et délais prévus par les articles 584 et suivants du code de procédure pénale ;

Attendu qu’en l’espèce, le mémoire personnel, présenté postérieurement au dépôt de son rapport par le conseiller commis, est irrecevable comme tardif » [4].

La Cour de cassation prescrit donc par sa propre jurisprudence, pour le dépôt du mémoire de QPC, de suivre le régime établi par les articles 584 et suivants du code de procédure pénale, soit le régime se rapportant au mémoire au fond.

L’article 584 du code de procédure pénale dispose quant à lui :
« Le demandeur en cassation, soit en faisant sa déclaration, soit dans les dix jours suivants, peut déposer, au greffe de la juridiction qui a rendu la décision attaquée, un mémoire, signé par lui, contenant ses moyens de cassation. Le greffier lui en délivre reçu ».

Il résulte de ce qui précède que le dépôt du mémoire personnel, aussi bien celui sur le fond que celui sur une QPC, certes à l’intention de la Cour de cassation, s’effectue néanmoins au greffe de la Cour d’appel (ou du Tribunal de police statuant en premier et dernier ressort), lorsqu’il est effectué le jour même de la déclaration de pourvoi ou dans les 10 jours suivants.

C’est ce qui a été fait par le requérant (au pourvoi et à la QPC) dans notre arrêt du 28 juillet 2021, respectant ainsi scrupuleusement les conditions légales et jurisprudentielles de recevabilité en la matière, telles que rappelées supra.

II) L’illégalité de la décision rendue par la Cour.

La Cour de cassation, on l’a vu, a décidé de faire courir le délai légal de trois mois dont elle disposait pour statuer à compter de la réception – tardive – de la QPC par son propre greffe, et non à compter du jour du dépôt du mémoire au greffe de la Cour d’appel.

Pour ce faire, elle a fondé sa décision sur l’article 23-4 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958.

Cet article dispose :
« Dans un délai de trois mois à compter de la réception de la transmission prévue à l’article 23-2 ou au dernier alinéa de l’article 23-1, le Conseil d’État ou la Cour de cassation se prononce sur le renvoi de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel [...] ».

Mais se pose alors la question de l’opérance de cette disposition.

En effet, ce dernier se rapporte aux articles 23-2 et 23-1, dernier alinéa, de la même ordonnance.

Ceux-ci se situent dans une section intitulée :

« Dispositions applicables devant les juridictions relevant du Conseil d’État ou de la Cour de cassation »

L’article 23-2 se rapporte à la « juridiction » qui doit statuer « sans délai » sur la « transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d’État ou à la Cour de cassation ».

Le dernier alinéa de l’article 23-1 se rapporte, quant à lui, à la QPC posée dans le cadre d’un appel contre un arrêt d’une cour d’assises en première instance.

Autrement dit, les articles 23-2 et 23-1 dernier aliéna se réfèrent au filtre du juge a quo : lorsque ce dernier décide - souverainement - de transmettre la QPC à la juridiction de cassation, le point de départ du délai de trois mois court, en effet, au jour de la réception du mémoire par la Cour de cassation ou le Conseil d’État.

Et encore, cette transmission entre le juge a quo et le juge de cassation doit, en principe, se faire dans un délai de huit jours selon le dernier alinéa de l’article 23-2.

Au contraire, les articles 23-2 et 23-1, et, par suite, l’article 23-4 sur lequel s’est fondée la Cour de cassation dans l’arrêt ici commenté, ne semblent pas se rapporter à la QPC présentée au soutien d’un pourvoi en cassation.

Au contraire, dans ce dernier cas de figure, ce sont les articles 23-5 et 23-7, et eux seuls, qui paraissent applicables.

Selon l’article 23-5, le juge de cassation dispose, pour statuer, d’un délai de trois mois « à compter de la présentation du moyen ».

L’article 23-5 n’établit aucune distinction entre les cas où le moyen est présenté directement au greffe de la juridiction de cassation et les cas où le moyen est présenté au greffe du juge du fond ayant rendu la décision frappée de pourvoi ; d’ailleurs, à notre connaissance, il n’y a qu’en matière pénale, suivant l’article 584 du code de procédure pénale, qu’un moyen de cassation - et, par extension, un moyen de QPC présenté au soutien d’un pourvoi en cassation - est susceptible d’être présenté au greffe du juge du fond alors même que ce dernier n’a pas son mot à dire sur son bien-fondé ou sa recevabilité.

De tout ce qui précède, il nous apparaît sans équivoque que c’est de manière tout à fait fallacieuse et illégale que la Cour de cassation a fait le choix de se fonder sur l’article 23-4 pour dire et juger que le point de départ du délai de trois mois devait courir à compter de la transmission - tardive - de la QPC à la Cour de cassation, dans le cadre de l’arrêt commenté.

D’ailleurs, même à supposer, par impossible, que l’article 23-4 eût été applicable, il n’en restait pas moins que le dernier alinéa de l’article 23-2 prescrivait un délai de 8 jours pour la transmission à la Cour de cassation, et non un mois et trois semaines comme en l’espèce … !

Il aurait dû alors s’écouler, au total et au maximum, 3 mois et 8 jours entre la présentation du moyen de QPC et la décision afférente de la Cour de cassation.

En l’espèce, il s’est écoulé 3 mois et 2 semaines entre le 14 avril et le 28 juillet 2021.

C’est pourquoi l’arrêt commenté paraît non conforme au droit.

Au vu des largesses que se permet la haute juridiction avec l’interprétation et l’application de la règle de droit, il nous apparaît que le requérant peut légitimement se sentir inquiet au sujet de l’issue future de son pourvoi au fond… !

Enfin, se pose alors la question de l’application de la dernière phrase du premier alinéa de l’article 23-7 de l’ordonnance.

Au terme de cette disposition :
« Si le Conseil d’État ou la Cour de cassation ne s’est pas prononcé dans les délais prévus aux articles 23-4 et 23-5, la question est transmise au Conseil constitutionnel ».

Celle-ci vise donc à régir le cas où le juge de cassation n’a pas statué dans le délai légal trimestriel - aussi bien dans le cas d’une QPC posée au juge a quo que dans le cas d’une QPC posée au soutien d’un pourvoi en cassation.

Elle a vocation à court-circuiter le pouvoir souverain du juge de cassation pour statuer sur le bien-fondé d’une QPC, sanctionnant de fait l’inertie de ce dernier, et assurant par ailleurs le rendu d’une décision du Conseil constitutionnel à intervenir dans un délai raisonnable de 6 mois et 8 jours dans la pire hypothèse (8 jours pour transmettre le mémoire du juge a quo au juge de cassation, 3 mois pour que ce dernier statue sur le renvoi de la question aux Sages de la rue Montpensier, et 3 mois encore pour que ces derniers rendent à leur tour leur décision s’ils sont effectivement saisis).

Se pose alors la question du régime relatif à la transmission de la QPC au Conseil constitutionnel en cas de dépassement du délai légal de 3 mois : faut-il attendre que le juge de cassation « se réveille » et rende sa décision - hors délai - que l’on espère conforme au droit ?

Ou bien le Conseil constitutionnel doit-il, au contraire, se saisir d’office de cette QPC sans attendre la décision de la Cour de cassation ou du Conseil d’État dès lors que le délai est écoulé ?

Et dans l’hypothèse où, comme au cas présent, la Cour statue hors délai et par une décision contra legem de non-lieu à renvoi malgré le dépassement du délai, le Conseil constitutionnel est-il en droit de passer outre cette décision pour s’auto-saisir de la QPC ?

Ou bien doit-il se résigner et se conformer à la décision scélérate du juge de cassation, laissant alors lettre morte la dernière phrase du premier alinéa de l’article 23-7 ?

Une auto-saisine du Conseil constitutionnel pourrait-elle rétroagir au jour du dépassement du délai légal - en l’espèce, au 15 juillet 2021 - afin de s’affranchir de l’autorité de chose jugée issue de la décision contra legem de non-lieu à renvoi rendue par la juridiction de cassation ?

Toutes ces questions restent, pour l’heure, en suspens.

Une clarification de ce point de droit par un communiqué du Conseil constitutionnel nous paraît être la bienvenue …

Samy Merlo, Juriste auto-entrepreneur
Mail : samy.merlo.juriste chez laposte.net
Site internet : (voir profil)

Recommandez-vous cet article ?

Donnez une note de 1 à 5 à cet article :
L’avez-vous apprécié ?

10 votes

Cet article est protégé par les droits d'auteur pour toute réutilisation ou diffusion (plus d'infos dans nos mentions légales).

Notes de l'article:

[1Art. 584 du code de procédure pénale : « Le demandeur en cassation, soit en faisant sa déclaration, soit dans les dix jours suivants, peut déposer, au greffe de la juridiction qui a rendu la décision attaquée, un mémoire, signé par lui, contenant ses moyens de cassation. Le greffier lui en délivre reçu ».

[2QPC Crim 28 juillet 2021 n° 21-83.557 https://www.courdecassation.fr/juri....

[4QPC Crim 5 novembre 2014 n° 14-81.366.

Commenter cet article

Discussions en cours :

  • Il apparaît très nettement dans les affaires, que la Cour de Cassation reçoit les dossiers en recherchant des motifs de rejet (sans parler de la commission d’admission même au niveau de la demande de l’aide juridictionnelle).
    Il apparaît également que les tribunaux eux-mêmes s’accordent des délais selon leur bon plaisir, mais sont très prompts à les appliquer de façon très stricte aux plaignants, même s’ils ont des problèmes sérieux de santé, ou même en raison tout simplement de problèmes postaux.
    On peut recevoir par exemple les observations du Procureur Général après l’audience, ou à deux jours de celle-ci (juste pendant un week-end) rendant la réponse demandée par retour de courrier impossible.
    Il est quand même peu probable que des plaignants engagent des frais de défense importants pour un dossier qui n’a pas de corps.
    Il faudrait que le système judiciaire arrête de considérer les plaignants comme des procéduriers, mais plutôt comme des personnes qui réclament justice à bon droit. Le justiciable français n’est pas si ignare en matière de justice, ce sont surtout les procédures qui le perdent, comme si justement elles étaient faites pour lui barrer le chemin.
    Espérons que le Conseil Constitutionnel saura réagir dans cette affaire.

    • par Samy Merlo , Le 3 août 2021 à 16:16

      Je suis entièrement d’accord avec vous, Missie.

      D’ailleurs, la QPC afférente à l’arrêt commenté se rapporte justement à la procédure d’admission des pourvois en matière pénale (mais la question peut valablement être transposée, en substance, à la matière civile et administrative).

      Il a été soutenu que l’article 567-1-1 du code de procédure pénale (i.e. l’article autorisant cette fameuse procédure d’admission des pourvois) est utilisé à des fins détournées de ce pourquoi il a été officiellement prévu ; la procédure est utilisée afin de se débarrasser de dossiers gênants, ni vu, ni connu.

      De telles pratiques dans un État qui se prétend démocratique, à l’évidence, posent problème.

      Il en aurait été différemment dans une République bananière.

A lire aussi :

Village de la justice et du Droit

Bienvenue sur le Village de la Justice.

Le 1er site de la communauté du droit: Avocats, juristes, fiscalistes, notaires, commissaires de Justice, magistrats, RH, paralegals, RH, étudiants... y trouvent services, informations, contacts et peuvent échanger et recruter. *

Aujourd'hui: 156 340 membres, 27877 articles, 127 257 messages sur les forums, 2 750 annonces d'emploi et stage... et 1 600 000 visites du site par mois en moyenne. *


FOCUS SUR...

• Assemblées Générales : les solutions 2025.

• Avocats, être visible sur le web : comment valoriser votre expertise ?




LES HABITANTS

Membres

PROFESSIONNELS DU DROIT

Solutions

Formateurs