La conciliation des piliers du développement durable : l'intérêt public majeur. Par Timothé Bonnaud, Etudiant.

La conciliation des piliers du développement durable : l’intérêt public majeur.

Par Timothé Bonnaud, Etudiant.

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Explorer : # développement durable # intérêt public majeur # protection de l'environnement # Économie et social

Le Code de l’environnement réserve une section à la conservation des sites géologiques et des habitats naturels des espèces animales et végétales présentant un intérêt scientifique particulier. L’article L411-1 liste ainsi plusieurs comportements interdits vis-à-vis de ces écosystèmes, comme la coupe des végétaux, l’enlèvement des œufs ou encore la destruction des sites géologiques présentant ledit intérêt scientifique. L’article L411-2 vient pondérer ces interdictions en disposant plusieurs motifs de dérogation, dont la raison impérative d’intérêt public majeur de nature économique.

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Introduction.

L’article L411-2, dans son I 4°, dispose les dérogations aux interdictions de l’article L411-1, dérogations que voici :

« 4° La délivrance de dérogations aux interdictions mentionnées aux 1°, 2° et 3° de l’article L411-1, à condition qu’il n’existe pas d’autre solution satisfaisante, pouvant être évaluée par une tierce expertise menée, à la demande de l’autorité compétente, par un organisme extérieur choisi en accord avec elle, aux frais du pétitionnaire, et que la dérogation ne nuise pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle :
a) Dans l’intérêt de la protection de la faune et de la flore sauvages et de la conservation des habitats naturels ;
b) Pour prévenir des dommages importants notamment aux cultures, à l’élevage, aux forêts, aux pêcheries, aux eaux et à d’autres formes de propriété ;
c) Dans l’intérêt de la santé et de la sécurité publiques ou pour d’autres raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique, et pour des motifs qui comporteraient des conséquences bénéfiques primordiales pour l’environnement ;
d) A des fins de recherche et d’éducation, de repeuplement et de réintroduction de ces espèces et pour des opérations de reproduction nécessaires à ces fins, y compris la propagation artificielle des plantes
 » ;

Les points a), b) et d) sont animés par le même esprit de préservation de l’écosystème en général, en acceptant de l’entailler un peu si nécessaire, pour mieux le protéger.

Le c), en revanche, est différent des autres, en ce qu’il va prendre en compte des facteurs portant sur la relation entre l’humain et l’environnement. Si l’intérêt de la santé et de la sécurité publiques était attendu, et les intérêts de nature sociale relativement simples à conceptualiser (abaisser le niveau de vie d’une population à un niveau indécent dans un seul objectif de protection de l’environnement n’étant pas souhaitable), les intérêts de nature économiques interpellent plus.

Nous tenons le sujet de notre étude : les conditions d’usage de la dérogation à l’article L411-1 par l’intérêt public majeur dans le cadre des affaires publiques. Ces conditions sont cumulatives, elles doivent donc toutes être remplies pour actionner la dérogation [1], elles sont au nombre de trois. La première condition est le maintien dans un état de conservation favorable les populations espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle (I), la seconde l’existence d’une raison impérative d’intérêt public majeur de nature économique (II) et la dernière l’absence de solution alternative satisfaisante (III).

I. Le maintien dans un état de conservation favorable des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle.

« L’état de conservation » des espèces, correspond à « l’effet de l’ensemble des influences qui, agissant sur l’espèce, peuvent affecter à long terme la répartition et l’importance de ses populations sur le territoire », au sens de la directive Habitats-Faune-Flore (92/43/EEC).

L’état de conservation s’analyse selon quatre critères : l’aire de répartition (surface, tendance…), l’effectif des populations, l’habitat et les perspectives futures.

La même directive dispose, dans son article premier, que l’état de conservation sera considéré comme favorable lorsque :

« les données relatives à la dynamique de la population de l’espèce en question indiquent que cette espèce continue et est susceptible de continuer à long terme à constituer un élément viable des habitats naturels auxquels elle appartient
et
l’aire de répartition naturelle de l’espèce ne diminue ni ne risque de diminuer dans un avenir prévisible
et
il existe et il continuera probablement d’exister un habitat suffisamment étendu pour que ses populations se maintiennent à long terme ;
 »

Pour ce qui concerne l’aire de répartition, la Cour de justice de l’Union européenne a récemment précisé le contenu de cette zone [2] :

« Partant, en ce qui concerne les espèces animales protégées qui, tel le loup, occupent de vastes territoires, la notion d’« aire de répartition naturelle » est plus vaste que l’espace géographique qui présente les éléments physiques ou biologiques essentiels à leur vie et à leur reproduction. Cette aire correspond, ainsi que l’a relevé Mme l’avocate générale au point 37 de ses conclusions, à l’espace géographique dans lequel l’espèce animale concernée est présente ou s’étend dans le cadre de son comportement naturel ».

Pour ce qui est de la proportion de l’atteinte possible aux espèces, l’appréciation se fera in concreto. Notons que l’atteinte ne doit pas être de nature à menacer le maintien des effectifs de la population concernée [3]. A titre d’illustration, le Conseil d’Etat a jugé qu’une mesure de destruction à l’encontre de 10% du nombre minimum estimé de loups sédentarisés en France n’était pas de nature à menacer le maintien des effectifs de leur population [4].

Il va sans dire que le principe de précaution s’applique ici. La CJUE l’a rappelé on ne peut plus clairement l’an passé [5] :

« Il importe, dans ce contexte, de souligner également que, conformément au principe de précaution consacré à l’article 191, paragraphe 2, TFUE, si l’examen des meilleures données scientifiques disponibles laisse subsister une incertitude sur le point de savoir si une telle dérogation nuira ou non au maintien ou au rétablissement des populations d’une espèce menacée d’extinction dans un état de conservation favorable, l’Etat membre doit s’abstenir de l’adopter ou de la mettre en œuvre ».

II. La raison impérative d’intérêt public majeur de nature économique.

L’intérêt public majeur est une notion d’interprétation stricte, qui n’est pas synonyme d’intérêt général [6]. L’intérêt public majeur se définit plutôt comme un projet présentant un intérêt public incontestable présentant un cas exceptionnel dont la réalisation se révèle incontestable [7].

Notons qu’un projet d’initiative privée peut tout à fait accéder à cette qualification, même s’il s’agit de l’extension ou de l’implantation d’une entreprise [8]. L’analyse du caractère d’intérêt public majeur du projet est tout à fait dépendante de son contexte, nous allons donc voir quelques cas où le juge l’a retenu.

En matière d’énergie, la Cour administrative d’appel de Nantes a reconnu l’intérêt public majeur de l’implantation d’un champ d’éoliennes, en Bretagne [9]. Pour appuyer sa position, elle a retenu que la Bretagne connaissait une situation fragile d’approvisionnement électrique, sa production locale ne couvrant que 8% de ses besoins, besoins en nette augmentation. De plus, ce projet s’inscrivait dans l’objectif d’accroissement de la production d’énergies renouvelables soutenu par l’Etat. Ce projet d’initiative privée devait approvisionner en électricité environs 50 000 personnes.

Sur l’aménagement urbain, la réhabilitation de friches industrielles peut être qualifiée d’intérêt public majeur, dès lors qu’elle intervient dans le cadre d’un programme national de mobilisation des terrains publics pour des opérations d’aménagement durable [10]. Le juge retient qu’elle vise à permettre l’extension de l’activité économique dans les quartiers sud de la commune, les faits se déroulent au Havre, dans un secteur déjà urbanisé et desservi par des voies de communication sans étalement urbain.

De plus, l’extension d’activité d’une des entreprises participant à l’opération entraînera la création d’emplois. Pour fonder sa décision, le juge reçoit également l’argument exposant que ce projet permettra la constitution d’un pôle logistique à proximité immédiate du port. Et enfin, il conclut que c’est compte tenu du contexte économique dans lequel s’insère ces activités que le critère de l’intérêt public majeur est rempli.

Les enjeux économiques et sociaux du projet sont déterminants pour son appréciation pour la qualification d’intérêt public majeur, et cela a été réaffirmé encore cette année par le Conseil d’Etat. Au sujet de l’exploitation d’une carrière de marbre blanc [11], les conseillers ont analysé la question sur ces deux points. Du point de vue social, l’exploitation de la carrière doit amener à la création de 80 emplois, dans un département où le taux de chômage dépasse de près de 50% la moyenne nationale.

Du point de vue économique, cette exploitation s’inscrit dans le cadre des politiques économiques de l’Union européenne visant à favoriser l’approvisionnement des industries en matières premières issues de sources européennes, sachant qu’il n’existe pas d’autre gisement de marbre blanc de qualité comparable et en quantité suffisante en Europe.

Attention, il ne suffit pas que le projet crée des emplois pour permettre de qualifier l’intérêt public majeur, il faut que cette création soit particulièrement nécessaire au niveau du bassin de population considéré. Ainsi, le juge a refusé de considérer un projet devant créer plus de 1 500 emplois comme étant d’intérêt public majeur, le secteur de l’emploi au niveau des lieux du projet n’étant pas en difficulté particulière [12].

III. L’absence de solution alternative satisfaisante.

Le pétitionnaire demandant une dérogation exceptionnelle de destruction d’espèces protégées doit démontrer qu’il n’existe pas une solution alternative satisfaisante, permettant à la fois la réalisation de son projet et une atteinte moindre à l’environnement. Le point déterminant dans la recherche de solutions alternatives est l’emplacement du projet. Ainsi, dans l’arrêt SNC Foncières Toulouse Ouest [13], le juge estime que plusieurs esquisses architecturales différentes ne sont pas des solutions alternatives, dès lors qu’elles portent sur le même lieu. Dans le même sens, le juge a retenu dans l’arrêt Union régionale Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature [14], que l’absence de solution alternative était démontré, le pétitionnaire ayant envisagé cinq autres sites possibles pour son projet de Center Parcs, et ayant expliqué les raisons faisant de ces cinq sites de moins bonnes solutions que le site objet de sa demande.

Conclusion.

Une fois cette analyse faite, on comprend mieux l’utilité de l’existence de ces dérogations à la protection des espèces menacées. Le juge est en réalité chargé de concilier les trois piliers traditionnels du développement durable : protection de l’environnement, développement de l’économie et saine gestion du social. L’absence de ces dérogations amènerait à déséquilibrer l’idéal du développement durable, en octroyant une pondération bien trop supérieure aux deux autres à l’environnement.

La question que l’on peut toutefois se poser est de savoir si le juge fait-il une bonne appréciation du critère de l’intérêt public majeur, ou s’il donne trop de poids à l’un des piliers du développement.

La réponse est laissée à l’appréciation de chacun.

Timothé Bonnaud
Étudiant en Master II Droit public des affaires à l’Université Lyon III.

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Notes de l'article:

[1CE, 9 octobre 2013, SEM Nièvre Aménagement, 366803.

[2CJUE, 11 juin 2020, Alianta pentru combaterea abuzurilor, C-88/19.

[3CE, 26 avril 2006, Association FERUS, 271670.

[4CE, 20 avril 2005, Association Convention Vie et Nature pour une Écologie Radicale, 271216.

[5CJUE, 10 octobre 2019, Tapiola, C-674/17.

[6CE, 25 mai 2018, SAS PCE, 413267

[7CE, 9 octobre 2013, SEM Nièvre Aménagement, 366803.

[8CAA Douai, 15 octobre 2015, Ministre de l’écologie contre Ecologie pour Le Havre, 14DA02064.

[9CAA Nantes, 5 mars 2019, SAS Les moulins du Lohan, 17NT02794.

[10CAA Douai, 15 octobre 2015, Ministre de l’écologie contre Écologie pour Le Havre, 14DA02064.

[11CE, 3 juin 2020, Société La Provençale, 425395.

[12CAA Bordeaux, 13 juillet 2017, SNC Foncières Toulouse Ouest, 16BX01365.

[13Ibid.

[14CAA Lyon, 16 décembre 2016, Union régionale Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature, 15LY0309.

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