Le principe de neutralité religieuse : un casse-tête juridique dans le monde de l’entreprise.

Par Naouzad Jasim, Etudiant en gestion des ressources humaines.

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Explorer : # neutralité religieuse # discrimination # liberté d'expression # réglement intérieur

Une entreprise a le droit d’interdire le port de signes religieux à un salarié en contact avec des clients – à condition de l’avoir prévu dans son règlement intérieur.

La chambre sociale de la Cour de cassation a ainsi statué, ce mercredi 22 novembre. La haute juridiction ne fait que s’aligner sur une autre décision, récente, de la Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE), qui avait apporté, des précisions très attendues, notamment par les patrons désireux de savoir quelle conduite il convient de tenir dans de telles situations.

Il convient donc d’analyser ce qu’est le principe de neutralité religieuse en entreprise.

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I) L’affaire

Dans le cas d’espèce, une ingénieure d’études chez Micropole Univers, une société de conseil, d’ingénierie et de formation, un an après son embauche, avait été licenciée, car l’assureur Groupama, un client de son employeur auprès de qui elle intervenait, s’était plaint que la présence d’une personne voilée créer une gêne chez « un certain nombre de ses collaborateurs ».

Suite à cette demande de retirer à l’avenir son foulard, l’ingénieure avait refusé. La société Micropole la licencia en mettant en avant le fait qu’elle risquait de perdre un marché. La salariée avait contesté la rupture de son contrat de travail devant la justice, considérant qu’elle est victime d’une mesure discriminatoire liée à ses convictions religieuses. Cependant, le conseil de prud’hommes, puis la cour d’appel, avait considéré que le licenciement était fondé sur « une cause réelle et sérieuse ».

La Cour de cassation finit avec le dossier dans les mains et sollicita l’avis de la CJUE en lui posant une « question préjudicielle ». La juridiction européenne avait rendu, à la mi-mars 2017, deux arrêts : le voile islamique peut être banni par un employeur, mais à certaines conditions bien spécifiques.

La CJUE avait tout d’abord mis en avant le fait que « la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits du client de ne plus voir ses services assurés par une travailleuse portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante ». Mais, elle ajouta qu’une entreprise peut mettre en place une politique générale de neutralité, qui prohiberait « le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail ».

Pour que cela puisse être possible, la politique doit être indifférenciée et donc, s’appliquer de la même manière à tous les travailleurs de l’entreprise. L’obligation de neutralité sera alors justifiée : les salariés qui côtoient la clientèle ; si l’un d’eux ne veut pas s’y adapter, l’employeur devra donc lui trouver un autre poste de travail, pour qu’il ne puisse être vu du client. En revanche, si le reclassement finit par être impossible, le licenciement pourra alors se produire.

En ce qui concerne notre ingénieure, la CJUE avait relevé que rien ne permettait de savoir si Micropole avait mis en place une règle de neutralité qui serait imposée à tous les salariés de l’entreprise. Par conséquent, l’entreprise est en tort.

La Cour de cassation reprend les conditions mentionnées par la juridiction européenne. Mais, elle ajoute une exigence : la clause de neutralité doit être présente « dans le règlement intérieur de l’entreprise ou dans une note de service ». Dans notre affaire, ce n’était pas le cas. De plus, « l’interdiction résultait seulement d’un ordre oral (…) visant un signe religieux déterminé (…) ». Il y a donc une discrimination commise et la décision de licenciement est infondée, contrairement à ce qu’a dit la cour d’appel de Paris. L’arrêt rendu par celle-ci est donc cassé et l’affaire sera rejugée devant la cour d’appel de Versailles.

II) Comment fonctionne le principe de neutralité ?

A) Le règlement intérieur

Dans les entreprises employant habituellement au moins 20 salariés, un règlement intérieur doit obligatoirement être écrit. Il fixe des règles dans deux domaines :
- L’hygiène et la sécurité ;
- La discipline.

Pour les entreprises de moins de 20 salariés, une note de service peut fixer ce type de règles. Dans le domaine de la discipline, il contient certaines clauses qui ne peuvent avoir un caractère discriminatoire ou porter atteinte aux libertés.

Le Code du travail précisait déjà qu’un règlement intérieur ne peut contenir des dispositions restreignant les droits des personnes ainsi que les libertés individuelles et collectives sans être justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni être proportionnées au but recherché (article L.1321-3).

B) Un mode d’emploi du principe de neutralité ?

La décision de la chambre sociale de la Cour de cassation met ainsi en place la méthode à adopter lorsqu’il s’agit de gérer la gestion du fait religieux en entreprise. La décision est en adéquation avec la CJUE, la jurisprudence française et la loi. En effet, le principe de neutralité en entreprise avait été instauré par la loi El Khomri du 8 août 2016.

Il est possible d’introduire dans le règlement interne d’une entreprise un principe de neutralité religieuse.

Un chef d’entreprise, un employeur peut ainsi faire peser sur son personnel « une obligation de neutralité ». Mais, cela est possible sous certaines conditions :
- La règle doit être générale : elle ne doit pas seulement viser les convictions religieuses, mais vise aussi les opinions politiques et les positions philosophiques,
- Elle doit s’appliquer à tous, sans différencier les salariés,
- Elle doit clairement être « édictée en amont » : il faut un écrit tel un règlement intérieur ou, pour les entreprises de moins de 20 personnes une note de service,
- Le principe doit valoir uniquement pour les relations avec la clientèle.

III) Quelles problématiques posent l’expression religieuse en entreprise ?

La religion est une liberté fondamentale. Mais elle peut poser problème aux managers qui ignorent comment gérer cela, jusqu’où ils peuvent aller, craignant un possible litige avec les salariés. Le législateur y a donc veillé : en effet, il n’y a pas de droit absolu à prévoir la neutralité au sein d’une entreprise. Les employeurs doivent donc engager une démarche concertée pour poser les règles et principes au sein de l’entreprise.

Les entreprises ne sont pas toutes soumises au même régime juridique lorsqu’il s’agit de l’expression de la religion dans le monde du travail.

A) Les entreprises publiques : un principe de neutralité acquis

Les entreprises publiques ou qui contribuent au service public. Elles sont soumises à une obligation de neutralité. La France est soumise à ce régime. Certains pays ne connaissent pas ce principe : en Grande Bretagne, il y a des femmes voilées policières, ou bien journalistes.

B) Les entreprises dites de « convictions »

Les entreprises de « convictions » : les diocèses, les associations religieuses, les établissements d’enseignement catholiques. La religion peut être utilisée et constitue un critère de recrutement discriminant pour des postes de ces associations : le salarié est recruté sur un critère religieux notamment.

C) Les entreprises du domaine privée : l’obligation de tenir un dialogue pacifié

Pour les entreprises du domaine privée, le principe est la liberté : liberté de conviction, d’expression. Il existe cependant des limites depuis la loi El Khomri ou un principe de neutralité peut être inséré, permettant de limiter cette expression : « le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés ». Il y’a donc la possibilité de bloquer l’expression des convictions des salariés et ce, couplé à des conditions assez floues : il faut que cela soit « justifié » par les besoins du travail, et que cela reste proportionnel au but recherché par l’entreprise. Dans notre pays, le principe reste la liberté d’expression.

Les employeurs peuvent donc, s’ils le souhaitent, interdire tout simplement tout signes religieux. Mais il faut prendre en compte deux choses :
En premier lieu, il faut tenir compte de la revendication des salariés de faire attention à leurs convictions religieuses. Il convient de tenir compte de la situation individuelle de chacun : temps aménagé pour tenir compte des enfants, aider des parents malades, des revendications alimentaires pour des régimes particuliers (vegan par exemple), des jours de congés.

En second lieu, il faut agir avec précaution : bannir et ce, sans concession, toute expression religieuse en entreprise, sans prendre en compte l’essor d’une telle problématique et sans laisser une place au dialogue, cela risque de revenir d’une autre manière, plus violente, avec un retour de bâton finalisé par un procès.

La situation religieuse peut poser des soucis de management, a l’image de la situation familiale d’un salarié, ou toute autre situation particulière. Par conséquent, comme un souci de management, sa résolution doit se faire via le dialogue, et il ne faut pas refuser d’en parler.

Le principe de neutralité peut être mis en place dans certaines situations :
- Lorsqu’il y a des nécessités qui découlent des activités de l’entreprise au regard du personnel (respect des règles sanitaires, d’hygiène ou de sécurité) et des tiers (contact permanent avec de jeunes enfants par exemple) ;
- Lorsqu’une pratique religieuse individuelle ou collective porte atteinte au respect des libertés et droits de chacun. On vise ici par exemple les atteintes au droit de croire ou de ne pas croire (des pratiques prosélytes ou des comportements pour faire pression sur d’autres salariés) ou l’égalité hommes/femmes.

IV) Une législation imparfaite

La loi a créer et poser le principe de neutralité, mais elle ne définit pas ce principe et ne le limite pas à la neutralité religieuse. On peut ainsi viser des convictions politiques ou philosophiques.

La Cour de cassation surtout avait mis en avant le fait que les restrictions à la liberté du salarié de manifester ses convictions religieuses devaient
- Être justifiées par la nature de la tâche à accomplir,
- Être proportionnées au but recherché
- Résulter d’une formulation suffisamment précise du règlement intérieur ou d’une note de service.

La loi El Khomri permet ainsi à ce qu’une entreprise, en évitant une potentielle discrimination, de porter atteinte à la vie privée des salariés, à la liberté d’expression invoquées par certains ainsi qu’à la liberté religieuse qui est une liberté fondamentale. Tout cela sera possible sous certaines conditions.

Un employeur peut alors invoquer, pour restreindre cette liberté, la notion de « nécessité du bon fonctionnement de l’entreprise ». Cette notion dispose d’une marge d’appréciation plus large qu’invoquer la nature de l’emploi et les tâches à effectuer. Malgré tout, l’employeur devra toujours justifier objectivement de telles restriction.

La loi ne modifie donc pas les règles déjà existantes et résultant de la jurisprudence, elle les consolide.

Naouzad Jasim, étudiant en gestion des ressources humaines
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Discussion en cours :

  • par Guylain Chevrier , Le 6 octobre 2020 à 14:57

    Votre fiche est bien trop imprécise et orientée dans le sens de la "liberté religieuse" ou "liberté d’expression" à laquelle vous l’assimilez. Le principe est celui de la non-discrimination dans le monde du travail qui ne vaut pas toute liberté en matière d’expression des convictions fussent-elles religieuses . Cette invitation que vous faites à négocier au regard des revendications religieuses des salariés, joue ici comme une intimidation, bien à l’image des cabinets juridiques qui préfèrent le moins disant à un vrai conseil solide et soutenant aux entreprises qui rencontrent des difficultés face au affirmations identitaires des uns et des autres. C’est cela qu’elles recherchent avant tout, particulièrement dans le secteur des relations avec la clientèle, certains débordements pouvant être préjudiciables pour le but commercial de l’entreprise. La décision de la CJUE est sans ambiguïté si on en suit les recommandations ainsi que celles de la Cour de cassation qui en a complété les exigences d’application, sur la cohérence de l’action menée. Vous oubliez allègrement l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE qui est le point d’appui de cette évolution, la liberté économique de l’entreprise qui surpasse les autres exigences, dont religieuse. Fond de la décision de la CJUE.
    Article 16 : Liberté d’entreprise. La liberté d’entreprise est reconnue conformément au droit communautaire et aux législations et pratiques nationales.
    Guylain Chevrier, enseignant en droit et conseil.

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