La réparation du préjudice écologique : réflexion sur la personnification de l’être naturel en droit civil.

Par Brahim Lafoui, Étudiant.

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Explorer : # préjudice écologique # personnalité juridique # responsabilité civile # protection de l'environnement

Face à l’urgence climatique et à la nécessité de préservation de l’écosystème, des initiatives politiques voient le jour en vue de parvenir aux objectifs poursuivis par le développement durable.
Entre autres, par la loi du 8 août 2016, le législateur a consacré dans le Code civil le principe de responsabilité de l’auteur d’un fait ayant causé un préjudice à son écosystème.
Cette intervention légale traitant d’un régime inédit de responsabilité civile est alors prétexte à une réflexion portant sur la considération de l’être naturel en tant que véritable sujet de droit, avec toutes les implications que cela suppose.

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Le Chapitre 3 du Sous-Titre II dédié à la responsabilité extracontractuelle consacre le régime applicable au fait d’une personne qui aurait eu pour effet de porter « une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement » [1].
Il est nécessaire d’envisager ici la responsabilité pour le fait générateur d’un préjudice à l’encontre de l’être naturel (entendu ici de manière assez large).
Classiquement, les atteintes environnementales sont encadrées par le droit public pour les questions relevant du domaine public, et par le droit pénal pour les aspects répressifs.

La création d’un tel régime de responsabilité en droit civil est alors inédite en ce sens que la responsabilité de droit commun s’envisage classiquement comme la capacité d’un individu à répondre de ses actes envers une victime elle-même envisagée comme un sujet de droit. De ce fait, ces dispositions donnent ici à l’être naturel (qui est victime) une consistance personnelle en la faisant apparaître comme partie à l’opération délictuelle.

Ceci permet ainsi d’examiner jusqu’où on peut parler de personnification de l’être naturel, et de s’interroger sur l’intérêt et la pertinence de le considérer comme un véritable sujet de droit ; notamment à l’heure de la lutte contre le réchauffement climatique et pour la préservation de notre écosystème. Autrement dit, la protection de la faune et la flore serait-elle plus effective si celles-ci sont fictivement envisagées comme des êtres naturels dotés de la personnalité juridique, au même titre que des personnes physiques ou morales ?

L’enjeu de la reconnaissance de l’être naturel comme sujet de droit.

Notre système juridique confère des droits et impose des obligations à une personne jouissant de la personnalité juridique ; et de ce fait, seuls ceux-ci sont en mesure d’agir et d’être protégés par le droit. Une personne juridique est celle qui peut opposer à autrui des droits, et en imposer le respect. Or, sans personnalité juridique, l’être naturel n’est pas perçu comme une entité mise en mesure d’obtenir une défense égale. En effet, tant que la loi garde le silence, il devient nécessaire qu’un régime légal institue la possibilité pour elle d’être représentée dans le cadre d’une instance. De la même manière, la défense de droits suppose encore que la loi lui en ait expressément conférés.
Enfin, contrairement à la personne physique, l’environnement demeure réduit à une conception presque exclusivement patrimoniale, et reste donc aux yeux du droit, un objet d’appropriation et d’exploitation. C’est pourquoi considérer l’être naturel comme un sujet disposant de la personnalité juridique semble être à première vue une solution séduisante pour lui garantir une meilleure protection par le système juridique.

De surcroît, l’idée de donner à l’être naturel la consistance d’un sujet de droit est d’emblée suggérée par la manière dont le régime de réparation du préjudice écologique est présenté par le législateur. En effet, il envisage l’environnement comme la victime du préjudice, et lui donne la possibilité d’être représenté pour la défense de ses intérêts par ceux institués par la loi comme apte à le représenter. De cette perception, il apparaît que le texte augure une personnification de l’être naturel, en lui reconnaissant une capacité de jouissance d’une part, et une capacité d’exercice d’autre part.

L’être naturel, nouveau citoyen titulaire de droits ?

Sur le plan substantiel, ce nouveau régime spécifique de responsabilité utilise le terme de « préjudice », et évoque l’être naturel comme en étant la victime. L’article 1247 du Code civil définit à cet égard le préjudice subi comme consistant en une atteinte à ses éléments constitutifs. L’article 1249 évoque même les modalités de sa réparation en préférant comme en droit commun un retour au statu quo : la réparation se fait en nature, ou, à défaut, par équivalent. Sur le plan théorique, il n’est pas totalement absurde de reconnaître à l’être naturel une forme de droit au respect de son intégrité physique. A partir de ce postulat, toute atteinte à son intégrité donnerait lieu à une créance délictuelle à son bénéfice qui naîtrait du dommage qu’il aura personnellement subi. De ce fait, il serait logique d’en induire également l’existence d’un patrimoine au même titre qu’une personne physique ou morale. Celui-ci consisterait au moins en l’existence d’un actif, qui inclurait ses éléments tangibles (les éléments matériels constituant l’être naturel) et les créances extracontractuelles qui le grèveraient.

Le principal avantage de ce postulat est de reconnaître à l’être naturel des prérogatives substantielles minimales au même titre qu’une personne physique, notamment celle tenant au respect de son intégrité. Le législateur permet alors à l’être naturel de se plaindre d’une atteinte dont il a pu souffrir au titre d’une forme particulière de « préjudice personnel », et ainsi, de faire valoir un droit de créance à l’encontre de l’auteur du fait générateur. Dès lors qu’il lui a été reconnu un droit personnel, le législateur lui a également permis de s’en prévaloir sur la scène judiciaire.

L’être naturel, nouvel acteur sur la scène judiciaire ?

Sur le plan procédural, le texte envisage l’être naturel comme étant fondé à agir pour le respect de son intégrité, et donc à lutter contre toute forme d’atteinte devant les juridictions civiles. En effet, le choix de la représentation de la nature par les personnes limitativement désignées par l’article 1248 [2] permet de l’inclure dans le lien d’instance, jusque-là réservé à ceux ayant la capacité d’exercice.
En conséquence, l’article 1246 vient ouvrir la voie judiciaire à l’être naturel, même si l’initiative de l’action est restreinte à une liste limitative d’acteurs ayant qualité à agir.

Certes, l’être naturel n’a pas le pouvoir d’agir lui-même en ce qu’il n’est pas matériellement en mesure d’initier une action en justice (pour des raisons évidentes). Cependant, le texte fait mention d’un mécanisme de représentation lui permettant d’être dans une certaine mesure partie à l’instance grâce à un représentant présumé sensible aux questions environnementales (et donc légitime à intervenir). Le législateur aurait alors créé une forme de capacité d’ester en justice au profit de l’être naturel, qui ne pourrait saisir le juge que par le biais d’une représentation ad agendum.

L’avantage procédural évident est celui de la défense des intérêts de l’être naturel, à qui la loi offre la possibilité de saisir les juridictions civiles par l’intermédiaire des personnes désignées par le texte. Ainsi, l’être naturel n’a pas simplement que des droits : il peut aussi en demander le respect judiciairement. Le législateur ouvre donc la voie à une justice environnementale par le biais de la responsabilité civile. Il s’attache en effet à la conception classique de cette institution juridique, en déclarant responsable l’auteur d’un fait ayant causé un préjudice à l’être naturel victime, pour permettre à ce dernier d’agir en réparation (sous réserve d’être représenté) devant un juge.

La personnification de l’être naturel : une portée juridique encore théorique.

De cette capacité de jouissance et d’exercice ressort une forme particulière de personnification de l’être naturel, qui serait dans une certaine mesure titulaire de droits substantiels (notamment celui du droit au respect de son intégrité), et de droits procéduraux lui permettant de les faire reconnaître. Cependant, il apparaît dès lors manifeste que la personnification de l’être naturel demeure pour l’instant une réflexion purement conceptuelle en raison des difficultés matérielles évidentes. Bien que le texte permette de percevoir l’être naturel comme une entité, il en demeure que l’idée de considérer l’être naturel comme un véritable sujet de droit se confronte aux limites du droit des personnes.
Avant toute chose, la personnalité ne peut être conférée qu’à une entité suffisamment identifiée. Il est évidemment admis qu’une personne ne peut être considérée comme telle que s’il est possible de la distinguer des autres, de la dénommer et de la localiser géographiquement.
Or, qu’est-ce qu’un être naturel ?

Le texte emploie des termes très généraux comme « l’environnement », « l’écosystème », qui ne donne aucune indication quant au degré d’interprétation permis. En effet, une interprétation large autoriserait à considérer la faune et la flore sans qu’il n’y ait lieu de faire une quelconque distinction. De la même manière, une interprétation stricte s’attacherait à ce que désigne techniquement l’environnement ou l’écosystème, avec le risque d’exclure plusieurs espèces de ce champ d’application. Cette largesse d’interprétation entre ainsi en contradiction avec la nécessité de précision que requiert la personnalité juridique.
Par ailleurs, alors que l’existence d’un actif au profit de l’être naturel semble admissible, il reste encore difficile d’imaginer l’existence d’un passif dont il serait tenu à l’égard d’autrui. En effet, il n’est pas concevable que l’être naturel puisse engager un quelconque patrimoine, volontairement par un acte juridique, ou involontairement par un fait juridique. Or, le patrimoine de tout sujet de droit se présente nécessairement sous la forme d’un bilan entre un actif et un passif. De surcroît, il parait évident que l’affectation d’un passif contredirait très largement les objectifs de préservation des ressources naturelles et de limitation de leur exploitation. Admettre que l’être naturel soit tenu de dettes envers l’humain constituerait une incohérence manifeste avec l’objectif initial.

Ces deux principales limites amènent à conclure modestement quant à la pertinence de la personnification de l’être naturel. Il est incontestable que la justice climatique et la préservation de l’environnement nécessitent la mise en œuvre d’un régime de protection au bénéfice de l’être naturel, qui doit trouver dans le droit les armes suffisantes pour surmonter les atteintes qui lui seraient faites.
Néanmoins, il est possible de suggérer que conférer à l’être naturel une personnalité juridique n’est pas chose évidente ; ou du moins chose nécessaire.
Ainsi, il serait de bonne politique juridique de persévérer davantage dans la reconnaissance de l’être naturel comme une entité ayant urgemment besoin de protection ; certes, en lui admettant un socle de prérogatives habituellement reconnue à une personne dotée de la personnalité juridique (représentation à l’instance, instauration de droits personnels), mais sans que celle-ci n’en devienne nécessairement une finalité.

Brahim LAFOUI
Étudiant en Master 2 de Droit des assurances,
Université Paris-Dauphine

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Notes de l'article:

[1Article 1247 du Code civil – Est réparable, dans les conditions prévues au présent titre, le préjudice écologique consistant en une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement.

[2Article 1248 du Code civil – L’action en réparation du préjudice écologique est ouverte à toute personne ayant qualité et intérêt à agir, telle que l’État, l’Agence française pour la biodiversité, les collectivités territoriales et leurs groupements dont le territoire est concerné, ainsi que les établissements publics et les associations agréées ou créées depuis au moins cinq ans à la date d’introduction de l’instance qui ont pour objet la protection de la nature et la défense de l’environnement.

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