Vers une mise en œuvre renforcée de la compensation : la Cour de cassation au secours des espèces protégées.

Par Ellena Brunetti, Avocat.

1975 lectures 1re Parution: Modifié: 4.6  /5

Explorer : # protection des espèces # compensation écologique # infraction environnementale # biodiversité

Par un arrêt rendu le 18 octobre 2022, la Cour de cassation s’est prononcée sur le champ d’application matériel de l’infraction d’atteinte aux espèces protégées prévue par l’article L.415-3 du code de l’environnement, tout en confirmant sa jurisprudence antérieure sur la caractérisation de l’élément moral.

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Pour mémoire, l’article L.411-1 du code de l’environnement traduit dans le paysage juridique français le principe de protection stricte des espèces consacré en droit de l’Union européenne par la Directive 92/43/CEE du Conseil, du 21 mai 1992 [1].

Cette protection stricte a pour corollaire l’interdiction de principe de certaines opérations – dont la destruction et la perturbation d’individus, et la destruction, l’altération ou la dégradation des « habitats d’espèces », en particulier les aires de repos ou sites de reproduction de ces espèces – sont par principe interdites lorsqu’elles concernent des espèces juridiquement qualifiées de protégées [2].

Néanmoins, afin de permettre la réalisation de certains projets, l’article L.411-2 du même code prévoit la possibilité de déroger par exception au caractère illégal de ces atteintes, en sollicitant auprès de l’autorité administrative compétente (préfet de département ou Ministre de l’environnement selon les cas) une dérogation « espèces protégées » (ci-après « DEP »). La violation du principe de protection stricte peut engager la responsabilité aussi bien administrative que civile ou pénale du Maître d’ouvrage. Concernant ce dernier point, l’article L.415-3 du code de l’environnement prévoit le délit d’atteinte à la conservation d’espèces animales non domestiques, végétales non cultivées, et d’habitats naturels.

Alors qu’initialement, seules les atteintes commises en l’absence de toute dérogation étaient sanctionnées, sont désormais également concernées les atteintes résultant du non–respect des prescriptions de l’arrêté de dérogation, lorsque celui-ci existe [3].

Les faits de l’espèce étaient les suivants : une société avait pour projet la construction d’un gazoduc d’une longueur de plus de 300 kilomètres, nécessitant le défrichement de zones boisées pour sa réalisation. Les sites concernés par le projet étant susceptibles d’abriter des espèces protégées ou de constituer l’habitat potentiel de celles-ci, le Maître d’ouvrage avait ainsi pris soin de solliciter au préalable une DEP. L’autorité compétente avait alors adopté un arrêté formalisant cette dérogation. Toutefois, ce même arrêté contenait également, compte tenu de la nécessité d’observer l’objectif d’absence de perte nette voire de gain de biodiversité [4], des prescriptions prévoyant des mesures de compensation, devant être mis en œuvre par le Maître d’ouvrage à partir des mesures proposées par ce dernier dans son dossier de demande (à savoir, pour les petits mammifères, replanter des haies arborées, arbustives et buissonnantes et, pour les oiseaux, créer un stock de nouveaux arbres favorables à un habitat d’accueil). Or, celui-ci n’avait pas respecté les termes de l’arrêté, l’absence de mise en œuvre de ces mesures de compensation au terme du délai imparti ayant dès lors été constatée par les services de contrôle.

Par un arrêt rendu le 10 novembre 2021, la Cour d’appel de Dijon avait condamné la société et son dirigeant au titre de l’infraction prévue par l’article L.415-3 du code de l’environnement, qui avaient alors intenté un pourvoi donnant lieu à l’arrêt de la Cour de cassation du 18 octobre 2022 objet de la présente étude. Malgré la cassation partielle, limitée à la peine d’amende prononcée contre la société et à la mesure de remise en état ordonnée à son encontre, la Haute cour confirme la solution des juges de premier degré concernant la caractérisation de l’infraction prévue à l’article L.415-3 du code de l’environnement.

En effet, concernant tout d’abord la qualification de l’élément moral de cette infraction intentionnelle, elle réitère sa jurisprudence selon laquelle une faute d’imprudence ou négligence suffit à caractériser l’élément moral du délit [5]. Mais la portée de l’arrêt réside surtout dans les précisions apportées quant à la caractérisation de l’élément matériel du délit, la Cour n’ayant non pas eu à se prononcer sur la commission des atteintes en l’absence de toute dérogation [6], mais sur l’hypothèse où une dérogation a bel et bien été obtenue, mais n’a pas été respectée au stade de la mise en œuvre des mesures compensatoires.

Quant à la nature de l’acte susceptible de constituer l’élément matériel de l’infraction, les juges rejettent tout d’abord le moyen avancé par l’intimé, consistant à affirmer, sur le fondement du principe d’interprétation stricte de la loi pénale, que le délit d’atteinte à la conservation d’habitats naturels est une infraction de commission et non d’omission, l’absence de mise en œuvre des mesures de compensation prescrites par l’arrêté de dérogation ne pouvant être qualifiée d’acte de commission. Ainsi, la Cour de cassation retient la caractérisation de l’infraction prévue à l’article L.415-3 du code de l’environnement, au motif que celle-ci peut être consommé par la simple abstention de satisfaire auxdites prescriptions, soit en l’espèce de procéder au titre de la compensation à des plantations d’arbres.

En conclusion, dans le prolongement du renforcement des exigences règlementaires encadrant la compensation dans la mise en œuvre de la séquence ERC appliquée aux espèces protégées [7], l’arrêt ici commenté vient en partie sanctionner les insuffisances, constatées de manière récurrente par certains experts, dans la mise en œuvre des mesures de compensation. Ce faisant, il donne toute sa portée à l’extension du dispositif pénal à la situation où le Maître d’ouvrage est bien détenteur d’une dérogation espèces protégées, mais n’en respecte pas les prescriptions.

Cass. Crim., 18 octobre 2022, n° 21-86.965
L’arrêt, publié au Bulletin, peut-être consulté ici.

Ellena Brunetti, Avocat au Barreau de Paris

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[1Les oiseaux étant quant à eux concernés au titre de la Directive 79/409/CEE du Conseil du 2 avril 1979 concernant la conservation des oiseaux sauvages, des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages

[2Les espèces qualifiées de protégées sont listées par arrêtés ministériels correspondant à chaque groupe d’espèces, le degré de protection accordée à chaque groupe, et son extension aux habitats de ces espèces étant précisé au sein des prescriptions de chacun de ces arrêtés

[3Modification issue de l’article 10, B, 2° de l’ordonnance n° 2012-34 du 11 janvier 2012 portant simplification, réforme et harmonisation des dispositions de police administrative et de police judiciaire du code de l’environnement, qui prévoit « L’article L. 415-3 est ainsi modifié : a) Au premier alinéa du 1°, les mots : « ou des prescriptions » sont ajoutés après les mots : « des interdictions » et les mots : « ou les décisions individuelles » sont ajoutés après les mots : « les règlements » »

[4Pour rappel, cet objectif a été expressément consacré au sein du code de l’environnement par la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages (NOR : DEVL1400720L, publiée au JORF n°0184 du 9 août 2016, Texte n° 2), l’article L.110-1 du code de l’environnement relatif au principe d’action préventive et de correction, par priorité à la source, des atteintes à l’environnement prévoyant désormais que : « en utilisant les meilleures techniques disponibles à un coût économiquement acceptable. Ce principe implique d’éviter les atteintes à la biodiversité et aux services qu’elle fournit ; à défaut, d’en réduire la portée ; enfin, en dernier lieu, de compenser les atteintes qui n’ont pu être évitées ni réduites, en tenant compte des espèces, des habitats naturels et des fonctions écologiques affectées ; Ce principe doit viser un objectif d’absence de perte nette de biodiversité, voire tendre vers un gain de biodiversité »

[5Cass. crim., 1er juin 2010, n° 09-87.159, Marqueze René

[6Le juge ayant déjà eu l’occasion de se prononcer sur la question, voir par exemple TGI Nice, ord., 23 nov. 2010, ou pour une illustration plus récente, CAA Versailles, 2 mars 2021, nº 19/05299

[7Opérée en particulier par la Loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, à travers la codification de certains principes déjà affirmés dans la doctrine règlementaire, et les lignes directrices qui viennent la préciser, qui pour rappel, n’ont pas de valeur règlementaire

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