Pour bien saisir la portée de la décision rendue par les Sages du Palais royal (et qui sera mentionnée aux Tables), il convient préalablement de s’arrêter un court instant sur la procédure.
Bien utilisé, le référé précontractuel peut s’avérer une arme redoutable (mais à double tranchant) aux mains des entreprises dans la mesure où il laisse augurer de l’annulation de la procédure de commande publique mise en œuvre par l’autorité concernée. La saisine du juge suspend quoiqu’il en soit la signature du contrat.
Le référé est ouvert à toutes les personnes qui ont un intérêt à conclure le contrat et qui sont « susceptibles d’être lésées par le manquement invoqué » (article L. 551-10 du Code de justice administrative), c’est-à-dire « en cas de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation par les pouvoirs adjudicateurs de contrats administratifs ayant pour objet l’exécution de travaux, la livraison de fournitures ou la prestation de services, avec une contrepartie économique constituée par un prix ou un droit d’exploitation, ou la délégation d’un service public » (article L. 551-1).
Dans un arrêt de section demeuré fameux, le Conseil d’Etat a restreint la possibilité, pour le juge du référé précontractuel, de sanctionner systématiquement tous les manquements aux obligations de publicité et de mise en concurrence en soulignant que seuls pouvaient être sanctionnés les manquements lésant ou susceptibles de léser le requérant (CE, sect., 3 oct. 2008, n° 305420, Synd. mixte intercommunal réalisation et gestion élimination ordures ménagères secteur Est Sarthe c/ Sté Passenaud recyclage : JurisData n° 2008-074234 ; JCP A 2008, comm. 2262, note F. Linditch).
Cette décision, dont on a pu penser qu’elle fermait considérablement la porte du référé précontractuel, en appelait d’autres. Et, de fait, les jurisprudences se suivent. La Haute juridiction témoignait d’une logique similaire en décidant par exemple que l’admission d’une candidature ne présentant pas les capacités suffisantes, si elle constitue une irrégularité, ne vicie pas pour autant la procédure (CE, 24 oct. 2008, n° 300034, Synd. intercommunal eau et assainissement Mayotte : JurisData n° 2008-074356 ; JCP A 2008, comm. 2291, note F. Linditch).
En revanche, si le choix de la personne publique se porte sur un candidat irrégulièrement retenu, cette décision est susceptible de léser le candidat qui invoque ce manquement, sauf si sa propre candidature devait elle-même être écartée, ou si l’offre qu’il présentait ne pouvait qu’être éliminée comme inappropriée, irrégulière ou inacceptable. Le candidat est d’ailleurs susceptible d’être lésé et d’avoir intérêt à agir, alors même que son offre ne serait pas classée en seconde position (CE, 11 avr. 2012, n° 354652, Synd. Ody 1218 Newline du Lloyd’s de Londres : JurisData n° 2012-006979 ; Contrats-Marchés publ. 2012, comm. 198, note J-P. Pietri). Le Conseil d’Etat neutralise ainsi le critère du rang de classement et refuse d’évaluer les chances du candidat d’obtenir le contrat et de faire de cette prospective une condition de recevabilité de l’action contentieuse.
Notre affaire poursuit cette quête de précisions. En l’espèce, le département du Val-de-Marne avait lancé une procédure d’appel d’offres ouvert en vue de l’attribution d’un marché à bons de commande ayant pour objet les transferts et déménagements de mobiliers et matériels sur les sites et établissements départementaux du Val-de-Marne. A l’issue de la procédure, le pouvoir adjudicateur a retenu l’offre de la société Déménagements Le Gars - Hauts-de-Seine Déménagements.
Saisi par un concurrent malheureux, le juge des référés du tribunal administratif de Melun, a annulé la procédure de passation du marché par une ordonnance en date du 5 juin 2012, au motif que les informations figurant dans le dossier de candidature présenté par la société retenue étaient fausses et qu’en particulier, elle déclarait pour l’année 2010 un chiffre d’affaires de 3 770 700 euros, très supérieur à celui de 770 637 euros figurant dans son bilan et son compte de résultats et qu’en outre les informations relatives au montant des salaires et à la valeur des véhicules figurant dans ces documents étaient incompatibles avec les déclarations relatives à l’effectif salarié et au nombre de véhicules figurant dans son dossier de candidature. La société Déménagements Le Gars - Hauts-de-Seine Déménagements a formé un pourvoi contre cette décision.
Pour le Conseil d’Etat, « la prise en compte par le pouvoir adjudicateur de renseignements erronés relatifs aux capacités professionnelles, techniques et financières d’un candidat est susceptible de fausser l’appréciation portée sur les mérites de cette candidature au détriment des autres candidatures et ainsi de porter atteinte au principe d’égalité de traitement entre les candidats » et « de transparence des procédures ».
La fourniture d’informations financières erronées constitue donc un moyen propre à fonder un référé précontractuel au sens de l’article L. 551-1 du Code de justice administrative. Conformément aux principes précédemment dégagés, le Conseil d’Etat conditionne le succès du référé au fait que l’instruction ne révèle pas que la candidature du requérant devait elle-même être écartée, ou que l’offre qu’il présentait ne pouvait qu’être éliminée comme inappropriée, irrégulière ou inacceptable, sans égard pour son rang de classement.
Les pouvoirs adjudicateurs sont prévenus !
Jurisprudence citée
● CE, sect., 3 oct. 2008, n° 305420, Synd. mixte intercommunal réalisation et gestion élimination ordures ménagères secteur Est Sarthe c/ Sté Passenaud recyclage : JurisData n° 2008-074234
http://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriAdmin.do?idTexte=CETATEXT000019590160
● CE, 11 avr. 2012, n° 354652, Synd. Ody 1218 Newline du Lloyd’s de Londres : JurisData n° 2012-006979
http://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriAdmin.do?oldAction=rechJuriAdmin&idTexte=CETATEXT000025678457&fastReqId=605231891&fastPos=1